Épistémologie
Les philosophes devins : Xénophane, Héraclite,
Empédocle
Avant la genèse de la physique milésienne, le savoir sur la nature pouvait se résumer en deux familles: d'une part une connaissance systématique et technique, quasi-comptable, qui repérait la régularité des grands phénomènes ou des événements importants et, d'autre part, un savoir d'inspiration religieuse et mythique qui utilisait une langue poétique, sans doute différente de la langue de tous les jours, pour s'exprimer. L'un des aspects les plus importants de l'école fondée par Thalès fut donc de transmettre la connaissance sous la forme du langage quotidien, afin de la rendre accessible et discutable, sinon par tous, du moins par tous ceux qui, d'une manière ou d'une autre, tenaient les rouages de la puissance économique.
Au contraire, Pythagore et son école reprirent la dimension religieuse de la connaissance et en firent, en principe, une transmission ésotérique orale, incommuniquée sous peine d'exclusion et, peut-être, de mort. Mais parallèlement, il subsista une tendance systématique à la divulgation, au moyen d'un langage poétique fortement teinté de symbolisme, de ce que tel ou tel imaginait être la forme et le devenir du monde. Les circonstances se prêtaient d'ailleurs particulièrement bien à ce type de formulation car l'Ionie était certainement depuis le huitième siècle le lieu occidental où se développait la culture poétique la plus élaborée.
Xénophane de Colophon (parfois classé
parmi les Eléates ),
qui naquit vers 570, fut un de ces bardes qui propagea, au cours de
ses nombreuses périgrinations à travers toute la Grande Grèce, sa
façon de voir le monde et d'accéder à la connaissance (1).
L'usage des contraintes rythmiques
nécessitées par l'usage de la poésie rendent sa pensée parfois
obscure et imprécise, mais il est néanmoins possible de se faire une
idée claire de ses conceptions. En opposition avec la symbolique des
poètes qui l'ont précédé, et qui intégraient en un tout cohérent
tout un monde de divinités disparates, le Dieu hypothétique de
Xénophane est unique:
Οὖλος ὀραῖ, οὐλος δε νωεῖ, οὖλος τ´ἀκουει (2).
Ce Dieu qui voit tout, pense tout et entend tout n'est pas un Dieu à l'image des hommes, comme le sont les idoles anthropomorphiques jusque là vénérées. Ce Dieu est le grand Tout, présent en toutes choses, à la fois ψυχή et νοῦς . Ainsi Xénophane est-il créateur d'un panpsychisme à la limite entre l'animisme moniste des premiers milésiens et le dualisme d'Anaxagore.
Sa cosmologie est parallèle aux cosmologies milésiennes, mais bien différente : la Terre est illimitée, surmontée par la voûte infinie des cieux. Elle est enracinée dans l'infini, sous nos pieds. Cette structure implique l'immobilité, et il s'ensuit que les astres ne peuvent qu'être renouvelés chaque jour: il existe une infinité de soleils, de lunes et d'étoiles, qui passent régulièrement au dessus de nos têtes et disparaissent ensuite pour toujours. Ces corps célestes sont des boules de Feu expulsées de la Terre et ce sont les variations de l'état de ces feux, en fonction de la présence plus ou moins régulière de masses humides qui font les phases de la lune et du soleil. Quant à l'Homme il est, comme toutes choses, une combinaison de terre et d'eau :
γῆ καὶ ὕδωρ πάντ' ἔσθ' ὅσα γίνονται ἠδὲ φύονται (5 DK B 29).
L'origine de l'Univers est d'ailleurs la boue, et l'Univers redeviendra boue, car tout être est issu de la Terre et retournera à la Terre ; et la Terre elle-même disparaîtra, entraînée vers la Mer et mélangée avec elle. Alors le genre humain et notre univers périront pour permettre le devenir d'un nouvel univers. Ainsi il n'y a pas eu de commencement et il n'y aura pas de fin, chaque univers naissant à la mort du précédent et mourant ensuite en donnant naissance au suivant. Et la cause de ce perpétuel changement est l'émergence cyclique à partir de la boue, suivie du retour à la boue (3). On peut reconnaître là, peut-être, les lois de l'Éternel Retour Égyptien, témoin du cycle des jours et des nuits et de celui de la crue annuelle du Nil apportant ses alluvions fertiles.
Le problème général du changement, analysé dans un système poétique tout différent, fut le thème central d'un deuxième philosophe inspiré, beaucoup plus connu aujourd'hui que le précédent, Héraclite "l'Obscur". Héraclite d'Éphèse est né probablement vers 540, à un moment où l'Ionie était tombée sous la domination Perse, et au contraire des autres philosophes dont nous avons résumé la pensée jusqu'à présent, il a très peu ou pas voyagé. Son écriture, volontairement très proche des divinations prophétiques, était particulièrement difficile à comprendre (d'où son surnom) mais la tradition souligne partout non seulement qu'il était une personnalité remarquable, mais que les sujets qu'il traitait de manière si originale étaient d'une importance fondamentale. De tous les textes d'Héraclite ne subsistent qu'un peu plus d'un centaine de fragments, ce qui rend encore plus difficile l'interprétation de sa pensée. Si l'on en juge par le mode de construction souvent ambigu et le choix des mots et des thèmes il apparaît qu'Héraclite fut l'un des premiers philosophes, sinon le premier, à mettre en œuvre une idée qui a, depuis, fait son chemin tout au long des siècles de réflexion philosophique : que le langage doit être utilisé d'une manière symbolique, contrainte, et la plus éloignée possible de son usage le plus courant, afin de s'adapter à la nature intrinsèque des choses (4). Ce qui peut se résumer par le fragment :
ὁ ἄναξ, οὗ τὸ μαντεῖόν ἐστι τὸ ἐν Δελφοῖς, οὔτε λέγει οὔτε κρύπτει αλλὰ σημαίνει Le Maître, dont l'oracle est à Delphes, ne parle pas ouvertement ni ne dissimule rien mais donne des signes.
Et il se dégage de cet usage particulier du langage un sens nouveau du mot Λόγος , généralisé à toute une famille de circonstances qui ont toutes en commun d'exprimer une Loi de l'Univers. Cette Loi implique une harmonie sous-jacente - et l'on retrouve ici une préoccupation parallèle à celle des pythagoriciens - qui suppose l'existence de proportions convenables dans toutes les parties de l'Univers. Cette Raison des choses implique aussi - et l'on retrouve ici l'un des thèmes fondamentaux de la pensée platonicienne et de l'inspiration de certains de nos contemporains - qu'il existe une certaine analogie entre la structure de l'Univers et la structure des formes linguistiques, qui vont du langage poétique à la formalisation mathématique, abstraite en apparence. L'exemple le plus célèbre de cette analogie est exprimée dans le fragment 51 :
οὐ ξυνιᾶσιν ὅκως διαφερόμενον ἑωυτῷ ὁμολογέει· παλίντροπος (παλίντονος) ἁρμονίη ὅκωσπερ τόξου καὶ λύρης Ils ne comprennent pas comment les contraires peuvent être en accord entre eux; harmonie des forces ré(tro) actives (opposées) (5) comme dans l'arc et dans la lyre.
Ici, Héraclite réfute l'existence de profonds paradoxes au moyen de la conjonction nécessaire des contraires en une même entité qui sera la base de sa cosmologie:
C'est une unique chose que vie et trépas, veille et sommeil, jeunesse et vieillesse: car chacune se transforme en l'autre et en retour l'autre se transforme en chacune. (DK B 88)
Cette cosmologie est aussi une théologie puisque c'est le sous-jacent de Dieu, la Loi de la matière dont le substrat est l'élément éternellement changeant, le Feu. En ce sens Héraclite rejoint les théories monistes d'Anaximène et d'Anaximandre, en remarquant que les choses viennent du Feu et retournent au Feu, par nécessité, en suivant des processus voisins de la Raréfaction et de la Condensation, une sorte d'ἀναθυμιασις , montée en fumée vers le Ciel (comme s'élève en fumée l'encens des sacrifices) et retour ensuite vers le Feu final.
πυρός τε ἀνταμοιβὴ τὰ πάντα καὶ πῦρ ἁπάντων ὅκωσπερ χρυσοῦ χρήματα καὶ χρημάτων χρυσός Et toutes choses sont en échange avec le Feu, et le Feu en échange avec tout, juste comme on troque des marchandises contre de l'or et de l'or contre des marchandises. (DK B 90)
Mais la Loi de la création et de la destruction reste l'Harmonie suprème puisque :
Ce monde, le même pour tous, n'a été créé par personne, ni dieux ni hommes, mais il a toujours existé, existe et existera toujours Feu éternellement vivant (ἀεὶ ζωὸν), s'allumant en mesure et s'éteignant en mesure.
Ainsi le Feu se condense et, peut-être au travers de l'Air devient l'Eau qui, à son tour se condense et produit la Terre: c'est la route descendante. Mais à l'inverse la Terre se liquéfie en Eau, et l'Eau monte en vapeurs, les unes brillantes et de même nature que le Feu, les autres sombres et épaisses et de même nature que l'humidité. Les nuages de Feu se rassemblent et forment les astres, les nuages noirs qui constituent un écran entre ces astres brûlants et la Terre et oblitèrent la vigueur de leurs feux. Mais la route ascendante ne cesse jamais son oeuvre et tout ce que nous sommes retournera au Feu éternel (6).
Les relations entre Dieu et le monde sont celles qui sous-tendent les Lois de l'Univers, car l'essence même de Dieu est d'être la raison de toutes choses, les différentes qualités n'exprimant pas de différence d'essence:
Dieu est jour nuit, hiver été, guerre paix, abondance famine, (tous les opposés tel est l'esprit) et il est transformé exactement comme le Feu, qui, lorsqu'on y ajoute des aromates, prend son nom de chaque odeur particulière, correspondant aux différentes épices. (DK B67)
Cette identité entre cosmologie et théologie démontre que l'Univers consiste en ce fait que tous les processus cosmiques à grande échelle sont des oscillations entre divers états de Dieu (7).
Mariages (σύναψιες): le tout et le non-tout, le convergent et le divergent, l'assonant et le dissonant, de toutes choses l'un et de l'un toutes choses. (DK B 10)
Héraclite célèbre ainsi l'harmonie des contraires en sous entendant, métaphoriquement, les lois de l'éternel changement. Le Λόγος est le siège d'un combat permanent entre des forces opposées (et l'on retrouve un peu Anaximandre), mais ces forces concourent à lui donner son aspect intrinsèque, car :
Il faut savoir que la guerre est universelle (ξυνον) et que tout le devenir est le fruit de la discorde (ἔριν) et de la nécessité (χρεών). (DK B80)
Et l'on conçoit donc qu'Héraclite soit parmi les premiers à donner une image créatrice du temps, autre que, d'une part la simple allégorie mythologique et, d'autre part, la sèche observation des cycles astronomiques :
Le temps d'une vie est un enfant joueur, qui jette les dés: c'est le royaume d'un enfant. (DK B52)
Ce jeu de dés n'exprime pas ici une loi de hasard, comme cela a souvent été perçu dans le cas des atomistes, mais, comme sous l'avons vu plus haut, d'une Loi de l'Univers, l'Harmonie des contraires. Et Aristote précise comment cette loi se relie aux changements de toutes choses:
Certains disent que tout est en condition de devenir et de flux, et que rien n'a d'existence définie une fois pour toutes, à la seule exception d'une structure permanente au delà des changements, à partir de laquelle, par des réorganisations, chaque chose naît naturellement.
(De Caelo 298b 29-32)
La rivière donne une belle image du système dynamique en perpétuel changement, qui, néanmoins, possède sa propre loi d'organisation, d'existence :
sur ceux qui descendent dans les mêmes fleuves, s'écoulent des eaux toujours différentes. (DK B12)
On possède peu d'autres données sur la cosmologie propre à Héraclite et sa doctrine sur la nature de l'Homme est encore plus mystérieuse, probablement en vertu d'un choix délibéré, lié au fait que les choses importantes sont indicibles. Le seul trait caractéristique de l'âme est sa nature ignée, qui en fait le principe du mouvement (et du changement) mais aussi sa fragilité envers l'humide (8). C'est l'âme, avisée chez les meilleurs, qui est capable de découvrir les termes du Λόγος et de la sagesse suprème, révélatrice de l'universel (τὸ ξυνόν). Mais comme:
les chercheurs d'or creusent beaucoup et trouvent peu.
la quête de l'Harmonie sera difficile car :
la nature aime à se cacher.
Pourtant il existe un moyen d'en approcher si l'on écoute les oracles (et non les mauvais enseignants, bardes, prêtres ou poètes) dont les prophéties se résument dans la phrase fameuse :
Ce ne sont pas mes mots à moi, mais la Parole, que vous entendez, il est donc sage de reconnaître que tout est Un.
que le commentateur Hippolyte rapporte en paraphrasant à nouveau la loi de l'harmonie des contraires:
Le Tout est divisible indivisible, créé incréé, mortel immortel, parole (λογον) éternité (αἰῶνα), père fils, dieu justice (9).
Avec Empédocle d'Agrigente, un peu plus tardif (il "fleurissait" vers 450), et vivant à l'extrême ouest de la Grande Grèce, apparaît une troisième approche poétique de la connaissance. Sa pensée intègre et réinterprète beaucoup de ses prédécesseurs: il perçoit les arguments des Éléates sur le continu, organise les quatre éléments chers aux milésiens et reprend à son compte beaucoup de la théorie pythagoricienne (alors à son apogée dans la même région du monde grec) des opposés. Sa vie est le sujet de nombreuses légendes qui tiennent à la façon particulière dont il s'exprime dans ses poèmes, laissant croire, par se description de la nature, à des pouvoirs magiques. Nous possédons des fragments issus de deux livres: De la Nature Περί Φύσεως (titre classique chez les penseurs de cette époque) et Purifications (Καθαρμοὶ). Empédocle y organise un savoir, révélé par le λόγος des choses, à la manière pythagoricienne, et d'autre part développe une idée qui est à l'opposé de l'approche héraclitéenne, l'adéquation entre la perception sensorielle et la réalité intrinsèque de la nature.
Va, regarde de tous tes yeux, partout où chaque chose manifeste son être, sans que ta foi passe le témoignage de ce que voient tes prunelles ni que les sons grondants te donnent une certitude plus haute que les claires explications de la parole. N'accorde rien aux autres sens, par où l'on chemine au savoir. Suspends ta confiance: tu ne dois connaître que de ce qui a manifesté son être (10).
Ce sont les sens qui enseignent la vraie nature des choses :
τέσσαρα γὰρ πάντων ῥιζώµατα πρῶτον ἄκουε Entends d'abord les quatre racines de toutes choses
ce sont les quatre éléments στοιχεῑα), incréés, le Feu, l'Air, l'Eau et la Terre qui fondent tous les objets que nous connaissons grâce à nos organes sensoriels. Et, voici encore :
Rien de ce qui est mortel n'a de naissance ni de fin par la mort qui tout emporte. Mais les éléments s'assemblent seulement, puis une fois mêlés se dissocient. Naissance n'est qu'un nom donné par les hommes à un moment de ce rythme des choses. Quand un mélange d'éléments parvient à la lumière sous la forme d'un homme, d'une bête des bois, ou d'une plante ou d'un oiseau, alors il se produit dit-on une naissance Et quand les éléments se désassemblent, le mot douloureux de "trépas" vient sur les lèvres des hommes ; injustement! Et moi, cédant à la coutume, je parle aussi comme eux. Or du néant rien ne peut absolument venir à l'existence et ce qui est ne peut périr.
On retrouve donc ici un raisonnement que reprendra Anaxagore et qui avait été longuement mis en valeur par Parménide et les Éléates. Ce raisonnement impose une loi de conservation sinon à la forme de la matière, du moins à son contenu. Les quatre éléments se combinent au sein du Tout (τὸ Πᾶν), totalité de la matière en puissance de transformations, dans un continuum absolu qui ne laisse pas place au vide. L'Être dure plus, infiniment, que l'existence éphémère forgée par la conjonction de deux forces opposées qui régissent le monde, l'Attraction et la Répulsion (11) .
Et jamais le changement (12) ne cesse son perpétuel devenir soit que l'Attraction amène tout à l'unité soit que la Répulsion disloque et dissocie ce que l'Attraction a uni. Ainsi dans la mesure où l'un est toujours né du multiple et où, de l'unité disloquée, le multiple toujours s'est constitué, les êtres et les choses naissent et disparaissent, car leur temps n'est pas sans limite. Mais dans la mesure où jamais le changement n'arrête son perpétuel devenir, tout existe perpétuellement immuable dans le cycle du temps.
Attraction et Répulsion sont des forces et des principes de causalité qui exercent leur champ d'action en équilibrant les éléments entre eux, dans toutes les créations possibles, y compris la vie. Les éléments se combinent par juxtaposition, et non par fusion, à la manière d'Anaxagore. Sans l'être explicitement la théorie d'Empédocle est donc une théorie atomiste. Ainsi se trouve résolu le paradoxe de la permanence et du changement par la dynamique des combinaisons qui renouvellent l'individualité sans changer sa participation au Tout et à son Harmonie (13), puisque dans leur nature intrinsèque les éléments sont des entités inaltérables et inaltérées. Il faut noter que le champ d'action de l'Attraction et de la Répulsion exprime un continuum : quoique distincts et séparés les éléments ne se meuvent pas dans le vide. Cela implique qu'Empédocle n'est pas allé jusqu'au bout de son raisonnement, qui l'aurait conduit à la théorie atomique. Mais la notion d'action continue, quelle que soit la distance, d'attraction ou de répulsion, amène Empédocle à privilégier, comme l'a vait fait Anaximandre avant lui, la symétrie spatiale absolue, la nécessité première, la Sphère fermée sur elle-même, en repos et semblable à l'univers immobile imaginé par Parménide.
Mais la sphère initiale, sous l'action de la Répulsion qu'elle abrite en son sein, ne peut rester en repos : des parties apparaissent qui se repoussent, en créant une zone singulière autour de laquelle s'organise un tourbillon (δίνη). Du mélange premier des éléments, de l'Air s'est d'abord séparé pour se répandre tout autour, en cercle. Puis, le Feu a jailli vers le haut, laissant la Terre suintant l'Eau en bas. Ainsi la Sphère devient, localement Lumière et Jour au dessus, et Nuit en dessous (14). Et dès que le monde des éléments individualisés s'est constitué, le principe de Répulsion vient se fixer au centre du tourbillon pour laisser la place à l'Attraction qui engendre les corps comme nous l'avons vu plus haut. Ce processus n'est pas généralisé à l'ensemble de la Sphère universelle, mais peut se produire çà et là, accidentellement, et engendrer de façon purement contingente des mondes variés. Le reste est constitué de matière immobile. Toute création est ainsi le fruit du hasard des rencontres et de la nécessité des symétries, imposées par la Répulsion, puis par l'Attraction (15).
Sa description des phénomènes astronomiques et météorologiques n'apporte pas de grande révolution par rapport à ses prédécesseurs, et contient bien des éléments de la physique milésienne. Toutefois il insiste plus que de coutume sur les contraintes de la dynamique: c'est le mouvement rapide de la voûte céleste qui empêche le Soleil de s'en échapper et impose à la Terre, par symétrie, de rester au centre. Et sa théorie de la lumière émise par la demi-voûte céleste formant le jour annonce remarquablement la naissance des théories atomistes: la lumière est faite de particules minuscules qui sont émises par la voûte céleste avec une célérité si grande que leur mouvement nous reste imperceptible.
Empédocle donne, d'autre part, une image très élaborée de la genèse des êtres vivants, considérée comme se dérou lant en parallèle avec la genèse de la Terre. Issus d'un mélange d'eau et de terre les végétaux furent créés d'abord et servirent de première nourriture aux animaux apparus ensuite. Tous les différents organes sont produits accidentellement et sont associés entre eux par une règle d'harmonie (16). Tous sont rassemblés par l'Attraction qui deviendra attirance après apparition de la sexualité:
Privés de corps, les membres, sous l'empire de la Répulsion, erraient çà et là, disjoints. Mais dès qu'une divinité se fut unie à l'autre plus étroitement, on vit les membres s'ajuster au hasard des rencontres, et d'autres en grand nombre sans cesse continuèrent la chaîne; il naquit ainsi des êtres aux pieds tournant pendant la marche, aux mains innombrables, aux membres emmêlés. D'autres naissaient avec deux visages, deux poitrines, boeufs à face humaine ou au contraire hommes à crâne de boeuf, et encore les androgynes, créatures hybrides, aux membres délicats.
Les espèces se distinguaient en fonction de la proportion des divers éléments entrant dans leur composition: les êtres riches en eau restèrent aquatiques, ceux qui contenaient plus de feu s'élevèrent dans les airs, et les plus denses s'enfouirent dans la terre. Car, et c'est une autre loi première, le semblable attire le semblable. Ce dernier principe n'est d'ailleurs pas absolu car il peut y avoir aussi attraction des contraires, ce qui se produit par exemple dans certaines combinaisons d'eau et de feu.
De cette attraction, devenue attirance Empédocle en arrive à une réflexion sur le Désir, et il reprend alors à son compte les mythes orphiques des âmes errantes et la présence constante d'une mémoire (ἀνάμνησις) au sein des éléments séparés un jour néfaste par la Répulsion, souvenir qui les conduit à se rechercher pour se retrouver en cette fulgurante illumination qu'est l'Amour. Et cette réflexion préfigure l'image de la tessère que Platon développera longuement dans le Banquet.
La reproduction, la gestation, la naissance conduisent à un être qui respire, et dans un texte admirable, Empédocle fait l'analogie (17) entre le fonctionnement d'une clepsydre et la lutte entre l'air et le sang qui baignent tour à tour les organes au cours de la respiration, entretenant ainsi la vie, et donc la pensée. Celle-ci est produite par l'âme dans le corps, une âme, comme celle des milésiens, matérielle et d'une durée différente de celle du corps sans toutefois atteindre à l'immortalité. Empédocle lui-même, dans son deuxième traité, les Purifications, dit être le support d'une âme errante, parce qu'un jour elle avait suivi les conseils insensés de la Répulsion, et il dit avoir été garçon, fille, buisson, oiseau et poisson. Mais ce n'est pas la loi générale qui veut, le plus souvent, que du semblable naisse le semblable, et que les fils ressemblent aux pères. Faute de quoi naîtra le conflit, témoin humain de la naissance d'un univers:
Le père s'empare de son fils, qui a changé de forme; il le tue, l'insensé, en priant; et le fils crie, suppliant son bourreau dément; mais lui n'entend pas, et l'égorge, préparant dans son palais un abominable festin.
Sur cette image, premier jalon du cœur du présent essai, je laisse l'imagination poursuivre le raisonnement purificateur d'Empédocle (voir )...
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Notes
1: Ce dernier point sera développé dans la
deuxième partie de ce texte, s'il est développé un jour (Uios: Mondes,
Sciences, Harmonies et Morales).
2: En 545 l'Ionie fut envahie par les Perses.
Or, Zoroastre, qui vivait dans les années 600 venait de réinterpréter
les théogonies perses en un monothéisme dépouillé. Il est possible que
la démarche assez semblable de Xénophane ait été
inspirée par ce célèbre précédent. (retour au texte).
3: Ce thème sera développé plus loin. (retour
au texte)
4: Les implications épistémologiques de la
pensée héraclitéenne seront discutées dans une réflexion peut-être à
venir (Uios: Sciences). Je voudrais seulement noter qu'il y a ici
identité entre art et science. (retour au texte)
5: Devant la difficulté d'interprétation d'Héraclite
il est utile de donner le texte original, en plus d'une traduction.
Dans ce fragment les commentateurs sont divisés sur le sens du mot qui
peut être lu παλίντροπος ou παλίντονος., le préfixe - παλίν
- indique un retour en arrière et semble mieux convenir à une
situation dynamique, claire dans le premier cas mais moins visible
dans le second (παλίν indique une situation tendue, statique),
mais l'image de l'arc ou de la lyre donne un éclairage particulier à
la phrase et exprime bien les contraintes dynamiques qui produisent
l'harmonie. (retour au texte)
6: On peut peut-être voir ici l'une des
origines du Feu de l'Enfer qui a si profondément marqué les
générations qui nous ont précédés; mais la dimension héraclitéenne de
ce Feu n'implique pas directement l'idée d'une punition, mais
seulement l'idée d'un retour à la pureté essentielle. (retour
au texte)
7: Cette caractéristique s'applique sans
doute à tous les présocratiques, dans la mesure où pour la plupart
d'entre eux il y a identification entre la divinité et le principe qui
anime toutes choses. Toutefois il faut bien distinguer l'attitude
moniste, dans laquelle Dieu et les choses constituent un même objet,
et les attitudes dualistes, dans lesquelles Dieu est essentiellement
séparé de la matière, en gardant toutefois pouvoir de changement sur
elle. (retour au texte)
8: Qui explique l'inadaptation des
alcooliques: "lorsqu'un homme est ivre il est mené par un enfant;
il titube, sans savoir où va sa route, car son âme est humide";
ou encore: "une âme sèche est la plus sage (σοφωτάτη) et
la meilleure (ἀριστη)". (DK B117,118) (retour
au texte)
9: Arbitraire paternel ou divin, opposé à la
sujétion du fils. (retour au texte)
10: Je reprends pour Empédocle,
avec quelques modifications, la traduction des ces textes difficiles,
due à Y. Battistini "Trois contemporains Héraclite, Parménide,
Empédocle" Gallimard 1955 (retour au texte)
11: Il est d'usage de traduire les forces
invoquées par Empédocle (φιλία et νεῑκος) par
Amour et Haine. Il me semble que les connotations que nous associons à
ces mots n'existent pas dans le contexte physique d'Empédocle.
Il emploie φιλότης et non ἔρως (mais il est vrai
aussi le nom de la déesse de l'Amour, Aphrodite) pour le premier
terme, et νεῑκος exprime opposition, conflit, tension ou même
sans doute guerre, mais ne véhicule pas la connotation affective que
nous mettons dans la Haine. (retour au texte)
12: ἀλλασοντα : ce qui devient
autre, cf. ἀλλάζω, changer de l'argent, en démotique
actuel. (retour au texte)
13: Le principe attractif est parfois nommé
ἁρμονιά. (retour au texte)
14: Empédocle ajoute une
distinction, inspirée des modèles d'Anaximène entre l'Air
léger, proche du Feu (αἰθήρ), et l'Air proprement dit, qui est
une sorte de vapeur d'Eau (ἀήρ). (retour au
texte)
15: Si j'ai repris ici la thématique du
livre fameux de Jacques Monod, c'est non seulement parce que la
citation qu'il fait de Démocrite est apocryphe, mais surtout
que c'est sans doute Empédocle qui est le premier à clairement
établir l'idée, récurrente dans la physique d'Ionie, que toutes choses
sont le fruit du hasard et de la nécessité. Il dit d'ailleurs
explicitement, et au contraire de ce qu'affirmaient un certain nombre
de ses prédécesseurs comme les pythagoriciens ou Héraclite,
qu'aucun Dieu n'a présidé à la création. Quant à l'utilisation du mot
'hasard', consacrée par l'usage à cause du livre de Monod, il contient
pour nous des connotations étrangères aux philosophies présocratiques:
ce hasard là est tout simplement contingence, et n'implique aucune
rupture avec le principe de causalité, mais seulement l'absence d'un
accès explicatif à la vérité, pour l'être matériel limité qu'est
l'Homme. (retour au texte)
16: Empédocle insiste tout au long
de son poème sur le fait que la contingence préside à la création, ce
qui implique, contrairement à ce qu'Aristote cherchera à mettre en
évidence, que l'harmonie est le fruit gratuit d'événements contingents
et non causé par une Loi intelligente immanente, comme l'affirmait par
exemple Héraclite. (retour au texte)
17: La pensée naît de ce qui est semblable,
cela sustifie donc le raisonnement par analogie; on pense avec du sang
car c'est en ce fluide que les quatre éléments sont mélangés à la
perfection; la pensée n'est pas différente de la perception et
l'ignorance vient de ce qui est dissemblable (inadéquat)(retour
au texte).
Quatrième chapitre: les Eléates