levana

L'orchestre du génome humain

© 2019 Antoine Danchin 唐善•安東 & BoOks, n°101  en octobre 2019

Une version très légèrement différente de cet article est parue dans BoOks, sous le titre « Races, pourquoi le débat est faussé ». Nous y proposons comme métaphore expliquant le lien entre génotype et phénotype l'image de l'orchestre et de la partition qu'il joue.

Nous rappelons aussi que nous savons, depuis Vicq d'Azyr, qu'il est possible de construire des classes bien formées dont tous les individus ne partagent pas toutes les propriétés, certains individus ne partageant même aucune propriété en commun avec d'autres membres de la même classe.

La science n'est apparue sous sa forme moderne qu'il y a 2 500 ans. Les conditions de sa naissance supposaient que l'animal humain organise ce qu'il pouvait reconnaître de son environnement. Il fallait classer les événements ou les objets en catégories reconnaissables pour ensuite étudier et comprendre les relations qu'ils entretenaient. C'est ainsi que les astronomes de l’Antiquité commencèrent par faire le catalogue des étoiles. Cela supposait associer leur position dans le ciel (encore noir en ce temps), leur éclat et leur densité locale. Parce qu’ils avaient remarqué la régularité de leur parcours dans le décours des saisons, ils découvrirent les étoiles mobiles, les planètes. La science commence ainsi avec le retour des choses. Plus tard, avec l'apparition de l'optique, il devint possible de caractériser beaucoup mieux les étoiles, par leur couleur et par leur forme en particulier (certaines sont des galaxies). Pour aller plus loin et rechercher les forces à l'œuvre dans l'organisation de l'Univers il devenait nécessaire de regrouper ces individus innombrables en classes bien définies. Et c'est là que commence la véritable cosmologie.

Classer pour comprendre

De même, les espèces vivantes, collectées et reconnues une à une, comme pour la botanique dans l'Histoire des Plantes de Théophraste (IVe siècle avant notre ère), n'ont commencé à prendre sens, à découvrir leurs parentés, qu'à partir du moment où elles ont été classées. Pour cela il convenait de repérer des caractères assez constants chez les individus d'un groupe de plantes semblables entre elles. On comprit très vite que la formation de classes dépendait du nombre de caractères utilisés pour décrire les éléments de la classe. Il est aisé de classer les individus d'une population à partir d'un seul caractère (par exemple, pour les petits pois, ceux à fleur blanche et ceux à fleur colorée). La situation se compliquait considérablement au fur et à mesure qu'on déterminait un plus grand nombre de caractères simultanément. Les méthodes de classification vont alors chercher à organiser les individus, étiquetés à partir d'un très grand nombre de caractères (aussi bien macroscopiques que microscopiques, si l'on a accès à des méthodes d'analyse suffisantes) en classes naturelles. Pour former une classe il convenait d'associer une mesure de distance, tenant en compte les différents caractères, entre les individus étudiés. C'est au cours de la deuxième moitié du XVIIIe siècle que la discussion scientifique se saisit de façon approfondie de cette question. Félix Vicq d'Azyr, précurseur de l'anatomie comparée et féru de physiologie animale, s'intéresse aux caractères propres de la classification, comme on le voit dans les articles qu'il signe dans La Grande Encyclopédie : « La seconde manière de disposer les plantes est appelée méthode par les botanistes. C'est un arrangement fondé sur le concours de plusieurs caractères pris dans les parties les plus essentielles des végétaux, à l'aide duquel on parvient à rapprocher ceux qui se ressemblent le plus; et à en construire ce qu'on appelle des familles naturelles. » (1) Ailleurs, il observe que pour former une classe naturelle il n'est pas du tout nécessaire que tous les individus de la classse possèdent l'ensemble des éléments utilisés pour la définir : « Une classe naturelle résulte de l’assemblage d’un certain nombre d’espèces qui se tiennent entre elles par un nombre de rapports plus grand qu’il n’en existe entre chacune d’elles et les espèces des autres classes. Pour qu’un individu puisse faire partie d’une autre classe, considérée sous ce point de vue, il n’est pas nécessaire qu’il en réunisse tous les caractères ; il suffit qu’il en offre le plus grand nombre ; d’où il résulte qu’il serait possible qu’une classe fût très-naturelle, et qu’il n’y eût pas un seul caractère commun à toutes les espèces qui la composent. » (2) Cette observation, peu intuitive pour ceux qui ne sont pas familiers avec les approches scientifiques, est au cœur de toutes les méthodes actuelles de classification.

Une fois les classes naturelles constituées on peut aller plus loin, en observant que des familles de caractères sont simultanément présentes ou simultanément absentes. On peut donc vouloir les regrouper, et voir comment former de nouvelles classes à partir de ce regroupement. C'est ainsi qu'a commencé la botanique, qu'on trouve illustrée sous cette forme primitive aujourd'hui dans la Grande Flore de Gaston Bonnier, présente dans l'héritage oublié de bien des familles françaises (3). Peu avant la réflexion de Vicq d'Azyr, Carl Linné avait eu l'intelligence de remarquer que les caractères les plus important pour conduire à une classification des êtres vivants étaient les caractères responsables de leur génération, leurs organes sexuels (étamines et pistil chez les plantes). Il apparaissait alors que les classes naturelles de plantes se distinguaient par un caractère original unique, la nécessité de leur interfécondité. On pouvait alors définir ce qu'on reconnaît aujourd'hui comme espèces. Ensuite le regroupement par proximité, en utilisant des caractères de plus en plus généraux, conduit à l'idée de genre (groupe cohérent d'espèces) puis de familles et de classes plus générales encore. Par exemple le petit pois fait partie de l'espèce sativum du genre Pisum (le nom d'espèce est en italique, mais lorsque le genre est seul, il n'est pas mis en italique) et de la famille des Légumineuses. C'est ainsi qu'ont été regroupées les plantes en classes de plus en plus générales, jusqu'à la séparation entre végétaux et animaux par exemple. On peut aussi opérer par une classification plus fine, et repérer des races au sein des espèces.

Utilité des classes

En dehors de la description scientifique, prélude à la recherche des causes de ce qui définit les êtres vivants, vient alors la question de l'« utilité » des classes naturelles, dans un monde progressivement dominé par une certaine idée du bien-être humain, fondée sur le plaisir ou la possession de biens variés. Or cette idée introduit dans les classifications un biais idéologique caché. Vues comme utiles, certaines espèces — végétales, animales ou même microbiennes— ont été domestiquées tout au long de l'histoire humaine. Au gré des lieux et des goûts des propriétaires, les individus d'une même espèce ont été sélectionnés pour manifester des caractères différents grâce au contrôle de leur reproduction, d'abord très aléatoire, puis de plus en plus précis au fur et à mesure que s'affinait la connaissance des mécanismes de l'hérédité. C'est ainsi qu'on peut choisir ses vaches pour leur lait ou pour leur viande. Des races bovines nombreuses bien caractérisées ont été créées puis maintenues au cours des siècles. Bien sûr, comme on reste au sein de la même espèce, les individus de race différente sont interféconds. Pour aller plus loin il convient de comprendre en quoi les individus d'une même espèce peuvent être différents, et ce que cela signifie de leur nature biologique et du devenir de leur descendance.

À la différence de bien des animaux (mais certainement pas de tous : pensons au rat, par exemple) l'homme est un animal exceptionnellement adaptable. On le remarque par la variété des lieux où il peut vivre, mais on oublie souvent que la raison la plus importante de cette adaptabilité, est son aptitude à résister aux maladies. Si nous vivons aujourd'hui c'est que nos ancêtres ont résisté à la variole, à la peste et plus récemment à la grippe. Vivre là où il fait chaud, sec, froid, humide nous fait côtoyer une infinie variété d'agents pathogènes, bactéries, virus, parasites..., qui diffèrent suivant les lieux. C'est, on le sait aujourd'hui, que l'évolution nous a armés d'un arsenal défensif extraordinaire. Cet arsenal repose, d'abord, sur le contrôle, à la surface de nos cellules, de ce qui les conduit à interagir avec ces pathogènes variés. La solution trouvée par la sélection naturelle est simple : les cellules des individus humains sont recouvertes à leur surface de structures extrêmement polymorphes, différentes d'un individu à l'autre. Si une personne est infectée par un dangereux pathogène, son voisin — y compris au sein de la même famille, souvent— ne le sera pas, tout simplement parce que ce pathogène ne pourra se coller à la surface de ses cellules. On pourrait penser qu'il aurait suffi de limiter les structures de surface à un ensemble non reconnu par les pathogènes, mais c'est oublier que ceux-ci ont une très nombreuse descendance et qu'ils évoluent. Permettre l'interaction avec l'une de ces structures est tellement avantageux qu'un jour où l'autre un descendant du pathogène l'aura découverte. La solution trouvée par l'évolution a donc été de multiplier les variants structuraux à la surface des cellules. Bien sûr, comme le nombre des pathogènes est illimité, le nombre des variants nécessaires pour éviter toute infection est lui-même sans limite. La solution a alors été de partager la résistance, en la répartissant chez un grand nombre d'individus. L'intérêt sélectif de ce polymorphisme, cruel pour celui qui sera contaminé, est extrêmement avantageux pour la population dans son ensemble : au cours d'une pandémie il y a toujours des personnes qui ne seront pas atteintes ou le seront de façon bénigne. Cette incompatibilité entre cellules n'est pas limitée aux agents pathogènes —l'évolution n'a pas d'objectif rationnel— elle l'est aussi entre les cellules de personnes différentes. Nous savons tous que ce problème de reconnaissance se pose lorsque nous devons subir une greffe d'organe ou de tissu : il faut trouver un donneur compatible. Ainsi, nous sommes tous différents. Est-ce important de le comprendre ? La question des greffes répond bien sûr par l'affirmative. Il est donc très utile de classer les êtres humains selon les caractères (hérités génétiquement, donc identifiables dans leur génome) de la surface de leurs cellules, caractérisées par leur « complexe majeur d'histocompatibilité », HLA (ἱστος veut dire tissu cellulaire en Grec, et HLA est en anglais "Human Leucocyte Antigen").

Un exemple extrême par sa simplicité illustre l'intérêt de cette classification en permettant la répartition des individus en deux classes. On a découvert il y a quelques années que les patients atteints de narcolepsie (endormissement involontaire spontané) étaient tombés malades après avoir attrapé une grippe sévère. La raison de cette association surprenante semble désormais comprise. Le virus de la grippe, mais pas n'importe lequel, le virus H1N1, est reconnu par certaines personnes, au travers d'un HLA particulier, représenté chez plus de 20% de la population européenne. Cette reconnaissance déclenche une réponse immune très efficace contre le virus en tuant les cellules infectées. Cette réponse apparaît après que des cellules « tueuses » spécialisées ont exposé à leur surface un marqueur de la surface virale. Hélas, ce marqueur est, accidentellement, identique à un neuropeptide (un médiateur cérébral de la transmission spécialisée de l'influx nerveux) dont le rôle est de contrôler le sommeil. Deux ganglions cérébraux symétriques sécrètent ce peptide, et ils sont alors identifiés et détruits par le système immunitaire de l'hôte ! Il convient donc d'avertir les personnes porteuses en cas d'épidémie H1N1, mais, malheureusement, on ne peut que leur conseiller d'éviter les contacts humains en cas d'épidémie, parce que la vaccination avec le virus entier —si elle est efficace— leur serait aujourd'hui interdite, puisque, exactement comme le fait le virus, elle déclencherait la maladie. Cette donnée est importante pour la politique de vaccination —il sera possible de faire un vaccin sans le peptide incriminé— car elle éviterait les accidents montés en épingle par les adversaires de la vaccination dont les effets bénéfiques sont pourtant massifs.

Il s'agit là d'un exemple très bien documenté d'un caractère génétique, réparti un peu partout dans le monde mais dont la fréquence varie suivant la géographie des populations, qu'il est certainement très intéressant de connaître.

Nous n'avons jusqu'ici analysé qu'une seule famille de caractères, notables par leur polymorphisme dans la population humaine. Cette famille conduit à la formation de classes naturelles, celles qui distinguent les individus selon leur HLA. Il y a plus de 20 000 gènes dans le génome humain, et des histoires de ce type pourraient être racontées pour chacun d'entre eux. Cependant leur polymorphisme est très variable. Certains gènes dont le produit est crucial varient très peu, et leurs variants sont à l'origine de ces « maladies génétique orphelines » qui font la Une des media de masse. Connaître leur répartition ainsi que celle de leurs nombreux variants dans les populations humaines est donc particulièrement important. Pour ce faire il faut associer à chaque individu un ensemble de caractères — un phénotype— et voir ensuite s'ils peuvent, et comment, se regrouper en classes naturelles. On voit poindre ici une nouvelle question hasardeuse, car elle peut abriter une idéologie cachée, celle qui décide des caractères à retenir pour ensuite opérer la classification. Du fait de notre nécessaire anthropocentrisme et des contraintes associées à notre culture, l'homme est sans doute un mauvais modèle pour raisonner à propos des méthodes de classification et de leurs conséquences. Cela n'est pas sans implication pour la génétique humaine par exemple car la bienséance peut opérer un choix dans les caractères, en favoriser certains, tout en interdisant de noter d'autres caractères. Je vais donc illustrer la méthode avec un animal domestique, la vache (Bos taurus).

Cet animal est familier de chacun d'entre nous. Cette familiarité vient de ce que nous reconnaissons cet animal par sa forme, ou son comportement. L'ensemble des caractères retenus forme son phénotype. Mais ce phénotype n'est pas limité. L'intérêt industriel retiendra : productivité de l'animal et qualité du lait, de la viande, mais aussi résistance aux maladies, durée de la gestation, nombre de grossesses et nombre de petits, longévité. Les agriculteurs familiers de ces animaux reconnaîtont aussi un caractère comme sa « beauté » (oui, une belle vache cela existe et cela reçoit des prix dans les concours agricoles), couleur de la robe, forme des cornes, poids, volume et température du rumen, comportement (solitaire, social, adapté à la traite automatique etc.) À ces caractères macroscopiques (visibles) s'ajouteront des caractères microscopiques, souvent invisibles, révélés de façon macroscopique au moment où apparaît une maladie par exemple, ou encore par l'analyse du sang de l'animal. On peut ainsi constituer une liste de centaines, voire de milliers de caractères phénotypiques et alors analyser la façon dont ils peuvent s'organiser en classes naturelles. Très vite on remarquera l'existence de nombreuses races bovines bien caractérisées (en France: Charolaise, Montbéliarde, Normande, Salers... ou l'omniprésente Prim'Holstein), et d'une multitude d'individus intermédiaires, résultant de l'hybridation entre individus de race différente. Jusqu'ici, rien de bien surprenant, sinon par le fait que ces races peuvent se dissoudre très rapidement dans un mélange plus ou moins homogène, indiquant que la frontière entre les races est nécessairement floue en raison de l'interfécondité au sein d'une même espèce.

C'est la génétique qui a permis d'aller plus loin, et de comprendre comment se constituaient ces races, et comment elles évoluent spontanément. En effet, les caractères phénotypiques définissant les races peuvent être associés à une connaissance nouvelle, celle de l'ADN des animaux, de leur génome, qui définit le programme génétique de leur construction, de leur survie, et de leur reproduction. Mieux, cette connaissance a permis de découvrir comment d'une génération à l'autre, ce programme s'altère accidentellement, faisant apparaître de nouveaux caractères (repérés essentiellement par l'apparition de traits négatifs, comme le syndrome CHARGE ou la très rare surdité profonde du syndrome de Tietz (Bourneuf et collègues, Rapid discovery of de novo deleterious mutations in cattle enhances the value of livestock as model species, 2017, Scientific Reports 7: 11466), analogues à ce que nous voyons dans les « maladies » génétiques humaines. Mais la connaissance la plus frappante issue du couplage entre la connaissance d'un phénotype complexe et d'un génotype a été que la situation où un gène est associé directement à un caractère spécifique est l'exception plutôt que la règle. En pratique, aucun gène ne fonctionne seul. Les produits dont il code la synthèse interagissent avec d'autres, codés par d'autres gènes. L'ensemble forme des édifices compliqués comme les rouages d'une horloge qui serait faite de matière molle, et qui nous animent.

Dans ce contexte il faut comprendre que le phénotype d'un organisme vivant est le résultat de 100% de contraintes dues à son génotype (innées), et de 100% de contraintes de l'environnement, alors que les lieux communs qui discutent de l'hérédité veulent séparer l'inné de l'acquis. L'inné ne s'oppose nullement à l'acquis, ce sont des catégories orthogonales entre elles. Une conséquence importante est qu'il n'est pas possible de créer une hiérarchie entre ces catégories, elles ne sont tout simplement pas comparables. Il peut y avoir un ordre dans les performances (qui sont le résultat d'un couple particulier inné / acquis), mais c'est tout. Et, en particulier, on peut avoir des performances identiques provenant de couples inné / acquis différents. Il s'en suit qu'un même phénotype peut être l'expression de deux génotypes différents. Et l'inverse est vrai aussi.

Orchestration du programme génétique

Pour aller plus loin, prenons une métaphore (partiellement inadéquate comme toutes les métaphores, mais cependant assez parlante), celle d'une œuvre musicale interprétée par un très grand orchestre. Lorsqu'on assiste au concert il va de soi que tout dépend à la fois de la partition et de l'orchestre. Le concert dépend à 100% de la partition et à 100% de l'orchestre. Par ailleurs, la partition ne donne pas seulement les notes, mais toutes sortes d'indications : le tempo général, l'état d'esprit de l'auteur, le moment où chaque musicien doit intervenir, etc. Et il va de soi que l'état psycho-physiologique des musiciens, leur style, etc. va influencer l'interprétation de l'œuvre. Il va de soi aussi que l'interprétation ne sera jamais sans quelques erreurs, fausses notes, erreurs dans les mesures, que le musicien saura, ou non, rattraper, ou qui seront rattrapées par ses collègues, etc. Chaque interprétation ainsi sera unique. Il peut aussi arriver que la partition ait été mal reliée, qu'il manque des pages, que certaines soient inversées, certaines soient floues ou tachées. Elle peut avoir été modifiée, corrigée, amendée. L'interprétation est aussi tributaire de l'époque où l'œuvre est jouée, etc. Il est facile de comprendre tout ce qui peut se passer. Il est dommage que cette façon de voir la relation entre l'inné et l'acquis, finalement assez compréhensible, ne soit pas plus répandue dans le public. Bien sûr, il peut y avoir une phrase musicale jouée par un seul instrumentiste, et où les erreurs de la partition ou de l'interprétation seront très visibles, mais dans le cas général le résultat provient de la combinaison du jeu de nombreux musiciens simultanément. Ainsi, le soliste malade conduira à une médiocre interprétation, et, de la même manière, si sa partition est mal imprimée, l'interprétation sera mauvaise, sauf si le musicien a une très bonne mémoire, par exemple. Mais le plus souvent, le résultat final sera la combinaison d'un grand nombre de défauts, dans le jeu des musiciens, ou dans ce qu'ils lisent. On voit là aisément une analogie avec les maladies génétiques monogéniques (premier cas) ou polygéniques (deuxième cas). Et cela y compris dans ce qu'on appelle la « pénétrance » et le « terrain », c'est à dire le résultat final d'une même anomalie génétique (cas de la partition floue ou absente, jouée par des musiciens différents, certains ne pouvant jouer que très près de la partition, alors que d'autres se souviennent de l'avoir jouée par le passé). Ce qu'il est important de comprendre est le dialogue entre l'interprétation (le phénotype) et le programme / partition (le génotype).

Voici une illustration concrète de ce dialogue, avec un papillon qui existait naguère en France, Araschnia levana. Il en existe deux formes, une forme printannière appelée la « Carte géographique fauve » et une forme estivale, la « Carte géographique brune ». Ces deux formes sont si différentes qu'on a longtemps cru qu'il s'agissait de deux espèces. En réalité il suffit d'élever les chenilles de ce papillon, au cours de plusieurs générations (à condition de respecter le cycle des saisons, température en particulier) pour voir qu'il s'agit d'une seule et même espèce ! On a là une démonstration particulièrement parlante du rôle de l'environnement dans l'expression du programme génétique. Si l'on maintient alors la reproduction en gardant seulement le cycle hivernal, on n'aura plus qu'une seule des deux formes (la forme printannière), et si l'on était parti de la forme estivale on aura l'impression qu'un caractère acquis est devenu héritable.

Classification et histoire évolutive

Nous avons vu l'intérêt de classer comme prélude à l'identification de relations causales, comme c'est le cas des maladies liées au polymorphisme humain. Un autre intérêt, bien sûr, serait de déterminer si un fonds génétique particulier peut être associé à des accidents médicamenteux, en particulier lorsqu'ils sont sérieux. Mais un lieu particulièrement signifiant de la classification est sa relation à l'histoire. Classer permet de proposer des arbres généalogiques. Le genre Homo, apparu à la suite d'un accident génétique qui a fusionné tête-bêche deux chromosomes que nous partageons avec nos cousins anthropomorphes, formant notre long chromosome 2, a conduit, en Afrique très probablement, à l'apparition d'Homo sapiens. Cet animal mobile et adaptable a sans doute envahi l'Europe à plusieurs reprises, où un autre hominien, Homo neanderthalensis —on ne connaît pas bien l'origine exacte de cette espèce humaine, car on trouve en Europe des squelettes d'hominiens plus primitifs— l'avait précédé. Et ces deux espèces se sont métissées. L'étude du génome humain nous a appris que les Néanderthaliens et l'homme moderne se sont croisés en Europe au moins deux fois au cours des 100 000 dernières années. Comme il s'agissait d'espèces différentes, la plus grande partie des segments d'ADN néanderthalien introduit chez l'homme moderne a été rapidement éliminée dans la descendance des individus hybrides. En revanche, certaines séquences hybridées dans le génome sapiens ont été conservées, et si l'on met bout à bout l'ensemble des fragments néanderthaliens trouvés dans les génomes européens, on peut reconstituer presque la moitié du génome néanderthalien ancestral. Venu d'Afrique, et mal adapté aux virus de l'Europe, au contraire des Néanderthaliens qui étaient là depuis longtemps, l’homme moderne gagnait alors un certain nombre de gènes adaptatifs grâce à ce métissage offrant à sa descendance une résistance accrue à ces virus. Nous trouvons ici que les segments les plus longs, et le plus fréquemment rencontrés de l'ascendance néanderthalienne chez l'homme moderne, sont très probablement adaptatifs. Ils sont en effet enrichis en protéines qui interagissent avec les virus. Les régions qui codent des facteurs reconnaissant spécifiquement les virus à ARN —comme le virus de la grippe— sont plus susceptibles d'appartenir à des segments d'ascendance néanderthalienne chez les Européens modernes. L'interprétation de ces résultats montre que les segments conservés d'ascendance néanderthalienne peuvent être utilisés pour détecter des épidémies anciennes. Une histoire semblable se déroule aussi plus à l'Est avec un ou probablement plusieurs événements de métissage mettant en jeu un autre hominien, l'homme de Denisova. Et là encore apparaît un avantage sélectif relevant du métissage, peut-être parce que l'ancêtre Denisova avait vécu en altitude : les Tibétains ont ainsi acquis un gène qui leur permet de vivre en haute altitude sans souffrir des problèmes sanguins rencontrés par les hommes modernes vivant en plaine.

La formation de classes naturelles permet de reconnaître ces événements et d'en comprendre la chronologie. Elle explique aussi la différente susceptibilité aux maladies des différents groupes humains. Et aujourd'hui on peut reconnaître quatre grandes classes naturelles pour l'homme moderne (et cette classification s'affinera au cours du temps). Une première dichotomie distingue un groupe fait des Européens de l'Ouest, Asiatiques et Océaniens, tous porteurs d'un pourcentage significatif de génome d'hominiens autres qu'Homo sapiens et un groupe fait des habitants de l'Afrique subsaharienne (dont le polymorphisme, par ailleurs, et particulièrement large parce qu'ils ont habité ce continent beaucoup plus longtemps que les Européens, les Asiatiques et les Océaniens). Le premier groupe se scinde à son tour en au moins trois, en fonction de la quantité de génome d'hommes de Denisova dans leur propre génome, avec le groupe des Océaniens particulièrement riche en génome dénisovien. Bien sûr, comme nous l'avons vu plus haut à propos de la domestication, les frontières entre ces classes naturelles sont floues, et elles le seront de plus en plus en raison des grands déplacements de populations humaines que nous vivons aujourd'hui. On voit d'ailleurs dans certaines populations d'Afrique de l'Ouest qu'un peu de génome néanderthalien s'est introduit chez les personnes de certaines ethnies, et cela permet de suivre les migrations humaines au cours de l'histoire. Par ailleurs, au fur et à mesure que nous connaissons plus de génomes humains cette aventure migratoire vers le Nord et vers l'Est, commencée très tôt, probablement avec la migration de l'ancêtre des néanderthaliens, sera de mieux en mieux comprise.

S’il est vrai que les grandes étapes de la science ont souvent été précédées par la cartographie ou la classification, c’est que présidaient à ces activités une intention particulière, sous-tendue par un modèle du monde. C'est ainsi que le concept de race est né de l'exploitation de la domestication. Il s'agit d'un avatar des classifications, essentielles pour définir le concept d'espèce. Alors qu'il s'agit bien de déterminer des classes naturelles d'individus au sein d'une grande population, intention tout à fait bienvenue pour décider de politiques de santé ou comprendre l'histoire de l'espèce humaine, il s'est alors superposé l'idée de « pureté » de la race, puisque pour la domestication il était important (il est toujours important) d'éviter les mélanges. Il est amusant de remarquer à ce propos que s'il existe une race sapiens « pure », elle est évidemment africaine... De fait, alors que cette question du mélange n'est que d'une importance anecdotique quand il s'agit d'espèces animales ou végétales (on peut vouloir produire des mules à partir d'un cheval et d'une ânesse, et cela nécessitera toujours de procéder de la même manière, parce que les mules et mulets ne sont pas féconds, ce qui évite la question de la pureté de la descendance), le mélange est possible et même probable, et fécond, au sein d'une même espèce. Il s'en suit que des caractères phénotypiques particuliers, qui peuvent être valorisés pour une raison ou une autre, apparaîtront de plus en plus, et de façon apparemment aléatoire. Par ailleurs, certains caractères sont rapidement masqués par d'autres, ce sont les caractères dits « récessifs ». Or, de façon tout à fait classique la rareté est bien souvent considérée comme un valeur par l'homme. La rareté a un prix, ce qui fait disparaître, pour l'être humain, sa dignité, comme le remarquait Emmanuel Kant (Dans le règne des fins tout a un prix, ou une dignité). La génétique moderne, hélas, perpétue cette idéologie, car elle utilise le pseudo-concept de « purification » lorsque des gènes changent ou disparaissent à la suite de mutations ou lorsqu'un segment d'ADN étranger s'est introduit au sein d'un génome. De fait, ce dernier type de transfert « horizontal » — c'est-à -dire qui ne passe pas par la voie normale, « verticale », des parents à leurs descendants— résulte le plus souvent d'une hybridation chez les espèces multicellulaires. Mais l'incompatibilité qui apparaît alors entre produits de gènes voisins mais différents impose la gestion, dans la descendance, d'un ajustement ou d'un rééquilibrage qui sera réalisé par la perte complète des gènes étrangers. La disparition d'une grande partie du génome néanderthalien chez les Européens n'est pas une purification, mais simplement un effet différentiel sur la survie des individus qui possédent certains gènes, à l'avantage de ceux qui les ont perdus ou remplacés par une copie homologue provenant du génome d'Homo sapiens.

Ce qu'il convient de voir disparaître n'est nullement le concept de race, parfaitement clair et normalement inoffensif, mais celui qui lui est associé de « pureté ». Il conviendrait d'ailleurs de se débarrasser de bien d'autres concepts voisins, comme celui d'« altruisme » ou d'« égoïsme », attribués comme qualificatif de gènes qui n'ont certainement aucune conscience morale ! Aucun gène, bien sûr, n'est égoïste, aucun gène n'est pur. On peut associer à chaque gène une fonction —généralement plutôt une contribution à la mise en œuvre d'une fonction— dont le rôle dépendra fortement du contexte où elle est mise en œuvre. Avoir la peau noire lorsque le soleil domine contribuera à avoir une descendance viable dans ces conditions. Au contraire, ce sera un handicap aux hautes latitudes en raison d'un déficit en vitamine D, conduisant à un défaut d'ossification. La peau glabre protège de nombreux parasites, mais rend plus sensible au froid, etc. Le polymorphisme génétique humain est ce qui a permis à l'homme d'envahir la planète.


Notes

1. F. Vicq d'Azyr (1792) Grande Encyclopédie Médecine, vol 4
2. F. Vicq d'Azyr (1792) Grande Encyclopédie Système anatomique, vol 2
3. Publiée au début du XXe siècle, la Grande Flore a été rééditée chez Belin en 1990.