lascaux
La deuxième et la façon la plus importante encore que nous avons pour contrôler l'autorité sur nous de la voix des autres que nous avons intériorisée, se fonde sur l'opinion que nous avons d'eux. Pourquoi sommes-nous toujours  à juger, à critiquer, à mettre les gens dans des catégories de mépris ou de reproches ?

L'origine de la conscience dans l'abolition de la double pensée 
Julian JAYNES


Autres thèmes

Pour une méthode critique générative

Le premier article a paru dans les comptes-rendus de la conférence ARTS- SCIENCES, Processus de création et de recherche organisée par l'Inspection générale de l'Enseignement artistique, du Ministère de la Culture et de la Communication, 29-37. Écrit en 1979, il reflète la réflexion du moment et insiste sur l'importance du point de vue apporté par le lieu, la civilisation, où se crée la découverte (on en trouvera une version modifiée en anglais, à usage d'un public chinois, en 1990). C'est un peu plus tard que la Société LVMH devait créer, malheureusement pour dix ans seulement, le Prix Science pour l'Art, avec trois jurys (Paris, New York, Tokyo). Ce prix fut attribué à de nombreux savants célèbres, ou qui le sont devenus, comme Steven Chu (1948- ), ministre de l'énergie du président Barak Obama, et qui a été couronné en parallèle avec le peintre Zao Wou-Ki (1920-2013) en 1995, mais surtout, j'ai eu le plaisir de le voir décerné à Rolf Landauer (1927-1999) deux ans avant sa mort. Ce texte mériterait d'être repris. En particulier sa critique du Quotient Intellectuel est trop superficielle : elle confond son usage à visée classificatoire pour créer des hiérarchies de pouvoir, et son rôle important dans l'évaluation de phénotypes, pratique essentielle pour comprendre la génétique du cerveau humain. Par ailleurs la renaissance du démon de Maxwell renouvelle complètement les thèmes liés à l'information et à la morphogenèse.

Le second article s'intéresse à Alfred Döblin (1888-1957)) dont l'œuvre illustre les liens profonds qui illustrent les relations entre la science et l'art.

Durant des millénaires, aucune séparation artificielle n'est venue séparer les savants, producteurs du savoir scientifique, des artistes. L'avènement de la civilisation industrielle en a décidé autrement et notre époque se trouve aujourd'hui dominée par une étonnante complicité, celle du plus pur positivisme, assis sur les succès opératoires d'une technologie envahissante, et du plus mystificateur dualisme, fondé sur la crédulité savamment entretenue par ce qu'il est habituel de nommer les media.

Il me semble pour cette raison utile — mais peut-être désespéré si l'on en juge par ce que nous a légué l'histoire — de mettre en avant un exemple de ce qui pourrait être le mode de production du savoir le plus lucide, et par là, à la fois le plus modeste et le moins dangereux dans ses conséquences immédiates.

Tout comme l'artiste, celui qui sera considéré comme scientifique commence par se poser une question sur le réel. Et cela à partir d'un moment de son histoire personnelle et d'un moment de sa culture. On commence inévitablement par l'héritage d'un passé nécessaire. Cette question sur le réel attend du réel une réponse, et c'est pour cela que bien souvent, au stade le plus élémentaire — presque infantile — de la réflexion, se trouve-t-on attendre que le réel parle ou se manifeste. C'est la source de la plupart des dualismes avec son immanquable cortège de terreurs totalitaires : si le réel parle, c'est donc que certains peuvent entendre et ceux-là ont raison contre les sourds, susceptibles au mieux de prosélytisme et au pire d'anathème.

Mais le réel est sourd et muet. Il n'est pourtant pas inatteignable, car nous en sommes partie. La première heuristique est exploratoire : on anticipe le comportement du réel et l'on compare ce qui est advenu avec le fruit de l'imaginaire. Là se sépare le savant de l'artiste : celui-là en reste à l'imaginaire, celui-ci va chercher à rendre son imaginaire le plus adéquat possible au réel ; il va tendre à n'être jamais mis en défaut dans son anticipation. Prenons un exemple des temps reculés où il fallut pour la survie, extirper du réel le comestible : imaginons deux hommes qui se promènent en un lieu où l'on trouve des fruits variés, voici que l'un d'eux mange un fruit et tombe mort empoisonné. Le problème qui se pose alors à l'autre homme est un problème de connaissance : afin d'éviter le malheur advenu à son compagnon il se trouve mis en demeure d'anticiper le comportement du réel. Une infinité d'explications — c'est à dire de liens de causalité — peuvent rendre compte de cette mort qu'il s'agit d'éviter. Mais dans la phase la plus primitive de la  production du savoir on ne dispose que de très peu de savoir antérieur (si ce n'est l'ensemble des contraintes génétiques qui ont, au cours de la phylogenèse, laissé subsister seules les espèces qui sont, en quelque manière, à l'image de leur environnement), aussi la première étape consiste à rechercher des analogies entre phénomènes, et à plaquer une explication qui semble avoir un certain pouvoir d'adéquation au réel, obtenue pour un pan donné du savoir, sur les phénomènes encore inexpliqués. Cette méthode primitive est encore, bien souvent, d'actualité et s'exerce en particulier dans le langage, originellement métaphorique de ceux qui, ayant acquis quelque compétence en un lieu particulier, tendent à extrapoler en vue d'un système d'explication universel à l'ensemble du savoir leur vue partielle du monde (1). On en verra plus loin quelques exemples.

Complément 2020 : Les mammifères sont superstitieux (et peut-être bien d'autres animaux aussi). Voici une expérience. On met un rat dans une cage séparée d'une autre cage par un long couloir, et qui contient de la nourriture. Ces cages laissent voir la nourriture et laissent passer son odeur. Le couloir est fermé par une porte coulissante, contrôlable par l'expérimentateur, à l'entrée de chaque cage. On laisse l'animal affamé, tout en lui laissant sentir et voir la nourriture. Puis on ouvre simultanément les deux portes. Le rat se précipite dans le couloir, mais juste au moment où il arrive à la cage où est la nourriture, la porte de cette cage se referme, et le rat ne peut pas manger. Il retourne alors à sa cage d'origine, et on répète le processus. Mais les rats sont intelligents. Ils se font prendre une fois, deux fois, puis vont commencer à se demander s'il n'y a pas un autre moyen d'avoir accès à cette nourriture bien tentante. Aussi, au lieu de se précipiter dans le couloir vers la nourriture, ils vont y aller lentement, avec précaution, tourner sur eux-mêmes, peut-être faire pipi dans un coin, etc. Cela prend du temps, et l'expérience est faite en sorte que si ce temps est nettement plus long que le fait d'aller directement à la cage nourricière, sa porte ne se referme pas. Dans ce cas le rat peut manger.

On répète alors l'expérience. Mais cette fois-ci le rat, au lieu de se précipiter, va répéter tous les gestes qu'il avait faits lorsqu'il a eu accès à la nourriture. C'est un acte superstitieux, qui n'a rien à voir avec le fait d'avoir pu manger. On comprend alors l'intérêt sélectif de la superstition. Quand on ne connaît pas l'enchaînement des causes, et qu'on a une issue favorable à une suite d'action, le mieux est de répéter strictement cette suite d'actions. Nous sommes des mammifères et donc construits avec cette contrainte. Cela veut dire que la superstition nous étant naturelle il nous est pénible de ne pas y succomber, même si nous n'y croyons pas intellectuellement. C'est pourquoi je m'autorise à toucher du bois, même si je sais que cela n'a aucun sens, tout simplement c'est plus confortable. C'est là aussi l'origine du contexte pré-scientifique qui a donné naissance à la science : chercher à représenter une suite d'actions pour expliquer le monde, et vérifier leur adéquation.

Mais je veux, dès à présent, montrer comment il est possible de s'affranchir au mieux des contraintes du placage analogique tout en produisant de façon générative, une vision théorique de mieux en mieux adéquate au réel.

Un moment de l'histoire, cela veut dire un acquis culturel, un savoir possédant déjà quelque degré d'adéquation. Lorsqu'on se pose une question sur le réel, on est amené à postuler d'abord un certain nombre de caractéristiques de ce réel. Et c'est à partir de ces postulats qu'on va être en mesure d'élaborer un modèle du réel. Ce modèle peut fort bien être la statuette de bois ou de terre à qui l'on fera subir toutes sortes de bienfaits ou de sévices et dont l'original devrait — si le modèle est adéquat — montrer tous les signes. Par essais et erreurs (au besoin à l'aide d'une action directe permettant — empoisonnement ou cadeau — de pallier les déficiences du réel par rapport au modèle) on parvient à créer des modèles qui permettent de mieux en mieux d'anticiper le comportement à venir du monde. Nous ne procédons pas fondamentalement aujourd'hui d'une manière différente et il n'y a sans doute pas de différence de principe entre le sorcier et le scientifique technicien, ce qui explique sans doute l'illusion magique qui entoure la science, et les tentatives d'appropriation de tous ceux qui voudraient posséder un peu de ses attributs de sorcellerie.

Sous sa forme la moins totalitaire, la création du savoir s'opère alors ainsi : on commence par isoler des principes et postulats correspondant à une vue précise et temporairement indiscutée du réel. L'objet suivant sera de produire un modèle à partir de ces postulats. Cela peut se faire, sans formalisation abstraite ou mathématique, en interprétant un phénomène par un autre, mais les approches les plus fructueuses aujourd'hui (c'est-à-dire. celles qui permettent le plus grand pouvoir d'anticipation — et non de prospective !) semblent passer par une étape formelle. Principes et postulats sont alors interprétés en axiomes et définitions (phrases bien formées selon une syntaxe définissant la mathématique), ceux-ci combinés par les règles de la logique permettent de formuler des théorèmes ou (le plus souvent, faute d'en savoir faire la démonstration) des conjectures de théorèmes. En retour les théorèmes sont interprétés en prédictions expérimentales (anticipation sur le réel à venir). Deux possibilités s'offrent alors : les prédictions existentielles sont vérifiables (par la mise en évidence des phénomènes prédits) et les autres prédictions sont réfutables. C'est ce dernier aspect qui rend la méthode générative, car la réfutation permet, par l'inverse du chemin qui a conduit à la prédiction, de retourner aux postulats qui fondent la théorie, de les modifier et de recommencer le processus.

Je tiens à faire remarquer ici que cette position épistémologique est fondamentalement distincte de celle de Popper. Celui-ci confond en effet en pratique postulats et axiomes, et théorèmes et prédictions, ce qui lui permet de proposer un critère de démarcation entre science et métaphysique. Pour moi cette démarcation est impossible, ou encore les fondements de la science sont métaphysiques. D'autre part, l'interaction nécessaire entre le modèle et le réel par le biais d'interprétations, lourdes de connotations culturelles, implique qu'une réfutation n'est perçue comme telle que dans certaines conditions précises de thématique ou de consensus. Ce qui rend cette heuristique très féconde est donc essentiellement qu'elle utilise au mieux la critique, elle est donc par nature loin des placages et surtout loin des modes et des idées reçues. Et c'est sans doute de qui fait que malgré son âge très ancien — Xénophane de Colophon exprimait des idées semblables il y a 2500 ans — elle n'apparaît que de temps en temps au cours de l'histoire, pour être bien vité étouffée par la voix de ceux qui se croient et se disent les tenants de la Vérité.

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La méthode critique générative, appliquée au domaine de la Biologie Synthétique

C'est là que réside la faiblesse de la méthode critique générative : sa modestie intrinsèque, qui non seulement admet l'erreur mais en recherche le lieu, prend nécessairement en défaut les modèles qu'elle produit. Et comme la critique va s'adresser aussi aux modèles produits autrement (par le biais de placages ou de "révélations") on verra alors ceux qui sont soumis au feu de la critique employer les arguments les plus vils, intervenir auprès des puissants — sources d'argent ou media — pour la faire taire. Et cela d'autant mieux que l'attente implicite ou explicite des manifestations de la Vérité s'accompagne immanquablement des contagions de la mode et de l'argument d'autorité.

Deux exemples peuvent être trouvés aujourd'hui : chacun connaît l'usage immodéré qui est fait de la mesure d'un hypothétique "quotient intellectuel" alors que chacun devrait savoir — cela est un fait historique bien établi — que l'inventeur de l'"hérédité de l'intelligence", liée au QI, Cyril Burt, n'est qu'un misérable faussaire. Les "expériences" sur lesquelles il se fonde ont été purement et simplement inventées. On retrouve là ce que j'ai mentionné au début lorsque j'ai parlé d'empoisonnements dans les sociétés dites primitives : lorsque le réel ne se prête pas au modèle il est toujours possible de l'y forcer ! Un autre exemple est l'usage inconsidéré d'une partie de la physique connue sous le nom de thermodynamique. Depuis des millénaires les thèmes mettant en jeu la force, le feu, l'énergie, la chaleur ... sont le sujet d'innombrables réflexions dirigées le plus souvent vers la recherche du pouvoir de Prométhée.

Lorsqu'au 19e siècle à la suite des travaux de Carnot, Clausius, Kelvin et quelques autres, fut fondée la thermodynamique, parallèlement avec la genèse de la machine à vapeur et de la société industrielle, il devint évident pour beaucoup que le rêve prométhéen était accompli. C'est sans doute ce qui explique l'extrême rapidité avec laquelle les termes employés par la thermodynamique (et non les concepts, qui sont souvent d'une extrême difficulté) se sont répandus dans le public.

Que ce soit l'énergie — à toutes les sauces : "fluide", "psychique", "orgone", "biologique", "vitale", etc. etc. — ou l'entropie — aromatisée de "bruit", d'"ordre", d'"auto-organisation", d'"information" ou de "dissipation" — on retrouve là partout les mots de la thermodynamique. On pourrait ne voir là qu'un phénomène parfaitement anodin correspondant à la création continue du langage — et en un sens c'est vrai (2) — mais les connotations prométhéennes de la thermodynamique en font le lieu privilégié d'une tentative d'appropriation du pouvoir par un positivisme totalitaire, appuyé sur le refus de la critique par la production systématique de modèles du réel "révélés" et irréfutables. L'idéologie de l'ordre donnera par exemple une vision apocalyptique de la "mort thermique", homogène indifférencié contre lequel la vie seule pourrait lutter (à conditions de suivre des règles d'ordre appropriées); au contraire, on pourra vouloir justifier le désordre comme manifestation d'un hypothétique hasard où viendrait s'inclure une main divine, et créer "l'ordre par le bruit". Dans tous les cas seul l'ordre compte, et l'ordre nouveau : il ne faut pas remonter beaucoup dans le temps pour comprendre ce que ces "manifestations" du réel signifient ! J'aurais pu choisir encore bien d'autres exemples tout aussi dangereux des abus de pouvoir au nom de la Science : le scientisme qui met en avant la thermodynamique est particulièrement dangereux lorsqu'il le fait par le biais du hasard. L'indescriptible une fois décrit permet d'introduire toutes les pétitions de principe et toutes les idéologies sous couvert de la Science, mais, aussi bien, les acquis de la cybernétique ont fait fleurir un "mécanisme" instructif où ronronnent les nouveaux concepts de rétroaction (cela fait plus autoritaire en anglais : feedback) ou de pro-action (feed-forward) repris aujourd'hui sous des formes variées où interviennent partout les préfixes auto- (ou self-) et qui ont conduit à l'horrible et dangereuse confusion entre servo-mécanisme et cerveau-mécanisme.

Pour que les placages issus de la thermodynamique aient eu un tel succès il faut, bien sûr, qu'il ait existé un contexte culturel approprié, mais il faut plus. Il est nécessaire qu'il existe un biais initial qui permet de faire l'inévitable confusion entre l'irréfutable et le vrai. Pour le trouver il convient de procéder comme le fait la méthode critique générative. C'est-à-dire rechercher quelle est la question initiale, quel est le niveau pertinent minimum à partir duquel sera élaborée l'analyse théorique et enfin quels sont les postulats. Curieusement, il n'y a pas beaucoup à chercher pour découvrir le lieu des développements les plus aberrants des usages du concept d'entropie. Pour Clausius, à l'origine, il s'agit essentiellement de rendre compte d'un phénomène macroscopique qui gouverne l'état possible des machines thermiques : les échanges de chaleur. Il ne s'agit là aucunement d'un concept simple, et le mérite de Boltzmann a été de rechercher comment relier l'entropie, macroscopique, avec la toute jeune théorie atomique.

Le problème initial est donc un problème de niveau de description. Dans un cas très particulier — idéal donc irréel — celui des gaz parfaits, Boltzmann a pu établir un calcul formel de l'entropie et montrer que, dans ce cas, le deuxième principe de la thermodynamique (qui affirme que l'entropie d'un système isoler ne peut qu'aller croissant) conduit à prédire une évolution spontanée de l'hétérogène vers l'homogène. C'est la généralisation abusive de ce cas très particulier, qui a conduit à la plupart des usages erronés actuels du concept d'entropie. Ce qu'il convient en effet de retenir des travaux de Boltzmann est que le calcul de l'entropie dépend du niveau de description essentiellement parce qu'il s'agit d'un concept lié à un état macroscopique. Aussi, dès qu'un système est composé d'éléments plus complexes que les insécables atomes du gaz parfait, l'augmentation d'entropie ne signifie plus que l'hétérogène va nécessairement vers l'homogène (3). En particulier si un système est composé d'éléments de complexité qualitativement différente (par exemple des macromolécules plongées dans l'eau) les prédictions du deuxième principe ne correspondent nullement à une évolution spontanée vers le "désordre". L'augmentation d'entropie correspond seulement à une augmentation du nombre total des degrés de liberté (position, mouvement...) des différents éléments qui composent le système. Dans notre exemple, on devrait donc choisir un niveau de description (moléculaire par exemple) et calculer l'entropie des molécules d'eau, l'entropie des macromolécules, ainsi qu'un terme de couplage entre ces deux espèces moléculaires (assurant l'échange d'entropie entre ces deux espèces). On verrait alors que loin de lutter sans cesse contre l'augmentation d'entropie la vie utilise au mieux le deuxième principe dans un grand nombre de morphogenèses, et cela sans recourir au moindre irréversible et sans nécessiter un hypothétique éloignement de l'équilibre !

Aller au delà deviendrait inutilement technique. Mais chacun retrouvera bientôt de nombreux exemples des thèmes que je viens d'évoquer. Et il me semble que ce qu'il faut surtout retenir est l'image créatrice du savant, à l'instar de celle de l'artiste. Il convient d'éviter de croire qu'on découvre la vérité, idée à l'origine de l'argument d'autorité, de la compétition pour la priorité dans la "découverte" et qui se confond avec la recherche des honneurs, si surprenante pour le profane qui a une haute idée de la Science et des hommes qui la pratiquent. Il n'y a pas de savant, il n'y a que des créateurs de modèles. Que nous produisions du savoir au sein de la Science ou de l'Art, nous faisons le même acte exploratoire où nous soumettons le réel à la tentation. Et il me revient ce fragment de Xénophane que j'aime souvent à rappeler : "Pour ce qui est de certaine vérité, aucun homme ne l'a vue, de même qu'aucun homme, jamais, ne pourra savoir quoi que ce soit sur les dieux ou sur tout ce dont je parle : car quand bien même il parviendrait entièrement à dire le vrai, même dans ce cas, il ne pourrait le savoir, car on ne peut que poser des devinettes à propos de toutes choses".

Notes ajoutées en juillet 2009

(1) Ce comportement n'est autre que celui de la superstition. En l'absence de connaissance de l'enchaînement des causes il vaut mieux reproduire ce qui a été parallèle à un malheur ou éviter ce qui a été corrélé avec un bonheur. Les animaux, d'ailleurs sont comme nous superstitieux.
(2) Notre vision de l'information en 2008 renouvelle entièrement la question.
(3) Cette vue est discutée en détail à propos de l'organisation du cytoplasme des bactéries.
Danchin A, Guerdoux-Jamet P, Moszer I, Nitschke P. Mapping the bacterial cell architecture into the chromosome. Philos Trans R Soc Lond B Biol Sci (2000), 355:179-190
Suckjoon Jun et ses collègues en ont fait une démonstration étayée dans
Jun S, Mulder B. Entropy-driven spatial organization of highly confined polymers: lessons for the bacterial chromosome. Proc Natl Acad Sci U S A (2006) 103:12388-12393

Alfred Döblin et la science

Publié en avril 2011  dans la revue BoOks

Raison poétique et raison scientifique sont les deux faces d'une même monnaie. Rendre compte du réel ne s'exprime pas que par les modèles produits par la science, mais la poésie, à elle seule, est tout aussi impuissante. Longtemps cela a été un lieu commun, et Aristote traitait simultanément de poétique, de physique, et d'éthique. Puis est venu le temps des développements technologiques, et le monde industriel et le succès de la technique, fondée sur les modèles scientifiques du monde (mais aussi sur des aspirations qui ne doivent rien à la science) a séparé ce qui était uni. Pourtant des écrivains ont vite compris que réduire le savoir scientifique à ce qui serait la connaissance de rustres n'avait pas de sens. Et l'on trouve de nombreux auteurs qui se sont essayés dans les deux domaines. Je parlerai un jour de John Steinbeck en spécialiste de la biologie marine. Ici c'est Alfred Döblin qui m'intéresse.

Döblin est méconnu, et c'est dommage. Son roman Berlin Alexanderplatz est célèbre, ainsi que ses séquelles filmées, d'abord (1931) par Phil Jutzi, communiste qui devait devenir nazi, ce qui a nui à la perennité d'un film dont les dialogues étaient écrits par Döblin lui-même et qui se déroule dans le Berlin d'avant guerre, et récemment (1980), Fassbinder. Il existe aujourd'hui un site consacrée à sa vie et à son œuvre, qui le rend infiniment sympathique. Mais ce que je retiens ici est que Döblin a créé en 1949 à Mayence l'Akademie der Wissenschaften und der Literatur, que cette académie des sciences et de la littérature existe toujours et qu'elle est très active. Il s'agissait de reprendre l'activité de deux académies prussiennes défuntes, l'académie des sciences, et l'académie des arts. L'un de ses directeurs, Gerhard Wegner, s'intéresse à la Biologie Synthétique, nouvelle étape où plutôt que déconstruire, on s'applique à tenter de reconstruire. Trois programmes se développent en parallèle: mathématiques et sciences de la nature, littérature, et sciences sociales. En quelque sorte le même programme que celui qui, à peu près à la même époque, créa le CNRS. Cette utopie mérite de perdurer, mais il faut pour cela la création de véritables œuvres où l'éclairage des lois de la nature ajoute aux mystères de la création.

L'écriture de Döblin a cette dimension. Sans équivalent, elle varie immensément d'une œuvre à l'autre (même si le côté « engagé » y est constant). Karl et Rosa qui rapporte de façon romancée l'aventure du spartakisme, a une atmosphère très différente des Trois Bonds de Wang Lun, mais dans les deux cas il s'agit d'épisodes importants de la vie de gens pauvres, ou très pauvres. Et l'extraordinaire connaissance de la Chine qu'avait Döblin, en 1915 est admirable. Comme Céline mais seulement dans la première partie de sa vie, Döblin avait été médecin, et c'est par ce biais qu'il a perçu l'importance de la science, ou plutôt de ce qu'elle met au jour des lois dans la nature. Même le destin des hommes est dicté par des lois, et elles ne sont pas étrangères à celles qui gouvernent la nature. Döblin en perçoit la continuité de façon intime: « Alors la fumée regrette sa légèreté, se hérisse contre sa constitution, mais impossible de faire machine arrière, les ventilateurs sont à sens unique. Trop tard. La voici environnée de lois physiques.... » (Olivier Le Lay, nouvelle traduction pour Gallimard de Berlin Alexanderplatz). Et c'est curieusement ce que beaucoup ne voient plus aujourd'hui : il y a quelque chose de fascinant et d'émouvant à percevoir l'inexorable contrainte de la physique du monde. Même le destin d'un homme se fond dans la nature. Le parcours initiatique de la fuite de Döblin à travers la France, l'Espagne et le Portugal, terminé par une illumination religieuse, n'est pas très éloigné du sentiment de plénitude, de conformité aux lois du monde, qu'on retrouve dans bien des thèmes orientaux et qui couronne aussi bien la création d'un théorème que celle d'une œuvre d'art.

Et puis je ne peux m'empêcher de penser alors à son fils mathématicien Wolfgang (Vincent), qui, soldat français, se suicida en 1940 sur le front des Ardennes, pour échapper aux Nazis. Pressentant la mort comme Évariste Galois, il laissait à l'Académie des Sciences une lettre qui ne devait être ouverte qu'en 2000 et qui révélait bien des pistes de la théorie des probabilités plus tard développées par Kolmogorov...