Thésée
Le navire à trente rames sur lequel Thésée s’était embarqué avec les jeunes gens offerts au Minotaure, et qui le ramena victorieux à Athènes, fut conservé par les Athéniens jusqu’au temps de Démétrius de Phalère. Ils en changèrent les planches au fur et à mesure qu’elles vieillissaient, les remplaçant par des pièces neuves, plus solides. Aussi les philosophes, dans leurs discussions sur la nature du changement des choses choisirent-ils ce navire comme exemple, les uns soutenant qu’il reste le même, les autres qu’il est différent du navire de Thésée

Vies des Hommes Illustres
PLUTARQUE


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Sélection naturelle et immortalité

Ce texte est une lecture de huit minutes, destinée à un large public éclairé. Il est donc très schématique. En particulier on pourra remarquer en filigrane la figure du démon de Maxwell, expérience de pensée de la deuxième moitié du XIXe siècle, qui illustre de façon éclairante l'irruption de l'information comme nouvelle catégorie du Réel. Un certain nombre de publications de l'auteur viennent étayer cette façon de voir. La métaphore du vaisseau de Thésée a été développée dans un livre, La Barque de Delphes (1998).

Mesdames et messieurs les présidents et secrétaires perpétuels des académies, chers consœurs, chers confrères, mesdames, messieurs,

Ce bref exposé sera consacré à la science. A l'opposé de l'Art, la Science n'a pas de noms, sinon par le style, mais je tiens cependant à dédier ce moment à la mémoire de Marianne Grunberg-Manago, qui fut présidente de cette compagnie, et sans qui le mathématicien que j'étais ne serait jamais devenu le généticien que je suis aujourd'hui.

Lorsque Thésée vainqueur fit rame pour Athènes en revenant de Crète, les Athéniens souhaitèrent conserver la mémoire de sa victoire sur le Minotaure. Ils décidèrent de mettre à flot chaque année son vaisseau à la date anniversaire de son retour.  La cérémonie se déroula heureusement pendant de nombreuses années.  Mais vint le temps où le navire vieilli ne put flotter qu'après qu'on eut remplacé les planches qui avaient pourri au mouillage.  Le moment arriva où plus aucune des planches originelles ne forma le vaisseau vainqueur. Plutarque remarque que cela déclencha une longue querelle entre les philosophes: était-ce toujours le vaisseau de Thésée?

Au delà de la matière des planches, il y a dans le navire quelque chose qui possède une réalité physique et qui se conserve.  Cela lui permet de flotter mais ce n'est pas la matière.  C'est une propriété semblable, une information, qui donne aux organismes vivants leur originalité.  La quête centrale de la biologie est de comprendre comment cette information se construit et se transmet au cours des générations, tout en permettant d'interagir avec l'environnement.

Cette métaphore illustre ce que nous savons tous : notre corps est en perpétuel renouvellement, si bien qu'après quelques années il ne reste pas grand chose de ce qui nous constituait à l'origine.  Pourtant nous avons bien le sentiment d'être la même personne. Il reste un élément central, fait de matière et d'information et concomitant du sentiment d'identité, à savoir la mémoire sculptée peu à peu dans la masse cérébrale et qui garde l'image de nos expériences passées.

La quête de l'immortalité, thème récurrent porté par les media de masse, doit donc gérer une contradiction : perpétuer l'identité individuelle oblige à vieillir, alors que l'immortalité suppose la jeunesse.  Il suffirait de renouveler assez vite tous les composants du corps pour le rendre immortel. Mais il faut que ce renouvellement soit coordonné, que quelque chose le dirige.  L'immortalité proposée par les transhumanistes suppose évidemment que l'éternelle jeunesse soit procurée par l'extérieur.  La vie, quant à elle, s'est déroulée pour l'essentiel avant l'apparition de l'homme et de son génie inventif.  Il lui a donc fallu trouver une solution au sein même de l'organisme.  Or la solution endogène apparue avec la vie ne conduit pas à l'immortalité de l'individu.

Revenons à la métaphore du navire. Elle met au jour deux échelles de temps. Le temps du remplacement raisonné des planches, et le temps, beaucoup plus lent, de l'évolution de son plan. Ce plan se modifie peu à peu au gré des contraintes imposées par le choix des matériaux disponibles et les variations du climat.  Et ce qui compte n'est pas tant que les Athéniens contemplent le véritable navire emprunté par Thésée, c'est qu'un vaisseau puisse faire le tour du Pirée et revenir à bon port en sa mémoire. Cette contrainte-là ne dicte pas le détail de l'architecture du bateau.  Aussi faut-il imaginer qu'après quelques années, quand les Athéniens auront utilisé le meilleur bois disponible, une modification accidentelle du plan puisse devenir la norme, et ainsi au cours des siècles.  Ce qui est immortel n'est donc pas un vaisseau particulier mais l'universalité de la fonction « navire ».

Cette image nous renvoie à la biologie. Ce qu'on observe, plutôt que la perpétuation de l'individu, c'est la création d'une lignée au travers de la genèse d'individus toujours jeunes.  Cette genèse évoque l’observation simple que « les bébés naissent très jeunes », n'est-ce pas?  Or c'est un paradoxe, parce que les nouveaux-nés proviennent d’organismes vieillis.  Il faut pour qu'ils existent qu'un processus sélectif puisse mesurer ce qui diffère entre jeune et vieux, puis ne mettre ensemble que les entités jeunes, laissant à son destin vieillissant l'organisme parental.  Pour cela le monde vivant a trouvé une infinité de solutions, toutes vouées à la formation d'un organisme jeune.  Les insectes, par exemple, ont recours à la métamorphose, qui à chaque stade rejette ce qui a vieilli, pour arriver en fin de parcours à l'animal adulte, producteur d'un œuf exempt des stigmates de l'âge.  Il existe même un animal, la méduse Turritopsis nutricula, qui a trouvé le moyen d'exploiter cette idée de métamorphose en en inversant le parcours.  Lorsque les conditions deviennent mortifères, l'animal inverse l'ordre des étapes. Elle revient à l'œuf originel, pour renaître alors quand les conditions deviennent meilleures, devenant de facto immortelle.  Mais le désir d'immortalité se satisferait-il de cette solution, nécessairement amnésique ?

Pour rester jeune il faut disposer d'une mémoire où se distingue le jeune et le vieilli.  Il faut aussi la réutiliser pour chaque composant, et donc la remettre à zéro.  Il faut enfin ne retenir que ce qui est signifiant.  Cette contrainte est sévère, puisqu'elle impose qu'un processus spécifique puisse distinguer l'information utilisable de celle qui ne l'est pas.  Car effacer la mémoire au hasard effacerait aussi bien ce qui est informatif que ce qui ne l’est pas.  Le processus physique sous-jacent nécessite qu’on distingue quelques entités au sein de l’ensemble : c’est donc un processus de criblage.  Comme ce processus demande aussi que de la place soit faite pour que ces entités s’accumulent, c’est un processus sélectif.  Et c'est justement ce qui a été reconnu sous le nom de "sélection naturelle" quand il opère chez les organismes vivants.

La sélection naturelle consiste à faire de la place en utilisant de l'énergie, non pas pour créer de l'information nouvelle, mais pour n'effacer que ce qui est sans valeur.  Cela revient à dire que l'énergie est utilisée non pour détruire mais pour éviter de détruire ce qui fonctionne.  Ce qui reste alors est une trace, une mémoire, qui s'accumule avec le temps qui passe.  Comme ce processus résulte d'un effacement progressif qui sculpte une image de ce que le temps a déployé, il est parallèle au vieillissement.  Et ce n'est que lorsque la sélection ne sait plus choisir entre ce qui est signifiant et ce qui ne l'est pas qu'apparaît la sénescence, puis la mort.  Remettant à zéro toute la mémoire, l'immortalité aurait alors un prix, celui de l'amnésie et donc de la perte d'identité.

Est-ce une vision pessimiste? Je ne le crois pas. Les processus moléculaires à l’œuvre demeurent bien sûr à découvrir, et beaucoup de travaux y sont consacrés.  Pour les comprendre il faut identifier la façon dont matière et information s'articulent, en particulier au sein de processus de maintenance.  Cela rappelle le remplacement progressif des planches du vaisseau de Thésée. Par ailleurs, la matière requise est extraite de l'environnement.  Et, c'est à souligner, il faut remarquer que chez la plupart des organismes c'est la population microbienne, directement ou indirectement liée à l'hôte, qui produit les composés nécessaires.  Certains d'entre eux sont même accumulés par la mère et transmis au fœtus avant sa naissance.  Ils vont alors peu à peu disparaître, malgré l'existence de mécanismes de récupération dans l'environnement.  C'est ce qui rend bénéfique la perpétuation de la colonisation de notre corps par certains microbes.  Et c'est ce que nous cherchons à comprendre.

Mourir restera inévitable.  Mais comprendre le viellissement est possible, et cela nous permettra non pas de devenir immortels, mais de préserver l'éternelle jeunesse de notre descendance et de bien vieillir, ce qu'on peut souhaiter à chacun d'entre nous.

Merci de votre attention.