archicube
L’entreprise de Platon était peut-être folle, comme le sera aussi, peut-être, celle de Pascal, car ce n’est sans doute pas notre fait de connaître l’origine du langage et les raisons qui font de lui le support naturel de notre pensée. Mais, du moins, lui était-elle imposée par le souci irrémédiable d’élucider les postulats de notre réflexion. L’attitude d’Aristote est peut-être plus sage, comme le sera aussi celle de Descartes, si elle nous enseigne seulement à accepter notre condition d’être pensants et à jouer de notre mieux ce personnage. Mais elle nous laisse insatisfaits, faute de pénétrer les principes de cette condition. Toute métaphysique du langage est hasardeuse, certes, mais aucune théorie de la connaissance ne peut être achevée sans une métaphysique du langage.

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Brice PARAIN


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Les langues de la découverte scientifique

Antoine Danchin 唐善•安東 & l'Archicube (a-Ulm)

Le texte ici présenté a été publié dans l'Archicube, le magazine de l'Association des Anciens Élèves, Élèves et Amis de l'École Normale Supérieure (a-Ulm), volume 9, décembre 2010, pp 48-52. Il visait à mettre en évidence l'importance de la langue dans la conceptualisation du monde, dans un contexte où l'entreprise de destruction de la langue française est devenue la règle.

Il est banal de reconnaître l'importance des langues dans ce que peut communiquer, par exemple, la raison poétique. L'intraduisible est la règle, et le "traduttore, tradittore" est un grand classique des sujets de dissertations. Mais est-ce vrai aussi de la science? La mathématique est si formalisée qu'on pourrait penser que la maîtrise d'une langue particulière, ou la communication du contenu des démonstrations et des théorèmes peut se faire indifféremment dans une langue quelconque. Ce n'est pas si sûr. Et peut-on savoir vraiment si l'inspiration, le type des thèmes choisis comme objets d'exploration en science, ne sont pas fortement déterminés par la structure des langues ?

Ce n'est qu'après avoir créé de toutes pièces un centre de recherche à Hong Kong que j'ai commencé à me poser sérieusement la question. Là, en effet, je me suis trouvé en face d’une civilisation et d’une langue totalement étrangères aux nôtres. J’ai dû comprendre que de même que la toile de nos tableaux est entièrement peinte, celle des chinois est vide à moitié : tout n’y est pas dit, et le contexte décide du sens, d’une façon beaucoup plus importante que ce à quoi nous sommes habitués.

On prépare l’avenir en créant une image intérieure de l’environnement

Cela n’est pas indifférent : pour vivre, il faut anticiper, et anticiper suppose construire une image intérieure du milieu dans lequel on vit. C’est ce qui permet de faire des choix. Il est utile par conséquent de laisser assez de place pour ce processus. Les microbes eux-mêmes se font une représentation du monde. Ils utilisent pour cela bien plus que le cœur nécessaire à la construction de l’usine cellulaire (quelques centaines de gènes), mais bien un ensemble dont nous ne connaissons pas pour l’instant le nombre, celui des gènes dont on dit qu’ils sont transférés horizontalement (c’est à dire non pas au travers des générations, mais bien durant la vie d’un individu). La découverte inattendue de ces gènes a été la première leçon de l’étude des génomes, il y a vingt ans. De même, pour l’homme, l’anticipation – prélude à la découverte – se fait au sein d’une civilisation particulière, et dans une langue particulière.

Dans mon laboratoire à Hong Kong, se côtoyaient trois grands ensembles linguistiques et philosophiques : le système hypothético-déductif typique du monde gréco-latin, l’empirisme radical anglo-américain, et la propension des choses, 勢, mesure chinoise du contexte. Nos discussions scientifiques – il s’agisssait de biologie, bien sûr – se déroulaient tous les mercredis après-midi, au département de mathématiques de l’Université de Hong Kong. Ngaiming Mok, mathématicien amoureux des langues (il en parle couramment dix au moins) avait su convaincre ses collègues de se joindre à nous. Et nous avons vite compris que la communication entre nous tous (caucasiens – le mot est banal à Hong Kong – et asiatiques) était fortement tributaire des langues que nous utilisions. Bien sûr, le cœur était en anglais (le putong hua et le guangdong hua ne sont pas directement compréhensibles par leurs locuteurs mutuels). Mais nous avions une façon de poser les questions bien différente, selon notre origine.

Comprendre et inventer : les langues procèdent du général au particulier, du particulier au général, et du contexte

Si nous naissons avec une aptitude grammaticale au langage, nous ne naissons pas avec une langue que nous aurions héritée indépendamment du contexte de notre naissance. La langue est le lieu privilégié de la construction d’une représentation du monde, héritée non pas au travers de nos gènes – ce qu’ils nous transmettent est le schéma grammatical universel sous jacent, pas la spécificité de la langue, mais de façon épigénétique, au travers de l’histoire de notre naissance. Nous l’apprenons très tôt, et cette langue façonne notre rapport au monde, certainement beaucoup plus que nous ne le pensons. L’ordre des mots, en français, force la pensée à aller du général au particulier. C’est exactement l’inverse en anglais. Or il n’est pas indifférent de dire OTAN ou NATO. De même, pour parler de cette institution, dans un contexte libre, on commençait plutôt à faire allusion au bombardement de l’ambassade de Chine à Belgrade (轟炸中國駐貝爾格萊德大使館), du moins à l’époque.

Et si j’ai volontairement écrit quelques mots en caractères chinois, c’est pour faire comprendre la question qui s’est posée à moi lorsque j’ai dû expliquer à nos collègues chinois, ce qu’est le “changement de cadre de lecture” en génétique moléculaire. Il s’agit du processus suivant. Tout se passe, en génétique, comme si la cellulle procédait à une suite de réécritures de textes écrits avec des alphabets différents. En bref on doit réécrire un texte écrit avec un alphabet de quatre lettres en un texte écrit avec un alphabet de vingt lettres. Il est facile de comprendre que cela ne peut se faire que si les lettres du premier texte sont regroupées, et pour permettre de définir vingt lettres la correspondance utilise des suites de groupes de trois lettres du premier alphabet (il y en a donc soixante-quatre, ce qui fait que la loi de correspondance, le code génétique, est une loi redondante, plusieurs triplets pouvant spécifier une même lettre du deuxième texte).

Cette réécriture suppose un découpage du premier texte en groupes de trois lettres successives. On a donc, pour un même texte, trois découpages possibles, correspondant à trois “cadres de lecture”. On comprend aussitôt que cela signifie que suivant qu’on lit le texte dans l’un des trois cadres, sa réécriture finale sera bien différente. Le glissement d’un cadre de lecture à l’autre est donc un problème central de la génétique, et la source d’une infinité de variations de l’expression des gènes, et bien sûr de mutations.

On remarque aussitôt que ce processus est directement lié à la structure alphabétique de l’écriture. En raison de son abstraction, il est cependant souvent difficile à comprendre, bien qu’il soit d’une simplicité évidente. Son caractère alphabétique le rend particulièrement difficile à saisir pour quelqu’un qui a été formé à l’écriture des idéogrammes chinois, où le regroupement de caractères existe bien, mais n’est que très peu marqué par un cadre de lecture (des prépositions, dont le statut même est discuté, jouent un peu ce rôle). Il nous a donc fallu un temps significatif pour expliquer ce concept, fondamental en génétique, au public chinois de notre séminaire.

C’est dans sa langue maternelle qu’on fait des découvertes

Cette constatation est-elle générale ? L’objet de la science est la création d’une sorte de degré zéro de la connaissance, qui permette de véhiculer sans solution de continuité les concepts et les raisonnements liés à une représentation du monde. Les modèles de la science, conçus comme distincts de la réalité – nous ne pouvons avoir accès à la vérité du monde – sont destinés à être confrontés à cette réalité pour en mesurer l’adéquation. Et c’est leur inadéquation qui déclenche, de façon récursive, leur progression (qui passe parfois par un rejet pur et simple). Une page de démonstration mathématique est en effet souvent compréhensible quelle que soit la langue utilisée. De même, l’objectif d’une partie de la biologie synthétique est de produire des textes descriptifs d’expériences qui soient directement lisibles par des ordinateurs, quelle que soit la langue du chercheur qui les utilise.

Mais dans un cas comme dans l’autre on ne se préoccupe pas du processus de la découverte. On le suppose donné. On suppose aussi que comprendre se fait aussi bien dans sa langue maternelle qu’en anglo-américain. La question qui se pose alors aujourd’hui, en raison de la domination quasi-universelle de ce sabir comme langue de communication scientifique, est de savoir s’il est possible de procéder autrement, et d’imaginer des solutions pour développer autrement la genèse et la communication de la science. La langue la plus parlée au monde, probablement, est le putong hua (le chinois “mandarin”), et il existe déjà de nombreux articles publiés en Chinois. Il suffit de se demander ce que nous ferions si, demain,  la majeure partie de ce qui se publie l’était dans cette langue pour comprendre l’acuité de la question. Umberto Eco se faisait l’avocat de l’esperanto. Vu le nombre des locuteurs, cela semble une cause perdue. Alors, une, ou plusieurs langues, et lesquelles ?

Devenue publicité, la science communique désormais au moyen du même sabir que le monde commercial

La science s’apparente de plus en plus à la publicité : bien souvent, il faut payer pour publier ses travaux, et l’idée même d’un “impact” des publications indique bien que ce n’est pas le savoir qui compte en premier, mais la perception qu’en ont les divers pouvoirs constituants nos sociétés. Il y a donc à la fois une dimension rhétorique (il faut convaincre), une dimension politique (il faut s’assurer le soutien du pouvoir légitime) et une dimension économique (la vente de textes et d’images est associée à la science) dans la création et la communication du savoir. Il n’est pas difficile de comprendre le rôle qu’ont les langues dans ces contraintes. Et l’avantage immense aujourd’hui – cela n’a évidemment pas toujours été le cas – des locuteurs anglais ou américains se traduit immanquablement par une domination parfaitement injustifiée en termes d’inventivité et de pouvoir économique. A l’inverse nous pouvons soupçonner que cela se fait au prix d’un ralentissement important du processus de découverte. D’ailleurs l’impression qu’on a d’une accélération de la science et de ses applications n’est qu’une illusion. Il y a au moins trois millions de chercheurs en biologie dans le monde, et si l’on compare leurs découvertes à celles du XIXe siècle, par exemple, on ne peut qu’être frappé de leur extrême indigence. De même, les grandes révolutions scientifiques se propagent toujours aussi lentement.  Pour moi, le théorème de Landauer, qui démontre la réversibilité du calcul, avec pour conséquence le fait que la création d’information nouvelle ne demande pas d’énergie contrairement à l’intuition, est une révolution comme il n’en arrive que tous les millénaires. Il date de 1961 et n’est presque pas connu, ni compris, et surtout pas du monde dominant de la rhétorique associée à ce qui est présenté comme la Science au grand public.

Mais la traduction automatique va nous permettre de revenir à nos langues pour penser et inventer

Vers où allons-nous ? La situation est-elle figée ou désepérée ? Longtemps on a pu penser que les machines à traduire étaient une complète utopie (et le ridicule des traductions automatiques est là pour nous en convaincre). Cependant il suffit, aujourd’hui, d’utiliser le service de traduction libre que Google met en ligne pour comprendre que d’immenses progrès ont été faits. Bien sûr, il y a des contresens complets, je viens de soumettre “les poules du couvent couvent” et j’ai obtenu “hens convent convent », mais il est souvent possible d’avoir beaucoup mieux qu’une grossière approximation. La phrase qui précédait était ainsi traduite : « But just today, using the translation service that Google offers free online to understand that considerable progress has been made. » Nous ne sommes plus très loin du sens. Et j’avoue l’utiliser souvent désormais pour comprendre, au moins superficiellement, le contenu de sites chinois.

Et, après tout, il nous faut nous tourner vers le futur, et donc anticiper la progression continue de la traduction automatique. Il sera temps alors, à mon sens, de revenir à l’écriture des articles scientifiques dans sa langue maternelle. Je pense que cela aura pour conséquence importante la restauration de l’imaginaire scientifique et l’accélération d’une créativité qui a été bien malmenée depuis quelques décennies, sans qu’on s’en rende compte, en raison de l’augmentation énorme du nombre des personnes qui se consacrent à la recherche scientifique.