limnée
Ils ne se doutent en aucune façon qu'elle est une damoiselle, car rien dans ses allures ne le dénote. Bradamante, en personne pressée de continuer sa route et qui ne veut point s'arrêter, refuse le combaty. Mais ils la pressent tellement qu'elle ne peut refuser plus longtemps sans encourir le blâme. Elle abaisse sa lance, et, en trois coups, elle les envoie tous les trois à terre. C'est ainsi que finit le combat.

Orlando Furioso
XXXIII, 69
Lodovico ARIOSTO


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Note critique sur l'emploi du terme phénocopie

Révisé à partir du texte publié dans Langage et Apprentissage, Le débat entre Jean Piaget et Noam Chomsky, Éditions du Seuil, 1979

Ce texte, soulevé par une discussion au cours du dialogue entre Noam Chomsky et Jean Piaget, organisé par le Centre Royaumont pour Une Science de l'Homme, dont Jacques Monod m'avait demandé d'être l'un des coordinateurs reprend le concept de phénocopie longuement discuté par Piaget. L'idée d'assimilation de l'environnement dans le génotype (assimilation génétique) supposait une action directe, et Piaget, qui avait dans sa thèse de zoologie, étudié les limnées du Lac Léman pensait pouvoir affirmer un rôle instructif de l'environnement. Nous savons aujourd'hui qu'il n'en est rien, même dans le cas des mutations « adaptatives ». Ce qui se produit est que les organismes vivants sont construits de telle manière qu'ils se comportent comme des pièges à information, et peuvent utiliser les variations contingentes du génotype, pour les retenir lorsqu'elles apportent une information de valeur dans l'environnement considéré.

Une expérience décrivant l'usage de phénocopies pour sélectionner des mutants particuliers est rapportée dans :

A Danchin
A new technique for selection of sensitive and auxotrophic mutants of E. coli: isolation of a strain sensitive to an excess of one-carbon metabolites
Mol Gen Genet (1977) 150: 293-299 

Dans la mesure où la confusion semble encore régner dans l'usage de certains termes, il me semble nécessaire de rappeler, à propos du concept de phénocopie utilisé de façon métaphorique par Jean Piaget, la contribution définitive et explicative de la biologie moléculaire sur cette notion, afin d'éviter tout malentendu ultérieur.

On retrouve en effet à ce propos l'opposition qui domine la biologie de l'époque stalinienne entre Lyssenko et les partisans du néo-darwinisme mendélien. En effet, pour Lyssenko, il peut y avoir une influence considérable du phénotype sur le génotype car « dans la sélection naturelle ... sont incluses à tout instant l'hérédité, la variabilité et la capacité de survie [l'autorégulation] des organismes [1] », et cette autorégulation « faculté élective des organismes, des organes et des cellules, est le résultat de l'adaptation historique des générations précédentes aux conditions du milieu extérieur [2] ». « Ainsi donc, la modification de la nature d'un corps vivant est due à la modification du type d'assimilation, du type de métabolisme. Les conditions extérieures une fois absorbées, assimilées par le corps vivant, deviennent des conditions non plus extérieures mais intérieures, autrement dit, deviennent des éléments du corps vivant, et exigent pour croître et se développer la nourriture, les conditions de milieu extérieur qu'elles étaient elles-même dans le passé. Le corps vivant se compose en quelque sorte des éléments du milieu extérieur qu'il a assimilés [3]. » On pourrait continuer ainsi la démonstration de Lyssenko, qui rejette le noyau inné des « morganistes [4] » au nom de la nécessité de l'équilibration des corps vivants. Notons ici que Piaget donne une description de l'évolution d'une limnée strictement parallèle à celle de Lyssenko pour le blé [5]... Or, toute cette attitude provient d'une profonde méconnaissance du rôle du hasard et de la variabilité au niveau du génome, qui produisent des familles de variantes susceptibles d'interagir différemment avec le milieu extérieur.

Revenons, par exemple, à la phénocopie utilisé de façon métaphorique par Piaget et donnée à titre de référence pour conduire à une analogie avec l'hypothèse constructiviste. Si l'on pouvait penser, avant l'existence de la biologie moléculaire qu'il apparaîtrait un principe explicatif de type « instructif » ou « créateur » dans la détermination des caractéristiques d'un être vivant, produisant une phénocopie adaptative (un peu comme Lamarck supposait l'héritabilité des caractère acquis), cette façon n'est plus aujourd'hui qu'un épisode de l'histoire des idées.

Précisons. Jusque vers 1940, la génétique a surtout permis de définir l'existence d'une hérédité, conservée dans la matière complexe des chromosomes. La plupart des généticiens pensaient donc que l'influence de l'environnement ne se manifeste que dans l'expression du génome et non dans son identité : les mutations préexistent à l'événement sélectif. Il subsistait une controverse latente, imprégnée d'une certaine interprétation — d'ailleurs inexacte — des idées de Lamarck, sur cette préexistence effective, stochastique, des mutations. Après les expériences particulièrement simples et probantes de Luria et Delbrück [6] prouvant cette influence absolue du hasard, des observations vont se concrétiser par la découverte du support concret de l'hérédité.

En effet, vers cette époque, les relations entre la génétique et la chimie biologique se précisent : Morgan, Ephrussi, Beadle et Tatum parviennent à la conclusion simplifiée de la correspondance centrale un gène / une protéine [7]. Les relations de l'individu avec son environnement deviennent plus claires, et la distinction entre génotype et phénotype se précise : la découverte de la structure de l'ADN va même permettre de donner un support matériel à la caractéristique principale qui cristallise autour du génotype, le programme génétique.

Ce concept central, abstraction de toutes les observables liées au génotype, va pourtant n'être que d'une utilité restreinte tant qu'elle n'aura pas permis de trouver une relation directe avec l'expression phénotypique. C 'est d'ailleurs ce manque de relation qui a conduit Lyssenko à rejeter complètement l'idée des gènes parce qu'il observait une variabilité phénotypique énorme dans les plantes (sensibilité au froid, pratique de la « vernalisation »).

La découverte du support concret des gènes et surtout l'élucidation des mécanismes de régulation de l'expression génétique avec en particulier ceux qui portent sur les transformations successives de l'information héréditaire, depuis les séquences des nucléotides de l'ADN jusqu'aux protéines, vont donner tout son sens au programme génétique ; ces régulations introduisent en effet des relations d'ordre entre les divers éléments d'information contenus dans les gènes. Les relations d'ordre sont alors révélées au cours de l'expression temporelle du programme génétique. Elles peuvent donc conduire, pour un programme donné, à une pléiade de réalisations particulières puisque le nombre des combinaisons possibles devient rapidement immense. Il est clair, depuis les découvertes de F. Jacob et J. Monod [8], que ce sont les gènes correspondant aux fonctions régulatrices qui vont être responsables de la variabilité phénotypique et surtout de I’adaptation apparemment idéale d'un système vivant à son environnement, et, plus généralement, de toutes les manifestations déployées dans le temps du génotype.

Nous sommes donc amenés à considérer trois caractéristiques particulières qui permettent de représenter les êtres vivants : un programme, qui résume les contraintes héréditaires et qui est, en fait, la notion abstraite sous-jacente à la définition de tous les individus d'une classe (espèce) donnée ; un état initial du système [9] , qui représente le contexte dans lequel doit s'exprimer le programme au moment de la naissance de l'individu, et une réalisation particulière de chaque programme, qui coïncide avec le développement individuel. La réunion de toutes les réalisations constitue l'enveloppe génétique et permet, par induction, d'obtenir les caractéristiques essentielles du programme. En principe, une structure équivalant à la précédente pourrait être constituée par la donnée du programme, de l'état initial, et de l'ensemble des événements du milieu extérieur produisant une quelconque interaction avec l'individu.

La définition de l’espèce, par exemple, correspond à l'intersection d'une famille particulière de réalisations individuelles, et n'est donc qu'une approximation globale, donc précaire, dans la mesure où le programme peut n'avoir pas été appréhendé dans toutes ses implications, si les individus considérés faisaient, par exemple, partie d'un environnement aux caractéristiques exceptionnelles. C'est ainsi qu'on a pu confondre certaines espèces avec d'autres parce que, dans un environnement donné, les individus se ressemblaient beaucoup, et ce n'est qu'après l'observation d'une variabilité particulière d'une classe d'individus par rapport à l'autre qu'on a pu les séparer. Notons d'ailleurs que cette observation fournit aisément un modèle expliquant certains aspects de l'évolution des espèces : une famille de gènes régulateurs permet, par exemple, de produire dans un environnement inhabituel pour l'espèce, et hautement spécialisé, une « phénocopie » assez distincte du phénotype parental habituel (milieu anaérobie par exemple, pour des individus généralement habitués à la vie aérobie, mais anaérobies facultatifs); après de nombreuses générations on trouve souvent, en plus du type original dont la descendance retrouve son type habituel dès qu'elle revient au milieu usuel, un type invariable où le phénotype correspond à la phénocopie stable. Cela a souvent fait croire qu'il s'agissait d'une démonstration d'un effet instructif de l'environnement rendant en quelque sorte héréditaires des caractères acquis : il s'agit en fait d'une simple dégénérescence du type initial qui a perdu les aptitudes régulatrices lui permettant de changer de phénotype en fonction du milieu, pour n'en plus conserver qu'un seul aspect ; celui-ci est adapté à l'environnement spécialisé dans lequel s'est trouvée une collection d'individus au hasard de ses déplacements. Et cette perte n'a pu se faire sans dommage que parce que l'environnement en question est resté constant assez longtemps : il n'y a pas eu sélection du plus apte mais simplement conservation de tous ceux qui pouvaient se suffire du milieu extérieur, y compris de ceux qui, par le hasard des mutations, avaient perdu l'une des propriétés adaptatives de l'espèce originelle.

Les schémas généraux des régulations de l'expression du patrimoine héréditaire tels qu'ils sont connus depuis quelques années suffisent probablement pour décrire un très grand nombre des propriétés — sinon toutes — des phénotypes individuels sans jamais faire intervenir la moindre notion instructive de la part de l'environnement. Les propriétés adaptatives semblent simplement dérivées du fait que le programme fournit à chaque instant un choix possible entre diverses interactions (dues aux mouvements moléculaires divers, fluctuations de forme et de position) et que les lois de la thermodynamique conduisent à la sélection des plus stables, donc des plus durables, qui, par des mécanismes amplificateurs appropriés se répercutent sur la structure et le fonctionnement globaux de l'individu. Il y a donc sélection systématique par l'environnement des caractéristiques individuelles qui lui sont le mieux adaptées, compte tenu, bien sûr, des contraintes (considérables) du programme — un poisson peut vivre dans un assez grand nombre de milieux aqueux mais généralement pas dans l'air !

Bien entendu, notre bref rappel n'a envisagé qu'un phénotype très simple, fixé par un seul gène de régulation, mais l'expression coordonnée des composantes globales du phénotype individuel est le résultat d'une composition entre l'existence d'un (ou plusieurs) gènes régulateurs et d'une (ou plusieurs) caractéristiques de l'environnement. Ici, global signifie ce qui a trait au comportement, à la morphologie ou au métabolisme généraux. Ainsi, la phénocopie n'est aucunement une construction, mais simplement une réalisation particulière d'un certain programme, selon un détermisme strict : il n'y a ni préformisme ni acquisition, mais seulement expression diachronique. Selon que l'on considère la phylogenèse, l'ontogenèse ou l'épigenése individuelle, la réalisation aura lieu à un niveau différent. La représentation mentale étant le stade ultime, elle représente déjà le résultat de la diachronie de l’évolution des espèces, de la diachronie de la différenciation cellulaire et du développement individuel, et enfin de la diachronie de l'épigenése du système nerveux central.

Notes et Bibliographie

1. T. Lyssenko, Agrobiologie, Éd. de Moscou, 1953, p. 171.
2. Ibid., p. 242.
3. Ibid., p. 404.
4. Terme dérogatoire utilisé par Lyssenko pour désigner les géndticiens (dont T. H. Morgan a été un des représentants les plus illustres).
5. Voir aussi Biologie et Connaissance, op. cit., p. 416-421.
6. S.E. Luria et M. Delbrück, Mutations of bacteria from virus sensitivity to virus resistance Genetics, 28, 1943, p. 491.
7. G.S. Stent, Molecular Genetics. An Introductory Narrative, San Francisco. W. H. Freeman, 1971.
8. F. Jacob et J. Monod, Genetic regulatory mechanisms in the synthesis of proteins Journal of Molecular Biology, 3, 1961, p. 318.
9. Cet état peut dériver lui-même des contraintes d'un programme strict : la variation individuelle provient alors de fluctuations stochastiques particulièrement importantes si un petit nombre de composants constituent l'état initial (voir M. Blanc et A.L. Lecocq, L'individualité des bactéries La Recherche, 72, nov. 1976).