Jean PERRIN
Épistémologie
Thèmes apparentés
Grèce contemporaine
Le paradoxe du continu et du discontinu
Jusqu'ici (1) nous avons rappelé, d'une façon certainement non dépourvue de parti pris, et avec des interprétations personnelles et modernes, trois approches différentes conduisant à la production, au souvenir ou à la découverte de la Connaissance : les milésiens inventent des modèles explicatifs cohérents, proches des phénomènes astronomiques et météorologiques, les pythagoriciens donnent plus d'importance à la sagesse immanente du Nombre (2), créateur de la Loi (Λόγος) qui gouverne le monde, et les auteurs inspirés disent de façon prophétique un savoir qu'ils héritent soit de la Vérité elle même, soit de ses apparences, soit encore de la mémoire de leur histoire passée. Dans tous les cas se pose le problème des relations entre le monde réel et ce qu'on en perçoit. C'est peut être Empédocle qui discute le plus en profondeur la façon dont nous pouvons approcher la Vérité, par le seul canal de nos organes sensoriels. Il n'en tire cependant pas de conclusions générales sur la nature intrinsèque des choses et c'est à l'École de Parménide, lui-même héritier de Pythagore et en partie de Xénophane que revient le mérite d'avoir approfondi cette dualité: que pouvons-nous dire du monde réel et de ses apparences si nous affirmons que les Lois de l'Univers doivent rester inchangées quel que soit le point d'observation choisi ?
La Grèce de l'Ouest était le berceau de la réflexion sur les propriétés arithmétiques du monde, grâce au développement de l'école ésotérique de Pythagore et de ses successeurs. Cette recherche, qui prenait ses racines dans l'antique savoir de Babylone et d'Égypte, vit son succès se répandre avec l'intérêt que suscitaient ses applications: mise en forme de l'harmonie musicale, création raisonnée des alliages métalliques et d'une métallurgie, règle des proportions en peinture, en sculpture et en architecture, mise en évidence des cycles biologiques, associés aux cycles météorologiques et astronomiques... Toute cette réflexion, répandue dans cette partie du monde grec jusqu'à l'enseignement d'Empédocle était assise sur la théorie qui voulait, tout à l'opposé de ce qu'avaient mis en place les physiciens d'Ionie, producteurs d'hypothèses et de modèles, que des prophètes privilégiés parlent à une petite élite de la vérité qu'ils ont reçue. L'originalité de Parménide et de ses successeurs fut donc de divulguer la substance de leur initiation aux mystères de la Vérité, en mettant en évidence les paradoxes soulevés par les voies proposées par leurs prédécesseurs et contemporains, pythagoriciens en particulier. Parménide naquit vers 515 dans la ville d'Élée (fondée vers 540 par des Ioniens fuyant la conquête Perse). Il composa en texte en vers, De la Nature, dans lequel il expose à usage public, sa pensée (3). Ce texte est à la fois cosmologie et épistémologie (4), l'une n'allant pas sans l'autre, et décrit les voies de la connaissance ainsi que son objet. Ces voies sont au nombre de deux, la Voie de la Vérité (ὀδός ἀληθειης) et la Voie des Opinions (ὀδός δοξῶν) (5). La Vérité correspond à l'état intrinsèque de la nature, état totalement indépendant (objectif) de son observateur; et l'opinion à notre perception, ou rationalisation de celle-ci.
Ce que Parménide cherche à mettre en évidence c'est, d'abord, par un raisonnement logique, les contradictions où nous conduisent nécessairement nos sens. La vérité n'est pas contradictoire (par définition) et s'il apparaît en quelque point un paradoxe c'est non pas que la vérité soit différente mais que nos sens nous font illusion. Tout être (et comme nous le verrons il existe un Être unique et immobile pour Parménide (τὸ ἐόν) résulte de la fusion d'un principe moteur (ψυχή) qui lui donne vie (ζωή), esprit (νοῦς) et pensée (φρόνησις) avec une structure matérielle.
La vérité se réduit à la suite raisonnée, dont les conséquences sont innombrables:
(i) L'Être est, le Non-être n'est pas
(ii) L'Être est éternel : incréé (ἀγένητον) et impérissable (ἀνώλεθρον)
(iii) L'Être est complet (οὐλομελες : global, sans membres séparés), immobile (ἀτρεμές) et sans fin (ἀτέλεστον)
(iv) L'Être est éternellement présent : il n'a ni ni passé ni avenir
(v) L'Être est Un et continu
Ces propriétés de l'Être sont issues de l'enchaînement logique simple suivant:
1. Ce qui est ne peut pas ne pas être
2. Commencer ou finir présuppose la non existence avant ou après, en vertu de 1. c'est impossible
3. De même le mouvement est impossible, car il suppose que l'Être apparaisse là où il n'était pas auparavant et disparaisse là où il se trouvait.
4. Ce raisonnement appliqué à l'espace s'applique aussi au temps; l'Être n'a donc ni passé ni avenir.
5. L'Être est non divisible et homogène (ὅμοιον) sinon il lui manquerait quelque chose en un point et quelqu'autre chose ailleurs; or, s'il lui manquait quelque chose il lui manquerait tout, toujours en vertu de 1. (en effet il y aurait du Non-Être localement, ce qui est impossible).
6. En conséquence l'Être est continu et Un, et le vide n'existe pas.
Parménide ne va pas au delà de ces simples conséquences et, en particulier, il imagine que l'Être n'est pas sans limites (car il possède tous les attributs, donc la limite) et l'Être est alors identifié à la Sphère, mais pas seulement à la Sphère d'Anaximandre, dont on conçoit bien qu'elle est plongée dans quelque chose, mais une Sphère, forme pure, voisine de la Sphère immuable de l'Espace-Temps (sous réserve de l'anachronisme conceptuel correspondant).
Aussi n'est-ce que pur Nom Tout ce que les mortels ont édicté, persuadés qu'en cela gisait la vérité. (6)
γὶγνεσθαὶ τε καὶ ὂλλυσθαι, εἲναι τε καὶ οὔχι, Naître et disparaître, être ou ne pas être Aussi bien que changer de lieu ou modifier son éclat grâce à la couleur.
Ainsi la découverte majeure du chef de file de l'Ecole Éléate est la suivante: discontinuité est une caractéristique intrinsèque de nos possibilités de perception, d'observer et de mesurer, elle sous-tend donc toutes nos représentations du monde et il nous est donc impossible de nous en affranchir ; or, dès que l'on est amené à la mettre en question par le raisonnement (du type, affirmer l'existence du Non-être est une proposition contradictoire) on est conduit à une impasse; n'est il donc pas possible d'imaginer que la réalité, qui ne peut être contradictoire, soit continue au lieu d'être discontinue et que les apparents paradoxes issus de cette continuité essentielle ne sont que le signe de notre position biaisée d'observateurs, nécessairement astreints à ne percevoir le monde que par des éclairs, fragments séparés et disjoints, nous donnant l'illusion du discontinu. Et c'est alors l'acte humain qui consiste à nommer les choses qui est producteur de notre connaissance scientifique, avec l'inévitable erreur associée à l'opinion qui s'y attache nécessairement.
Parménide se trouve donc opposé de façon radicale à la discontinuité intrinsèque de la théorie du Nombre, chère à l'école pythagoricienne, mais aussi à la Loi héraclitéenne de l'éternel changement. Sa position majeure est de soutenir qu'il existe quelque chose de permanent, quelque chose qui se conserve et nous permet, par référence, de raisonner sur le monde. Son successeur Zénon va détailler plus clairement ce qui est criticable, et loin de la vérité, dans l'opinion qui veut que le discontinu constitue une caractéristique essentielle du monde.
Comme Parménide natif d'Élée, Zénon fut le disciple zêlé du maître. On ignore presque tout de sa vie (sauf qu'il mourut sans doute de mort violente, pour des raisons politiques) et beaucoup de son oeuvre. Il semble qu'il consacra sa réflexion à une critique détaillée des concepts de discontinu à l'oeuvre chez les disciples de l'École de Crotone. Pythagoricien hétérodoxe, comme le furent tous les tenants de l'École Éléate, il fut en butte à la critique de ceux-ci qui l'accusèrent de rompre le secret qui devait être la règle. Et Zénon pour se défendre prétendit qu'on lui avait volé son manuscrit, et publié, avant qu'il ait pu décider si le contenu pouvait en être divulgué. Zénon n'écrivit pas de cosmologie, et sa contribution est essentiellement due à l'invention d'une méthode: la démonstration par l'absurde. On n'en a presque rien conservé et il ne reste que trois fragments intacts où la technique de son raisonnement est remarquablement illustrée, et six thèmes, développés par Aristote et malheureusement considérablement altérés par celui-ci, qui cherchait à ridiculiser l'Éléate plutôt qu'à comprendre son point de vue.
Nous avons tous plus ou moins appris qu'il existe un argument de Zénon sur la nature du mouvement, mais rares sont ceux qui ont appris comment se posait le problème. Les pythagoriciens de l'École de Crotone affirmaient que toutes choses sont composées d'entités distinctes et mesurables, et ainsi que le monde est réductible au Fini. Parmi ceux-ci, ceux qui avaient la pensée la plus élaborée, imaginaient que ces entités peuvent constituer des rapports de nombres entiers (7), mais que leur arrangement correspond à une structure réellement discontinue et de l'espace et du temps. Ce n'est qu'après les démonstrations de Zénon et la mise en évidence du principe de divisibilité à l'infini par Anaxagore, qu'Archytas utilisa le déplacement de lignes pour engendrer des formes géométriques, implicitement continues. L'argument de Zénon se développe donc en deux temps, d'abord l'énoncé d'une hypothèse conforme aux principes pythagoriciens, puis un enchaînement logique qui démontre par l'absurde que l'hypothèse ne tient pas. Comme il existait deux courants différents dans la pensée des pythagoriciens, les uns imaginant l'existence de grandeurs en unités de type arithmétique, les autres invoquant des unités infiniment petites mais non sommables à l'infini, Zénon proposa des arguments distincts pour réfuter séparément chacune de ces façons de voir. Ainsi trouve-t-on dans les arguments de Zénon deux sortes d'espace (non infiniment divisible et infiniment divisible) et deux sortes de temps (non infiniment divisible et infiniment divisible). Cela l'oblige, en les combinant deux à deux, à imaginer quatre façons de voir le monde, toutes incompatibles avec la notion de mouvement, pourtant d'observation courante. Trois nous ont été grossièrement restituées par Aristote :
a. Cas de la dichotomie (espace infiniment divisible, temps non divisible à l'infini): un mobile doit parvenir à mi-chemin avant son terme s'il doit jamais parvenir au but; de même, dans la moitié restante il doit d'abord atteindre la moitié, et ainsi de suite à l'infini (puisque l'espace peut se diviser infiniment en entités rationnelles). En vertu de la structure discontinue de l'espace et du temps on doit associer à chaque étape un temps minimum, correspondant à l'unité de temps, finie, la plus petite (qui existe par hypothèse). Le mobile mettra donc un temps infini (somme d'une infinité d'éléments de taille minimale finie) à parvenir au but, ce qui est contradictoire avec l'observation courante: si le mouvement existe, alors le temps et l'espace ne peuvent donc pas avoir la structure discontinue postulée initialement.
b. Achille et la tortue (espace infiniment divisible et temps infiniment divisible): Achille et la tortue doivent parcourir le même chemin, et la tortue part la première, au moment où Achille prend son départ il doit parcourir au moins le trajet déjà effectué par la tortue pour la rattraper; mais arrivé à ce point la tortue aura eu le temps d'avancer d'une certaine longueur, et le problème se pose à nouveau dans les mêmes termes et ainsi de suite à l'infini. Or si l'on admet la discontinuité fondamentale du temps et de l'espace, on doit supposer que la somme infinie de temps élémentaires, même infiniment petits, n'est pas finie, et par conséquent qu'Achille n'atteint pas la tortue (8), ce qui à nouveau est contraire à l'observation et implique donc que le postulat de discontinuité est à rejeter, avec les hypothèses correspondantes sur la structure fine de l'espace et du temps.
c. Argument de la flèche (espace non divisible à l'infini, temps divisible à l'infini): si l'espace est formé d'unités distinctes et mesurables il est nécessaire que la flèche puisse sauter de l'un des intervalles au suivant (9); en effet la flèche occupe un espace égal à elle-même, puisqu'elle ne peut être en deux endroits en même temps (car l'espace est supposé être constitué d'entités discrètes) elle est donc au repos; au cours de son mouvement la flèche se trouve donc immobile à chaque instant, or comme le temps est divisible à l'infini cela veut dire qu'à deux instants voisins mais distincts la flèche se trouvera au même endroit, ce qui est contraire à l'hypothèse du mouvement; par conséquent on doit rejeter les conjectures faites sur la structure du temps et de l'espace.
d. Argument des corps en mouvement (espace non divisible à l'infini, temps non divisible à l'infini) : Zénon imagine ici une famille de masses égales se mouvant en sens contraire, à partir des deux extrémités du stade, le long de repères régulièrement espacés, correspondants aux unités spatiales distinctes. On se rend compte qu'il apparaît immédiatement un paradoxe, du fait que la vitesse apparente des corps en mouvement les uns par rapport aux autres est égale (du fait que les unités de temps sont elles aussi finies) à la vitesse de ces mêmes corps par rapport aux repères fixes, ce qui est évidemment contraire à l'observation courante. Ainsi cette structure particulière du temps et de l'espace ne semble pas plus raisonnable que les autres.
Deux derniers arguments nous ont été conservés. L'un joue sur l'enchaînement du raisonnement:
Si tout être doit se situer en un lieu, alors puisque ce lieu est lui-même un être il doit se trouver en un lieu et ainsi de suite. Cela prouve que tout être est identique à son lieu. On a certainement là l'une des premières manifestations du caractère géométrique de la logique, sur lequel je reviendrai.
Le dernier argument, considéré par certains comme puéril, paraît être l'illustration de la nécessité de définir avec précision les concepts utilisés avant de construire un raisonnement: si une certaine quantité de grain tombe en émettant un son, alors c'est qu'il existe une relation entre la masse et le son, en conséquence de quoi un seul grain, ou une fraction infime de grain, devrait tomber en émettant un son; si l'on admet au contraire qu'il n'y a pas de relation entre le son et la masse, il existe alors une quantité minimale qui tombe sans bruit, et il suffirait alors d'ajouter une quantité infime pour que le bruit apparaisse, ce qui, par raison de symétrie (10), paraît absurde.
La conclusion des quatre paradoxes de Zénon est claire : quelles que soient les hypothèses impliquant une discontinuité du temps et de l'espace il est impossible de rendre compte du mouvement; ces hypothèses sont donc inadéquates et il s'en suit qu'il convient d'imaginer que temps et espace sont continus. Les fragments intacts qui nous restent appliquent ce genre de méthode de démonstration par l'absurde à la structure de l'espace, et aux "unités" qui le composent, et là encore Zénon conclut à l'inadéquation inhérente au discontinu.
Pourtant le monde de Parménide ainsi justifié par l'absurdité du discontinu n'est pas exempt de paradoxes, et c'est à un troisième Éléate, Mélissos de Samos, que revient le mérite d'avoir précisé la nature de ces paradoxes.
Des rivages de l'Asie Mineure la pensée grecque s'était répandue et développée vers l'ouest en Sicile et au sud de l'Italie. Par un juste retour des choses c'est à Samos, près des côtes de l'Asie Mineure, déjà célèbre par la naissance de Pythagore, que vint finir l'école Éléate. En effet son dernier maître, et sans doute son plus profond penseur fut un amiral samien qui infligea une sévère défaite en 441-440 à la flotte de Périclès. Une telle injure à la puissance d'Athènes alors à son apogée ne pouvait rester impunie et, l'année suivante, Samos fut réduite et Mélissos disparut (peut-être fut-il tué). Plus grave, sa mémoire fut systématiquement éliminée et bientôt il ne resta presque plus rien de ses écrits - De la Nature ou De l'Être - alors que les doxographes passèrent leur temps à le ridiculiser, plus encore que Parménide. Dans ce concert de critiques Aristote prend une place à part à cause de son animosité violente contre ce penseur original si profondément éloigné du dualisme aristotélicien: l'Être éléate - animé, bien entendu - est Un, et surtout du reste pythagoricien qui hante le discours du Lycée et attribue au Fini les caractères de la perfection.
En effet Mélissos reprend à son compte les arguments de Parménide sur la nécessité rationnelle de penser que quelque chose (l'Être) existe qui se conserve. Mais il y ajoute un raisonnement approprié pour se débarrasser d'une faiblesse surprenante de la théorie de Parménide: la finitude spatiale de l'Être. L'argument de Mélissos est semblable à celui qu'avancera Archytas (cf. Pythagoriciens) et conduit à dire que l'Être est non-limité. Mais Mélissos va beaucoup plus loin. En effet, il affirme par le raisonnement que les deux infinis, l'infini du temps et l'infini de l'espace sont nécessairement liés dans la définition de ce-qui-ne-change-pas. Il introduit donc une homogénéité dans les propriétés de ces notions premières que sont l'espace et le temps. Cette façon de voir sera écartée pendant plus de deux millénaires après les déclarations définitives d'Aristote qui affirme que la finitude est un des attributs essentiels de l'harmonie de l'espace. Et pourtant Platon, dont la célébrité et l'influence ne sont pas moindres que celles d'Aristote, adopta le mode de raisonnement de Mélissos sur l'Être, en en reconnaissant d'ailleurs la paternité aux Éléates. Mais le dualisme de sa pensée, incompatible avec le monisme rigoureux de l'école d'Elée voua cette dernière à l'oubli. La sphéricité de l'Être, sa perfection, son homogénéité, son immobilité sont pour Mélissos attribués à l'espace-temps. Il reprend en effet les arguments de Parménide et pousse cette fois leur logique à son terme: Rien ne naît de rien: cela implique que le temps n'est pas fini, mais tout ce qui naît a un début et une fin. Et l'on peut donc conjecturer que ce qui n'est pas né n'a pas de limites (11). Ce qui est infini dans le temps est donc aussi infini dans l'espace: L'Être devient donc un invariant absolu, obtenu par un raisonnement et nécessaire au raisonnement, comme seule référence permettant de distinguer la cause et l'effet, l'action et la réaction. L'observation des choses, on le sait, ne révèle pas l'immuabilité de l'Être, et aucune chose, aucun phénomène, pris isolément ne pourra jamais atteindre l'éternité et tout aura une fin: Il est en effet impossible que soit éternel ce qui n'est pas totalité. Le principe invariant est donc le Tout qui reste inchangé en quantité et en qualité :
Mélissos, par ailleurs, reprit les arguments de Parménide et de Zénon pour tenter de démontrer que l'être est immobile, sans se rendre compte que la question du mouvement n'avait plus de sens pour être développé dans l'espace et dans le temps... À ce stade il pouvait paraître que l'école Éléate allait ouvrir de nouveaux chemins de la connaissance. Mais l'histoire en a décidé autrement : Samos fut réduite par Athènes et le nom de Mélissos autrefois vainqueur de la cité de Pallas fut vaincu. Platon pourtant fit la louange de la grandeur de la pensée éléate, mais Anaxagore avait déjà indiqué le chemin du dualisme que Platon reprit et l'Académie à sa suite. Plus graves, quelques années après furent les attaques d'Aristote obnubilé par le développement de sa propre pensée et incapable de comprendre la solution du paradoxe de la permanence et du changement, et l'espace-temps imaginé par une amiral samien sombré dans l'oubli.
1: Outre les sources déjà citées mon commentaire s'appuie ici sur la remarquable étude de J. Zafiropoulo L'École Éléate ed. Les Belles Lettres 1950. (retour au texte)
2: En fait du petit nombre. Comme dans toutes les symboliques numériques on dépasse rarement le nombre des jours du cycle lunaire ou solaire... et les propriétés géométriques des polyèdres n'existent que pour quelques petits nombres. (retour au texte)
3: Il y a une certaine contradiction entre le désir d'enseignement public de Parménide et l'usage des vers. En effet les contraintes de la poésie, rythmiques en particulier, sont difficilement compatibles avec la précision requise par les sujets de ses démonstrations. Il s'agit très probablement d'un reste de tradition pythagoricienne dont on sait que l'ésotérisme empêchait la divulgation, et donc l'écriture; les disciples de Pythagore devaient donc tout savoir par coeur et, dans ce cas, la versification est un soutien certain, en particulier pour les textes de grande ampleur. Le prologue du poème de Parménide est d'ailleurs clairement le rappel de l'initiation reçue par l'auteur des mains de la Déesse (Vérité). (retour au texte)
4: L'épistémologie sera développée plus loin. (retour au texte)
5: A ces deux voies correspondent deux modes d'accès à la connaissance, un mode subjectif qui correspond à la perception directe de la vérité, grâce à l'élément animé qui se trouve en chacun de nous (ψυχή) et qui communie directement avec l'âme du monde, un mode objectif qui perçoit essentiellement l'architecture des choses en en oubliant le moteur, et qui donne une opinion sur le monde. (retour au texte)
6: Le nominalisme reste une préoccupation constante, de nos jours encore, et l'on se souvient du poème de Jose Luis Borges, El Golem:
"Si (como el griego afirma en el Cratilo) El nombre es arquetipo de la cosa, En las letras de rosa esta la rosa Y todo el Nilo en la palabra Nilo. (...)
7 : Des nombres rationnels, par conséquent. (retour au texte)
8: Les définitions mathématiques du continu n'existaient pas encore et on ne pouvait concevoir que Σ 1/2n soit un nombre fini. D'ailleurs l'association d'une unité minimale à chaque intervalle de temps conduit bien à une somme infinie. (retour au texte)
9: Il existe aujourd'hui un analogue formel de ce paradoxe, et qui ne prête pas à sourire : on parle sans question de la "promotion" d'un électron qui saute d'une "orbitale" à une orbitale supérieure après absorption d'un photon par exemple... (retour au texte)
10: Dans cet argument il y a en germe toute une réflexion sur le continu, qui, redécouverte deux millénaires plus tard, conduira à une certaine définition du continu en mathématiques. On y trouve en plus un raisonnement algébrique sur les extrema qui opère encore aujourd'hui très efficacement. Enfin, les problèmes liés à la symétrie sont toujours d'actualité. On les retrouve dans toutes les lois qui gouvernent l'Univers; on considère le plus souvent que lors des transformations d'espace ou de temps il y a conservation de la symétrie, ou que toute action implique une réaction; il arrive parfois qu'on soit obligé, pour conserver d'autres caractéristiques du modèle, de postuler une violation spontanée de la symétrie; il conviendrait dans ce cas (mais c'est rarement fait!) de se souvenir de l'argumentation de l'Éléate, et de se demander si toute la théorie n'est pas à reconsidérer plutôt que d'introduire un postulat de ce type. Cependant le raisonnement éléate implique une forme d'équilibre des forces en présence imposant la symétrie. Il va de soi que dans d'autres circonstances la symétrie, au contraire, est très difficile à maintenir, et se brise spontanément: si l'on doit tomber d'un sommet, on ne peut le faire que d'un côté ou de l'autre, pas des deux à la fois. (retour au texte)
11: Ce raisonnement n'est pas un syllogisme et il est donc en butte aux sarcasmes d'Aristote. Il convient pourtant de se souvenir que les règles du syllogisme - établies par Aristote - n'avaient pas encore été proposées au temps de Mélissos, comme le remarque J. Zafiropoulo. (retour au texte)
Cinquième chapitre: les Atomistes