mongols
Les cruautés sont bien employées (...), lorsqu'on les commet toutes à la fois, pour le besoin de pourvoir à sa sûreté, lorsqu'on n'y persiste pas, et qu'on les fait tourner, autant qu'il est possible, à l'avantage des sujets. Elles sont mal employées, au contraire, lorsque, peu nombreuses dans le principe, elles se multiplient avec le temps au lieu de cesser.

Le Prince
Niccolò MACHIAVELLI


Autres thèmes

Ordre, désordre, cruauté

Antoine Danchin   唐善 • 安東 ( 老 唐 )

Survivre dans un avenir imprévisible : quelques conséquences malheureuses de la génération de la diversité, et la Civilisation comme remède

Conférence à l'Académie des Sciences Sociales Chinoise à Pékin (3-6 mars 2007)

Au cours d'une discussion avec l'Académie des Sciences Sociales Chinoise, on s'interroge sur la perpétuation des comportements cruels. Cela reprend une réflexion du généticien croate Miroslav Radman, qui s'est interrogé longuement sur la terreur dans les Balkans, en plein milieu de l'Europe contemporaine et se retrouve hélas illustré férocement par l'invasion de l'Ukraine par la Russie en 2022 et l'attaque d'Israël par le Hamas suivie par l'invasion de Gaza en 2023.

Planches (en anglais) de la conférence à pdf

Un contexte transculturel

C’est mon séjour en Chine au cours de l’échange d’étudiants organisé durant l’été 1965 à l’occasion de la création de la première ambassade de France en Chine par Charles de Gaulle, que j’ai pour la première fois compris ce qu’était d’être perçu par d’autres, et perçu de façon organisée au sein d’une pensée possédant sa rationalité propre. Étudiants occidentaux nous étions autres, et si nous étions traités comme des hôtes, donc protégés, nous étions aussi traités comme des « ennemis du peuple. » C’est quand, au travers d’une discussion avec un interprète un peu moins obtus que les autres, j’ai compris cela que j’ai immédiatement utilisé le petit texte de Mao Ze Dong qui traite contradictions au entre les amis et les ennemis du peuple, et qui prescrit les discours à tenir avec eux [1]. Pourquoi donc, ai-je demandé, suis-je automatiquement un ennemi du peuple ? Pourquoi pas un ami ? Et j’ai argumenté que ma position dans le monde, de jeune homme au seuil de construire sa vie à ce moment si difficile que Paul Nizan écrivait « J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie... » [2] me plaçait plutôt avec mes interrogations et mes conflits du sortir de l’adolescence, parmi les amis du peuple.

D’ailleurs, peu de temps auparavant, j’avais été très impliqué dans la lutte contre la guerre d’Algérie, et cela m’avait valu l’accident d’un pain d’explosif d’un kilogramme sur le cadre de la fenêtre de ma chambre, et d’y avoir échappé grâce à la mche d’amadou bricolée autour de l’amorce, mais entourée d’un papier portant le nom du destinataire, papier qui collecta tant d’humidité – c’était un jour de forte pluie – qu’il éteignit la mèche... J’avais passé beaucoup de temps dans les foyers de travailleurs algériens pour leur apprendre à lire et à écrire, et il n’était donc pas rationnel que je leur fusse hostile. Je ne pouvais pas aller me battre contre des gens à qui j’apprenais ce qui nous permettait de communiquer, et donc de nous comprendre. Dans une scène digne de Corneille quelques uns de mes élèves me disaient pourtant que j’avais tort, et que je devais respecter les ordres de mon pays... Ainsi, je pus exciper de mon expérience, et convaincre mon interlocuteur Chinois qu’il devait me tenir le discours adapté à celui des amis du peuple et non celui des ennemis du peuple : et c’est ce qui arriva, du moins au cours des discussions privées que nous pouvions avoir. C’est à partir de ce jour que je suis devenu systématiquement ouvert à la rationalité intime du regard de l’autre. Cette première expérience chinoise s’est ensuite poursuivie pour un temps beaucoup plus long, et dans une situation infiniment moins « protégée » que le voyage très entouré de jeunes normaliens, en Afrique de l’Ouest, où j’ai appris en profondeur ce qu’est l’humanité de l’Homme. C’est ainsi que je me suis trouvé prêt à participer, lorsque s’est présentée l’aventure, à l’expérience de Transcultura*.

Préambule

Nous devons parler d’Ordre et de Désordre. Mais avant de considérer quelques facettes du concept d’Ordre en biologie, il nous faut peut-être revenir sur l’idéologie profonde, notée en son temps par CP Snow, qui sépare la Science, résumée par la classification d’Auguste Comte qui organise le savoir de façon hiérarchique de la mathématique à la sociologie, en passant par la physique, la chimie et la biologie, de la Littérature et des Arts [3]. L’une des fonctions de Transcultura pourrait en effet être aussi de rétablir le pont nécessaire entre ces deux domaines essentiels du savoir. Il n’est pas bon de séparer la raison scientifique de la raison poétique. Au surplus, dans le domaine de la Science, ce que nous savons du vivant aujourd’hui exprime de nombreux retours en arrière, et de nombreux liens dans la classification hiérarchique comtienne. La biologie moléculaire a associé la biologie et la chimie, et la biologie structurale s’ancre dans la physique, mais c’est la génétique et le récent domaine qu’on appelle la génomique, qui fait le lien entre tous ces domaines du savoir, y compris la sociologie : la biologie — on aurait pu s’y attendre puisqu’elle est créée par des êtres vivants — est désormais universelle. Gardons tous ces liens à l’esprit pour ce qui suit.

On parle beaucoup d’ordre. C’est même un lieu commun des Cafés du Commerce. Et il est courant d’avoir recours à l’argument d’autorité de la physique (l’idée reçue — mais fausse, du moins lorsqu’on signifie par désordre autre chose que l’homogène — que l’entropie s’identifie au désordre le montre) pour parler d’ordre. Mais savons-nous bien ce que cela signifie ? Comment définir l’ordre ? Il n’y a pas d’ordre sans un observateur et un observé. Ou, plus exactement, même si l’on peut faire l’hypothèse — sans doute discutable — d’un ordre sous-jacent dans toutes choses, l’existence d’un ordre ne donne pas automatiquement les moyens de le découvrir. L’ordre est ce qu’on voit, ce qu’on peut illustrer aisément par des images visibles à ceux qui ne sont pas daltoniens, mais invisibles à un nombre important de membres de la population masculine. Or, l’expérience le prouve, nous sommes tous daltoniens pour quelque chose. Il y a en France — je ne connais pas cette proportion en Chine — près d’un homme sur dix qui ne perçoit pas au moins l’une des couleurs de base que voit la majorité des autres. Comment donc expliquer le rouge à un daltonien ? Ce n’est pas indifférent, car dans un environnement coloré, certains aspects ne seront tout simplement pas vus, et un ensemble de points pourra paraître totalement dépourvu d’ordre aux uns, alors que d’autres y verront très bien quelque chose. C’est ainsi que nous voyons noirs des oiseaux qui, eux, ne se voient pas ainsi mais reconnaissent des dessins qui les différencient entre eux.

La conclusion provisoire que je souhaite proposer à ce stade est simplement que pour extraire de l’ordre, il nous faut, nous mêmes, disposer d’un moyen de l’explorer, et par exemple de posséder une certaine diversité dans les récepteurs qui constituent notre mode de perception. L’ordre sera le résultat de la convolution d’une diversité (celle de l’observé) avec une autre (celle de l’observateur). Tout naturellement nous sommes donc amenés à nous interroger sur la génération de la diversité. Analysons brièvement comment se crée et se gère la diversité des organismes vivants.

La métaphore alphabétique de l’hérédité

Un détour important est nécessaire pour y parvenir. Ce détour prend en compte ce que nous comprenons aujourd’hui de ce qu’est la vie. Et nous découvrons déjà un premier problème de communication transculturel. Il est assez difficile de parler en Chine des processus qui président à la construction des organismes vivants, tout simplement parce que ces processus s’apparentent à la lecture et à la réécriture d’un texte écrit, mais écrit au moyen d’une écriture alphabétique. Il y a un aspect linguistique profond dans la génétique, et cet aspect prend en compte la suite ordonnée de symboles choisis dans un petit ensemble, à la manière des phonèmes ou des symboles de l’alphabet [4]. Curieusement, au fur et à mesure que se multiplient les découvertes en biologie l’idée que la transmission de l’hérédité passe par l’écriture et la réécriture d’un texte, au lieu d’être une image commode mais fort éloignée de la réalité, semble de plus en plus adéquate pour représenter ce qui se déroule réellement au sein de toute cellule vivante. Plus précisément, tout se passe comme si la construction des organismes vivants suivait le déroulement d’un algorithme très compliqué, hautement parallèle, mais très précis. De façon presque incroyable, cette analogie rapproche, au moins métaphoriquement, la biologie de l’arithmétique.L’analogie entre le calcul ou la Théorie des Nombres entiers et la Biologie est particulièrement profonde et féconde. Et ce n’est pas un hasard si le développement de la génétique, devenue la génomique, se fait exactement en parallèle avec le développement des ordinateurs. En bref, il n’est nullement absurde aujourd’hui de considérer que l’atome de la vie, la cellule, se comporte comme un ordinateur hautement parallèle. Mais cet ordinateur, à la différence des artefacts qui nous construisons, serait non seulement capable de construire des machines semblables à lui, mais aussi d’évoluer de façon continue. Nous n’aborderons pas ici les questions que cela pose ni les conjectures que cela ouvre, mais nous en resterons à l’étude de la façon dont se crée de l’ordre, au travers de la gestion du texte du programme génétique réécrit et transmis de chaque génération à la suivante [5].

Le parallèle entre la cellule (ou l’organisme) et l’ordinateur est saisissant. Pour l’essentiel, les ordinateurs sont des machines qui gèrent des suites de symboles séparables de la machine. On pourra remarquer ici que curieusement, alors que l’ordinateur était initialement conçu pour se comporter comme un substitut du cerveau, l’analogie dans ce cas est très difficile sinon impossible à poursuivre en profondeur, car il n’est pas possible de transporter ce qui est l’objet de la pensée d’un cerveau à un autre **. Le langage (et l’écriture de façon exemplaire), cependant, le réalise et ce devrait peut-être devenir la base d’une réflexion nouvelle sur le cerveau humain. Le programme génétique est, quant à lui, réellement transférable d’une cellule à une autre. C’est non seulement la base de la construction de ce que nous appelons les « Organismes Génétiquement Modifiés » (OGM), mais c’est aussi illustré par le fait que dans la plupart des organismes un grand nombre de gènes vient clairement d’ailleurs (transfert génétique horizontal) [6] ; c’est encore visible dans l’existence des virus (qui sont simplement des fragments de programme génétique : notons que la métaphore ici c’est retournée, puisqu’on parle de virus informatiques) ; et c’est enfin illustré par les expériences de clonage animal où l’on déplace le noyau d’une cellule vers une autre, préalablement énucléée. Le programme génétique, porté par la molécule d’ADN, suite ordonnée de quatre motifs chimiques, les nucléotides notés A, T, G et C, prescrit selon des règles qui sont de mieux en mieux connues, la synthèse d’une autre classe d’objets biologiques, les protéines. Ces dernières qui sont les agents actifs de la cellule, sont aussi, à l’instar de l’ADN, des enchaînements linéaires de motifs chimiques, mais cette fois de vingt types différents. Ainsi la machine qui déchiffre le programme génétique prescrit le passage d’un alphabet à quatre lettres vers un alphabet à vingt lettres, au moyen d’un chiffrage universel, le code génétique. Cette expression d’un algorithme au moyen d’une règle de codage a des conséquences remarquables en termes de manipulation de l’information et de création d’ordre. L’adéquation et la profondeur de la métaphore s’observe aisément en regardant travailler aujourd’hui les généticiens : avant de mettre en place une expérience à la paillasse d’un laboratoire ils travaillent sur des textes, qu’ils manipulent, analysent, transforment, exactement comme on le fait d’un texte alphabétique (il est même possible de signer un OGM de son nom !). J’ai développé ailleurs quelques unes des conséquences remarquables de cette analogie, et ne retiendrai ici que quelques éléments associés à un concept sous-jacent essentiel pour notre propos, le concept d’information [5].

Ordre et information

Nous en arrivons à la partie profonde de cette réflexion, qui va demander un petit effort d’abstraction. Mais n’est-ce pas cet effort qui est le signe, précisément, de la création d’ordre dans notre esprit et le signe de notre Humanité ? Le sens commun voit certainement un lien entre le concept d’ordre et celui d’information. Un ordre riche véhiculera une information riche. Mais le concept d’information est, comme celui d’ordre, un concept difficile. C’est un concept « prospectif » au sens de John Myhill, c’est à dire un concept qui se modifie à chaque échange entre individus, c’est un concept manipulé de façon récursive, à la différence des concepts « effectifs » qui sont instantanément communicables et compréhensibles [7].

Comment avoir une idée de l’ordre sous-jacent au programme génétique ? Il se trouve qu’une réflexion toujours active étudie l’information véhiculée par les suites de symboles, et cette réflexion est directement reliée à ce qui nous intéresse ici. Claude Shannon, qui étudiait la façon dont sont communiqués les messages télégraphiques a proposé un premier concept d’information, qui en réalité ne s’intéressait pas à la signification des messages, mais seulement à la façon dont on peut les communiquer d’un émetteur à un récepteur. C’est, curieusement, encore aujourd’hui la façon presque unique de considérer l’information d’un message : c’est en effet celle qui est importante pour vérifier qu’un canal de transmission, comme l’Internet, transmet fidèlement ce qui lui est envoyé sans s’occuper de son contenu [8]. Une fois encore, ce qui importe dans la vision de Shannon c’est la fidélité de la transmission, pas la signification de ce qui est contenu dans les messages ; c’est pourquoi la magie de l’Internet, fondée sur les concepts de Shannon, est dangereuse : elle est extrêmement fidèle, mais aussi fidèle au mensonge qu’à la vérité.

C’est en raison de cette absence de considération pour la signification que cette approche de 1948 fut réévaluée au début des années 1970 par plusieurs groupes de théoriciens : il y a certainement bien d’autres choses dans l’information que ce que Shannon en a isolé. L’information paraît, d’une certaine manière, s’opposer au hasard. L’idée sous-jacente était donc de découvrir si l’on pouvait définir une sorte de mesure du hasard qui s’y trouve pour étiqueter l’ordre au sein d’un texte. Si l’on considère une suite de symboles, quand pouvons-nous dire que cette suite est aléatoire ? Kolmogorov et d’autres ont proposé de relier cette suite à la façon dont elle pourrait être créée par un ordinateur au moyen d’un algorithme. Cette façon de poser la question de la nature de l’information permettait de s’interroger sur le concept de hasard et de le définir formellement. Quand dire qu’une suite de symboles est aléatoire ? Selon Kolmogorov la définition du hasard devient tout naturelle : une suite sera au hasard s’il n’est pas possible de trouver un programme plus court que la suite elle-même pour l’engendrer. Ainsi une suite répétée peut être engendrée par un programme court, qui envoie de façon bouclée à une imprimante ou à un écran le motif de la suite, et répète ce motif autant de fois qu’il le faudra, alors qu’il n’y a pas de moyen autre que de donner le texte de la suite en entier si elle est aléatoire. On appelle complexité algorithmique la longueur de ce programme. Une suite aléatoire est donc de grande complexité algorithmique, alors qu’une suite répétée est de faible complexité [5, 9]. À ce stade, il est amusant de remarquer que les programmes génétiques des organismes vivants sont placés, en apparence, des deux côtés de ce qui semble inintéressant. Le texte du génome des bactéries semble très aléatoire (forte complexité algorithmique, ce qui signifie désordre apparent), celui des organismes supérieurs très répété (faible complexité algorithmique, ordre apparent, mais très pauvre, parce que stéréotypé) ! Remarquons ici immédiatement que nous retrouvons l’image du daltonisme que nous avons considérée au début de cet exposé : la définition de l’ordre dépend de l’ordre présent dans le cerveau de l’observateur… Pas plus que l’information de Shannon, qui ne s’occupe pas du sens, l’information de Kolmogorov ne semble vraiment pertinente pour ce qui nous intéresse, l’ordre sous-jacent à la vie. La définition de l’information selon Kolmogorov propose un théorème d’existence — toute séquence a bien une complexité algorithmique — mais cette définition ne donne aucun moyen de la connaître... Et plus grave, ni le désordre apparent ni la régularité ne paraissent rendre compte de ce qui fait l’originalité de la vie.

Que faut-il de plus ? On voit bien que le nombre π, par exemple, est intéressant puisqu’il mesure l’incommensurabilité du lien qu’il y a entre le cercle et le carré : il exprime l’impossibilité de la quadrature du cercle. Or, la suite de ses décimales peut être obtenue par un programme court : il a donc une faible complexité algorithmique. Pourtant π est clairement beaucoup plus riche que la répétition d’une séquence aussi longue que le programme qui l’engendre. Or ces deux nombres auront la même complexité algorithmique. De même, une figure aussi évocatrice que celle du flocon de Koch, ou les beaux ensembles de Julia / Mandelbrodt sont engendrés par des programmes courts, et ont donc une faible complexité algorithmique. Il faut donc imaginer autre chose pour les caractériser. Dans tous ces exemples on remarque la présence d’une dimension temporelle : les décimales de π ne peuvent être prédites à l’avance, il faut dérouler le calcul pour les connaître et il est même en pratique impossible de connaître celles qui seraient très loin dans le calcul ! De même la figure du flocon de Koch devient de plus en plus élaborée au fur et à mesure de sa construction. En 1988, Charles Bennett propose d’appeler profondeur logique le temps nécessaire (en nombre d’étapes de calcul) pour atteindre la valeur de l’information d’un symbole particulier dans une suite (ou d’un pixel coloré dans une figure comme l’ensemble de Julia ou le flacon de Koch), obtenu par le déroulement d’un algorithme. Une séquence peut donc avoir une faible complexité algorithmique, mais une grande profondeur logique (par exemple la séquence des décimales de π, à partir de la nième décimale, n grand) [10].

Ces trois définitions de l’information, et donc de l’ordre dans les séquences de symboles, sont loin d’épuiser le sujet, mais elles donnent déjà une idée de l’extraordinaire richesse sous-jacente des séquences génomiques. Du fait de l’évolution qui a produit l’ADN, à partir de l’ADN, à partir de l’ADN…, elles sont nécessairement de grande profondeur logique. Contrairement à une idée reçue et systématiquement diffusée, il n’y a donc pas d’ADN « poubelle » (« junk DNA ») : tout élément du programme génétique est là à la suite d’une longue histoire, d’un long calcul et véhicule ainsi bien des contraintes subies par la vie au cours de l’évolution. L’ignorer revient à écarter l’importance de l’évolution pour expliquer l’adaptation particulière de l’organisme à un environnement donné, à un moment donné de l’histoire de la Terre. Mieux, les programmes récursifs comme le programme génétique ont des propriétés par construction inattendues : l’ADN évolue de telle façon qu’il produit nécessairement des objets dont le comportement ne peut se prédire.Les systèmes vivants sont les systèmes matériels qui ont « domestiqué » la récursivité pour survivre dans un avenir imprévisible. Par construction ils créent de l’ordre adapté au monde qui les contient, ils organisent leur position dans le monde. Cette survie a un coût : ne survivent que les organismes qui ne sont pas en totale inadéquation avec le monde qui les abrite. Mais cette survie a une conséquence remarquable : elle sculpte une image du monde à l’intérieur du programme qui engendre l’organisme. C’est cet ordre « historique » que veut représenter, au moins en partie, la profondeur logique. On voit à ce stade que la réflexion sur l’ordre et l’information est loin d’être épuisée, et qu’il y a de beaux jours à venir pour le développement de nouvelles théories de l’information, en particulier inspirées par la biologie.

Comment se fait la création de l’ordre biologique

Trois processus se combinent pour construire un individu. La phylogenèse est récapitulée dans la profondeur logique de son programme génétique : c’est l’histoire évolutive de l’espèce. L’ontogenèse permet la construction de l’individu adulte à partir d’un œuf : c’est l’histoire architecturale du développement de l’individu. À cela s’ajoute l’épigenèse, qui superpose les détails de l’interaction avec l’environnement à l’ontogenèse. Le développement épigénétique du cerveau joue ici un rôle essentiel chez l’homme, puisque c’est ainsi que nous apprenons les langues qui nous permettent de communiquer les uns avec les autres, et les règles qui constituent nos civilisations [11]. On pourra noter ici que, bien qu’héréditaires, les processus épigénétiques culturels sont particulièrement instables, puisque leur hérédité n’est pas génétique. On peut perdre le souvenir d’une langue, on peut oublier les règles d’une civilisation. Comme Homo sapiens var. Sapiens a tout au plus 200 000 ans, nous sommes encore à peu près identiques à ce que nous étions à l’époque de nos origines, et il suffit de presque rien pour retourner à cet état ancestral, en perdant tout ce que nous avons créé depuis lors. Ces trois processus s’organisent en entités distinctes, exprimant systématiquement une diversité qui est à la fois la conséquence de l’impossibilité de reproduire à l’identique, sans erreurs, les messages, et l’ouverture d’une possibilité d’adaptation à un avenir imprévisible.

C’est la diversité qui permet de trouver des solutions à des problèmes inattendus. Nous l’avons illustré dans le cas de la vision : ne pas voir les couleurs masque un ordre sous-jacent qu’il peut pourtant être utile de connaître. Mais la variété des perceptions suppose la variété des récepteurs de cette perception, et c’est une riche combinatoire de récepteurs qui permet l’affinage de la perception des couleurs, des sons ou des odeurs. Le traitement de cette combinatoire joue un rôle de premier plan dans la gestion de l’ordre sous-jacent, et il semble bien qu’une partie importante du cerveau des mammifères vient de la gestion d’un ensemble considérable de récepteurs des odeurs, permettant alors la construction d’un système de gestion de l’ordre qui dépasse très largement le contexte de leur perception [12]. Bien entendu la diversité peut se créer au sein même du génome, par la formation de nouveaux gènes, mais aussi au sein du groupe familial (diversité individuelle) et bien évidemment, et entre les groupes sociaux (diversité culturelle). La contribution relative de ces divers types de diversité à la survie dans un milieu très variable n’est pas connue. En particulier, si l’on comprend un peu le rôle de la diversité des espèces, celui de la diversité des civilisations n’est certainement pas bien évalué, ne serait-ce que parce que l’existence même des civilisations est très récente. La situation de crise à laquelle a à faire face le monde actuel pourrait bien être une épreuve qui, a posteriori, donnera, ou non, un rôle à cette diversité.

La perception des couleurs s’est faite lors de la duplication suivie par mutations successives d’un gène de récepteur des photons du domaine que nous appelons pour cette raison « visible », sans perte de la fonction du récepteur mais avec altération de la longueur d’onde à laquelle il est sensible. Ensuite, comme ces gènes ont une séquence voisine, il peuvent se recombiner les uns avec les autres, subir une conversion génique et ainsi perdre ou acquérir de nouvelles fonctions [12]. On remarque que ce phénomène d’évolution des gènes se retrouve aussi, très probablement, dans l’évolution des langues (par exemple dans la genèse des Créoles, du Frananglais au Cameroun, etc.).Mais quel est le devenir général de cette diversité ? Trois phénomènes majeurs sont constatés : un gène peut envahir tous les autres, et les remplacer : la diversité diminue au profit d’un gène particulier ; un processus de mixage (« melting pot ») très efficace peut en faire un mélange : c’est un nouveau gène qui apparaît, mais il ne permet qu’un seul type de perception ; enfin, la recombinaison sans mélange peut créer une mosaïque de gènes tous différents. Les deux premiers cas font perdre la diversité, le dernier l’accroît systématiquement. On comprend que même si la tendance naturelle conduit à l’homogénéisation (que ce soit par invasion ou par mélange) elle n’a pas de grandes chances de survie à long terme, car la perte de la diversité conduit à la perte de la perception de beaucoup d’ordres sous-jacents, et par conséquent ne permet pas au système ainsi dégénéré de prendre en compte les détails fins de la nature du monde dans lequel il vit. En voici un exemple simple : le dialogue prédateur-proie, qui sous-tend beaucoup de maladies, se résout par un évitement via la diversité. Une population homogène peut être (presque) entièrement éradiquée sous l’action d’un pathogène virulent : on l’a observé en France avec les huîtres plates (Ostrea edulis) ou avec la variété de poires Passe-Crassane, par exemple.

En raison de son avantage dans les conflits, on conçoit donc qu’au cours de l’évolution se créent des mécanismes de préservation de la diversité. Quels sont-ils ? Maintenir la diversité suppose la création de frontières. S’il est facile de l’affirmer, il ne s’agit pas là d’une question anecdotique ou banale, car trop de frontières conduirait à un trop petit ensemble dont la survie serait limitée par les fluctuations inhérentes à un petit effectif. Au contraire l’absence de frontières ramène au problème du caractère inadaptable de l’ordre homogène. Il faut donc un compromis entre la diversité de petits ensembles et l’homogénéité de grands ensembles. Et de toutes façons pour des raisons purement statistiques, au cours du temps, tout ce qui est de petit effectif aura tendance à disparaître, introduisant ainsi une tendance systématique vers la réduction de la diversité. Il faut donc un mécanisme continu de production de diversité. Pour la génétique par exemple, cela demande une mesure de ce qui est semblable et une mesure de ce qui est différent, et cela d’autant plus que, tant qu’il y a partage des gènes, l’espèce reste une, même si elle a des variations locales. L’évolution des langues, très probablement, suit les mêmes règles.

Quel processus permet de reconnaître cette différence ? Un détour nous permet de le comprendre. L’invasion systématique d’un génome par de l’ADN étranger serait, à la longue, délétère (il conduirait à l’expression de gènes sans relation avec le milieu où vit l’organisme et donc au détournement des ressources dont il a besoin pour survivre), il faut donc un moyen pour le reconnaître comme tel. Mais, par ailleurs, l’absence totale de variation ferait disparaître toute possibilité d’évolution, et surtout accumulerait les mutations délétères jusqu’à condamner l’espèce : il faut pouvoir revenir en arrière en retrouvant le texte ancien. Il faut donc à la fois que les textes des génomes puissent se comparer entre eux, et qu’ils puissent accepter une certaine dose de différence, mais pas trop. Cela pour survivre dans la longue durée. Comment se fait la comparaison entre deux espèces ? Le texte du génome est remarquable en ce sens qu’il est toujours transmis en même temps que sa copie conforme mais complémentaire (la double hélice de l’ADN), comme le négatif est complémentaire de la photographie. Et c’est par comparaison d’un texte et d’un négatif provenant d’un autre texte que se fait l’échange et l’acceptation ou le refus des gènes entre les organismes : on superpose les deux gènes voisins, et s’il y a peu de différences, l’échange est accepté et les différences sont corrigées ; si, au contraire, il y a trop de différences, l’échange est refusé. Il existe pour cela un système très compliqué de mesure de de la similitude entre les textes des gènes. Et c’est, dans une très grande mesure, ce système qui décide si deux individus appartiennent ou non, à la même espèce. Ce système, qui détecte et répare les mésappariements entre textes voisins mais différents, suffit en pratique à définir l’espèce. Il établit une barrière efficace entre les programmes génétiques d’espèces différentes en les empêchant de se recombiner entre elles, de se mélanger [13]. Bien des mécanismes de génération de la diversité existent : parce qu’il conduit à la dérive inévitable du texte initial quand il est recopié de génération en génération, en raison du mécanisme juste évoqué, l’isolement géographique suffit, après un nombre suffisant de générations, à faire diverger les espèces, qui se reconnaissent comme différentes et ne sont plus alors interfécondes. De même pour les langues, après un temps suffisant elles deviennent incompréhensibles pour ceux qui n’ont pas suivi leur évolution (dans ce cas le filtre est d’abord phonétique).

Parmi les générateurs de frontières, il existe un mécanisme particulier qui permet de les de maintenir même lorsque la géographie ne le permet pas : la répulsion. C’est ainsi que bien des animaux ont une mauvaise odeur, ou un mauvais goût. Cela ne sert pas seulement à éloigner les prédateurs, mais aussi à éloigner les cousins… Il est aisé d’imaginer la transposition de ces créations de frontières dans les civilisations et leurs échanges. Et, comme l’a remarqué le spécialiste mondialement reconnu de la génétique du système de réparation des mésappariements dans les génomes, le Croate Miroslav Radman, il existe un comportement répulsif spécifique à l’Homme, et qui concerne des individus extrêmement proches génétiquement : la mise en œuvre de massacres et de comportements particulièrement cruels dans les contacts intercommunautaires [14]. Ce qui est le plus remarquable dans ces comportements en apparence inhumains, c’est que presque tous les individus de la population sont concernés. Les personnes qui participent aux génocides sont pour beaucoup des gens ordinaires, pauvres ou riches, éduqués ou ignares. Au surplus, les plus sanglants conflits d’aujourd’hui, les plus horribles, n’ont pas lieu entre des gens éloignés, mais entre des êtres humains bien proches. La première guerre mondiale en a été une illustration terrifiante. La seconde la confirme, en en augmentant l’horreur par le massacre systématisé. Le génocide au Ruanda nous est historiquement très proche, et que dire de la situation dans les Balkans ? Quelle est la réelle différence entre Israéliens et Palestiniens (même leurs textes sacrés les disent frères) ? Et la liste pourrait hélas se prolonger. Aussi insupportable que cela puisse paraître, il s’agit donc d’un phénomène non pas exceptionnel, mais plutôt banal, comme s’il faisait intrinsèquement partie de la nature humaine.

Miroslav Radman propose une explication difficile à admettre, mais plausible, à ces faits en apparence délirants. L’évolution des espèces se fait au travers de la création d’un isolement génétique fort. Son hypothèse est que l’évolution des civilisations doit suivre le même chemin. Or la diversification ne peut venir que d’un ancêtre commun. Elle doit donc apparaître d’abord au sein de la même famille, chez des personnes qui sont en fait très proches. La cruauté est clairement extrêmement répulsive, car non seulement elle empêche les contacts, mais elle est transmise par la mémoire : qui voudra épouser l’assassin de son père ? Qui ne voudra, par des coutumes différentes, s’en démarquer. L’histoire de la communauté Juive en Europe Centrale donne un exemple terrible de ce processus, qui s’est reproduit ailleurs, hélas. Nous devons donc craindre de ne pouvoir échapper facilement à cette malédiction de la cruauté : c’est que, si elle est monstrueuse, elle a pour avantage de maintenir la diversité et que la diversité permet aux groupes humains de se développer dans un environnement qui pose sans cesse de nouveaux défis [14].

Une note d’espoir : le cousinage à plaisanteries

Lorsque nous avons discuté de ces observations et du rôle possible de la violence extrême, il m’est apparu qu’il fallait se demander s’il n’existait pas de solution alternatives à la cruauté. Après tout, si la Théorie des Jeux a d’abord développé des modèles sur la loi du talion, et qu’elle pensait que c’était un fondement inévitable du succès, elle s’est rapidement rendu compte qu’il y a une infinité de stratégies gagnantes, beaucoup moins primaires que la loi du plus fort ou du tireur le plus rapide : même la coopération peut être gagnante et gagnante contre la force brute. Et il existe des formes extraordinairement élaborées de coopération. Ne pouvons nous trouver, dans les civilisations humaines, quelque notes d’espoir ? En voici une, inspirée par l’Afrique de l’Ouest. On y trouve en effet, dans bien des lieux, une façon de maintenir la diversité, de séparer les groupes, sans violence autre que verbale, au moyen de la plaisanterie. C’est une pratique courante de recevoir ses « cousins » avec des insultes codifiées, faites précisément pour marquer les différences, augmenter le ridicule de l’autre, et à la fois s’en séparer et interagir avec lui. Nommer le barbare, ou celui qui se comporte d’une façon inconcevable, est un moyen efficace de faire en sorte, précisément, que d’autres façons que les miennes co-existent avec moi [15]. Nous ne devrions donc pas censurer la moquerie, la caricature, mais plutôt tenter de la maintenir toujours dans un contexte exempt de violence. À trop vouloir dire que nous sommes tous les mêmes nous risquons de finir par tomber dans l’extrême barbarie !

Questions

Le mélange existe partout, et il est à la base de bien des caractères des civilisations, comment concilier mélange et diversité ?

Le mélange est en effet l’un des moyens importants de la génération de la diversité. La recombinaison entre les gènes est une forme de mélange. Mais le système de détection des mésappariements permet en fait d’en limiter l’ampleur : il y a une limite au mélange tolérable dans une espèce donnée. La frontière n’est pas déterminée de façon absolument rigoureuse, il existe une petite zone indécidable, ou le mélange est encore possible, mais elle est cependant très nette. C’est ainsi que le croisement entre cheval et âne est possible, mais pas fécond ensuite. Un deuxième aspect de la génération de la diversité est le transfert horizontal des gènes : chez beaucoup de bactéries un cinquième du génome au moins vient d’ailleurs. Mais, là encore, il existe un mécanisme de rejet, qui permet de ne retenir que ce qui n’est pas nuisible à long terme à l’espèce. Il faut noter cependant qu’il n’est pas possible de savoir d’avance ce qui sera utile — et retenu — et ce qui ne le sera pas. Le destin de la vie est Shakespearien : être, ou ne pas être. On ne sait qu’a posteriori ce qui est, et donc ce qui devait être, mais personne ne peut le deviner a priori. La diversité résulte donc à la fois des erreurs de réécriture (les mutations) et d’une proportion importante de mélanges (recombinaison, conversion génique…), mais il existe des barrières internes qui limitent l’ampleur des mélanges retenus pour survivre et se propager. La difficulté principale va résider dans la taille des populations distinctes, il doit exister un compromis entre la création de diversité, et la disparition des ensembles quand ils sont petits. C’est un objet de recherche d’un grand intérêt. L’amalgame syncrétique systématique est évidemment un risque important car il est probable, si l’hypothèse de Radman est retenue, qu’il va engendrer des comportements d’une violence extrême dont la fin ultime est la recréation de diversité.

Richard Dawkins a proposé que des éléments culturels bien définis, les memes, se propagent au travers des civilisations et les envahissent, comment concilier cette vue avec la génération de la diversité ?

Cette question se relie à la précédente, et à celle du transfert horizontal des gènes. Le phénomène est en effet universel. Cependant l’idéologie sous-jacente  véhiculée par Dawkins, celle de l’égoïsme et de l’altruisme comme moteur de l’évolution des gènes ou des memes est très marquée culturellement. Il serait facile de relier son histoire personnelle (il est né à Nairobi, colonie britannique, pendant la deuxième guerre mondiale) à ses choix idéologiques. Cela devrait aller de soi, les gènes sont a-moraux : le fait même de les qualifier au moyen de termes à connotation morale montre immédiatement qu’une certaine forme d’irrationnel intervient dans la suite de la réflexion ainsi engagée. Cette réflexion est fondée sur une vue à la fois chrétienne et marchande du monde, et non sur l’observation de la réalité. Rien ne dit à un gène qu’il doit se propager pour lui-même. Il se propage, c’est tout. Mieux, s’il se propage, ce n’est pas en vertu de ses propriétés intrinsèques, mais parce qu’il utilise une machine dont la finalité (comprise a posteriori, pas a priori !) est autre : elle contrôle à la fois la réplication des gènes et leur expression. Aussi, en fonction du contexte où il va se trouver le gène sera ou bien retenu ou bien oublié et souvent perdu. De même il n’y a pas d’ADN « poubelle » (« junk DNA »). J’ai pris un certain temps pour introduire le concept de profondeur logique précisément pour insister sur l’idée que l’évolution elle-même, l’histoire, enrichit considérablement le sens du texte génétique même si nous ne le comprenons pas. L’idée de propagation, d’exploration, est centrale à la physique (de fait, c’est ce que signifie l’augmentation d’entropie, selon la thermophysique : tout objet matériel explore toutes les positions de l’espace et les états énergétiques qui lui sont immédiatement accessibles). Constater l’exploration — inévitable — ne signifie nullement égoïsme. De fait la propagation horizontale des gènes est souvent associée à une propriété intéressante pour l’organisme qui les véhicule, dans un contexte particulier, et nuisible dans un autre. La propagation des idées dans les civilisations est du même type : il n’est pas réellement possible de les qualifier ou de les comprendre sans une étude approfondie. Le concept de « fast-food » se répand même en Chine où la qualité de la nourriture joue évidemment un rôle important, mais peut-on vraiment considérer que c’est bien le concept qui fonctionne, et pas les méthodes commerciales associées ? Il y a un aspect invasif dans les memes, qui suppose bien autre chose que le simple égoïsme.

Quelle différence y a-t-il entre le chaos et le désordre ?

Mon interprétation de cette question est que le terme de chaos est perçu comme un désordre totalement aléatoire, alors que désordre est une simple désorganisation d’un ordre perçu comme intentionnel. Il serait essentiel, pour répondre correctement, d’avoir une définition exacte pour « chaos » ou « désordre ». J’ai donné une définition de « complexité », celle que propose Kolmogorov : elle diffère considérablement du concept flou, du mot-valise « complexité » employé malheureusement à tort et à travers. Il faut d’abord s’entendre, avec précision, sur les termes, avant d’engager une discussion fructueuse. L’ordre, selon la vue que j’ai présentée, suppose un observateur. Par ailleurs on peut imaginer un ordre « passif », celui du cristal par exemple, et un ordre « actif », qui organise le monde avec comme résultat la formation d’un modèle interne du monde. C’est la comparaison entre le monde et le modèle qui permet l’action.


Notes

* La Fondation Transcultura, présidée par Umberto Eco, était une structure intéressante mais aux objectifs fluctuants, qui dérivait d'un colloque aux multiples prolongements organisé par Anne Retel-Laurentin en novembre 1983 où elle développait l'idée, fondée sur une anthropologie de la médecine, d'une anthropologie de l'Occident par les Non-Occidentaux.

** On trouvera un développement approfondi de cette idée dans un article en anglais écrit avec André Fenton ainsi résumé : La base abstraite de l'informatique moderne repose sur la description formelle d'une machine à états finis, la machine universelle de Turing, fondée sur la manipulation de nombres entiers et de symboles logiques. Nous contribuons ici à la réflexion sur l'analogie entre l'ordinateur et le cerveau, et nous examinons dans quelle mesure le calcul analogique, tel qu'il est effectué par le cerveau des mammifères, ressemble ou non au calcul numérique des machines de Turing universelles. Nous partons du principe que la réalité ordinaire est un dialogue permanent entre des mondes continus et discontinus. Il en va de même pour l'informatique, qui peut être analogique ou numérique, et qui est souvent mixte. La théorie qui sous-tend les ordinateurs est essentiellement numérique, mais des simulations efficaces de phénomènes peuvent être réalisées par des dispositifs analogiques ; en effet, tout calcul physique nécessite une implémentation dans le monde physique et est donc analogique dans une certaine mesure, même s'il est fondé sur une logique et une arithmétique abstraites. Le cerveau des mammifères, composé de réseaux de neurones, fonctionne comme un dispositif analogique. Cela a donné naissance à des réseaux neuronaux artificiels qui sont mis en œuvre sous forme d'algorithmes numériques mais fonctionnent comme le feraient des modèles analogiques. Les constructions analogiques calculent grâce à la mise en œuvre d'une variété de boucles de rétroaction et de proaction. En revanche, les algorithmes numériques permettent la mise en œuvre de processus récursifs qui leur permettent de générer des propriétés émergentes imprévisibles. Nous illustrons brièvement comment l'organisation corticale des neurones peut intégrer des signaux et faire des prédictions de manière analogique. Tout en concluant que les cerveaux ne sont pas des ordinateurs numériques, nous spéculons sur la récente apparition de l'écriture humaine par la médiation du cerveau comme un chemin possible de l'analogique vers le numérique qui ferait lentement évoluer le cerveau vers une véritable (mais lente) machine de Turing.

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