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Ceci est comme une bouteille que l'on met à part, dans l'idée qu'il viendra peut-être un jour où quelqu'un, s'avisant de l'ouvrir, en flairera volontiers le bouquet séculaire; car il y a des choses qui, n'ayant d'abord que peu ou point de valeur, en gagnent avec le temps, jusqu'à ce qu'un surcroît de vieillesse les mette tout à fait hors d'usage.

Souvenirs
Augustin COURNOT


Thèmes voisins

La biologie à l'ère génomique

Texte d'une présentation au Palais de la Découverte, rédigé en avril 2000. À l'époque je n'avais pas encore attribué la barque de Delphes à sa vraie origine, le vaisseau de Thésée. Mais la métaphore reste. Au cours de notre séminaire Stanislas Noria, nous discutions de l'analyse des fonctions biologiques, et pour illustrer le détournement d'une structure pour une fonction nouvelle, nous avions choisi la cascade Toll. Celle-ci est aujourd'hui consacrée pour son importance cruciale dans la détermination de l'immunité innée.

Il y a trois mille ans, en Grèce, les habitants de la région du Nord du Péloponnèse, de ce qui devint Corinthe, et d'Athènes avaient l'habitude de s'interroger sur leur vie future. Ils allaient alors consulter la Pythie, à Delphes, qui prédisait l'avenir. L'oracle, à son tour, posait des questions comme celle-ci : "J'ai une barque faite de planches de bois. Ces planches pourissent et s'usent, et elles sont changées, l'une après l'autre. Au bout de quelques années, toutes les planches ont été changées. Est-ce la même barque ?" Le propriétaire, bien sûr, n'en doute pas. Cette barque est bien la sienne, et elle n'est pas une autre. Et il a bien raison. Et pourtant la matière de la barque a changé, rien ne s'en est conservé.

Que s'est-il donc passé ? Ce qui fait que la barque flotte est sa forme, le plan qu'en a donné l'architecte. Ce plan, pour l'essentiel, fixe le patron particulier des relations des planches entre elles. Et c'est cet ensemble immatériel qui se conserve au cours du temps, et qui fait que la barque flotte. Cette image illustre ce que je souhaite développer un peu pour faire comprendre ce qu'est la vie. Ainsi, la vie, au contraire de l'impression que nous pourrions en avoir parce que nous sommes des êtres vivants et que la vie nous est donc donnée en principe, doit se comprendre de façon très abstraite, très conceptuelle — ce qui demande un effort notable. Mais qui pourrait avoir l'immodestie de penser comprendre facilement la nature de la vie ? Elle n'est pas le fait d'une simple collection d'objets, mais des relations qu'ils entretiennent.

Qu'est ce que la vie ?

La vie ne se définit pas par une unique propriété immédiatement intelligible, comme la reproduction d'un organisme (presque) à l'identique. Il faut en fait quatre processus, et deux lois formelles, pour commencer à la comprendre.

Ces processus sont de nature très différente les uns des autres, et mettent en jeu ou bien des molécules du type habituel conjsidéré par les chimistes (faites de quelques dizaines d'atomes) ou bien des molécules géantes, des macromolécules (faites de millions, voire de milliards d'atomes). Et l'une des difficultés de la biologie c'est que ses objets de base, bien qu'en nombre fini, sont pourtant assez nombreux pour demander un premier effort de mémoire. Essayons d'y parvenir en limitant le vocabulaire au maximum.

Les processus nécessaire à la vie sont les suivants :

le métabolisme. Ce processus définit les transformations constamment mises en œuvre des espèces chimiques dans les organismes vivants (quelques centaines de petites molécules de types différents, et quelques milliers de macromolécules de types différents). Il y a, dans une cellule, sans cesse fabrication, destruction et recyclage de molécules. Aucun organisme ne peut être considéré comme vivant si l'on ne constate pas une activité métabolique. Il existe bien un état intermédiaire entre la vie et la mort, qu'on appelle la dormance, et qu'on trouve dans les spores des bactéries, des mousses et des champignons, ou dans les graines. Mais ce n'est qu'au moment de l'installation d'un métabolisme, au cours de la germination, qu'on pourra savoir qu'en effet on avait bien affaire à un organisme vivant. Notons qu'avec cette seule condition, un virus, déjà, n'est pas un organisme vivant. Nous y reviendrons.
la compartimentation. L'atome de la vie, c'est la cellule. Il n'y a pas d'organisme vivant sans un intérieur et un extérieur. En fait, au cours des âges, il y a eu deux grandes stratégies de compartimentation, conduisant à deux grands types cellulaires. Ou bien on a affaire à des cellules uniques, entourées d'une enveloppe plus ou moins compliquée, ou bien l'on a multiplication de membranes et de peaux, jusqu'aux vêtements que portent les hommes. Curieusement, cette différence se reflète d'une façon claire, mais dont je n'aurai pas l'occasion de parler plus, dans un autre processus nécessaire à la vie, la mémorisation, que nous allons maintenant considérer.
la mise en mémoire. Ce qui a été remarqué depuis longtemps, c'est que la vie permet la multiplication d'individus très semblables les uns aux autres. Il suffit d'un seul puceron sur un arbre en été, pour voir les feuilles s'en couvrir en quelques jours. Cette capacité à amplifier à l'infini par un recopiage quasi identique les organismes vivants, leur est originale, du moins avec la complication extrême des composants du vivant. Elle indique l'existence d'un processus de construction, mémorisé quelque part. Cette mémoire, base de l'hérédité, a bien un support physique. Elle est portée par une classe particulière de macromolécules, les acides nucléiques. Ces molécules sont chimiquement remarquablement simples. Elles enchaînent à la queue leu leu quatre type de motifs chimiques légèrement différents (appelés les quatre bases), dans un ordre qui n'est pas arbitraire, mais qui, comme dans un texte écrit avec un alphabet, à une signification. C'est cela qui est mémorisé, et reproduit de génération en génération.
la manipulation. La signification du texte des acides nucléiques est manifestée par la fabrication, à partir du contenu du texte, d'objets particuliers, les protéines. Celles-ci sont, elles aussi, formées d'un enchaînement de motifs élémentaires, mais cette fois ils sont de vingt types différents, et non plus quatre. Ils sont aussi d'une chimie totalement différente de celle des bases des acides nucléiques. Les protéines réalisent (catalysent) les réactions nécessaire au métabolisme, elles organisent l'architecture de la cellule, et elles en contrôlent le fonctionnement. Ce sont les agents manipulateurs qui font que la vie s'exprime. A ce titre on parle souvent de leur fonction, concept sur lequel je reviendrai.

A ces quatre processus s'ajoutent deux lois :

la complémentarité. Cette loi permet la transmission de la mémoire de génération en génération. Il s'agit d'une loi de correspondance, exacte, qui permet de recopier strictement la suite des bases des acides nucléiques. La mémoire héréditaire est en fait conservée sous la forme d'une molécule faite de deux chaînes entrelacées, enroulées comme un escalier hélicoïdal double, la double hélice. Chaque base d'une chaîne fait face à une base "complémentaire" de l'autre chaîne. Ce qui fait que si l'on sépare les deux chaînes, chacune peut servir de matrice pour la recopier en son complément exact. C'est cette loi qui permet la duplication de la mémoire. Notons que cette loi n'implique nullement la prise en compte de la signification de cette mémoire. En fait elle recopie n'importe quelle chaîne (séquence), y compris des séquences artificielles. Cette loi peut être mise en œuvre in vitro, en tube à essais.
le code génétique. Ici je dois d'abord donner une précision. Il est courant de lire sous la plume de journalistes qu'on vient de découvrir le "code génétique" d'un organisme. Il s'agit là d'un terrible contresens qui provient de l'ambiguïté, en français, du mot code. En fait cette ambiguïté, qui existe aussi en anglais, était bien perçue de ceux qui ont inventé le concept. Et ils l'ont délibérément choisie, pour des raisons liées à l'idée qu'ils avaient de la popularisation de leur découverte (idée qui reposait précisément sur l'ambiguïté, et sur le pari de l'ignorance, hélas, de bien des journalistes, puisque les effets de sensation reposent le plus souvent sur l'ignorance…). En fait le mot qu'ils auraient dû utiliser, "cypher", "chiffre" en français, comme les services du chiffre chez les militaires, est là pour indiquer une table de correspondance, une règle de codage, comme celle qu'utilisent les enfants qui jouent à échanger des messages secrets. Le code génétique, pratiquement universel (c'est à dire qu'il est le même de la bactérie à l'homme), est la règle qui permet de passer du texte écrit dans l'alphabet à quatre lettres des acides nucléiques (les bases), au texte écrit dans l'alphabet à vingt lettres des protéines (les acides aminés). On voit aussitôt que pour cela il faut au moins deux bases pour spécifier un acide aminé, et même que cela ne suffit pas (il n'y a que 4 fois 4 = 16 doublets possibles dans un alphabet de quatre lettres). En fait le code génétique utilise des suites de trois lettres, appelés des codons. Il y en a 64, ce qui fait qu'en moyenne chaque acide aminé est codé par trois codons différents (cela varie de un à six). Certains codons jouent le rôle que joue la ponctuation dans une phrase, pour indiquer son début ou sa fin.

La loi de complémentarité permet de comprendre la transmission de la mémoire au cours des générations. La loi du code génétique dit beaucoup plus. Elle a des conséquences d'ordre conceptuel, et abstrait, considérables. En effet elle assure une correspondance systématique entre deux mondes chimiques (celui des acides nucléiques et celui des protéines) entièrement différents. Elle se comporte comme une loi permettant la traduction d'un texte alphabétique écrit dans une certaine langue à un texte écrit dans une autre langue. Elle a donc une fonction de mise en relation symbolique entre deux types de textes. Mais la nature des objets physiques qui leur correspond étant bien différente, cette loi conduit à ce que le texte specifié par les acides nucléiques puisse diriger la synthèse d'objets, les protéines, capables de les manipuler eux-mêmes (et entre autres choses de les reproduire). C'est cette boucle étrange qui permet de parler de programme génétique (au sens d'un programme informatique) lorsqu'on considère les acides nucléiques. Et ces programmes ont la particularité d'être, au moins en partie, récursifs (c'est à dire qu'au cours de leur mise en marche ils peuvent faire appel à eux-mêmes). Une conséquence de cette propriété est de conduire à la réalisation, à l'occasion, de propriétés entièrement nouvelles, inattendues a priori (mais en principe toujours explicables a posteriori).

Qu'est ce qu'une fonction biologique ?

Les objets de la biologie ne sont pas différents de ceux de la physique ou de la chimie. Mais nous l'avons dit, ce n'est pas cela qui compte, mais les relations qu'ils entretiennent. Ces relations mettent en action des processus qui enchaînent des actions, orientées. C'est ainsi qu'on est amené à parler de la fonction d'un objet biologique. Qu'est-ce alors qu'une fonction ? Une fonction est une action réalisée dans un contexte particulier, orientée vers l'accomplissement d'une tâche qu'on peut considérer comme un objectif. On comprend donc aisément que la biologie soit très sensible aux idéologies qui mettent en jeu les concepts d'ordre ou de finalité. Mais est-ce bien nécessaire ? La réponse vient de l'analyse de la genèse des fonctions biologiques. Comment apparaissent-elles ?

Les systèmes matériels vivants évoluent au cours du temps sous l'action de trois processus qui se combinent en un triplet très bien illustré par Darwin: variation/sélection/amplification. Ces processus, inévitables, forcent l'évolution: rien ne peut rester rigoureusement constant chez les organismes vivants. Au cours du temps leur programme génétique évolue, comme évolue leur environnement. Ils s'en suit que, sans cesse, se créent des fonctions, qui, pour se mettre en œuvre capturent des structures, en recrutant celles dont elles peuvent disposer. C'est ce qui donne son aspect de "bricolage", selon le mot heureux de François Jacob, à l'adaptation des organismes vivants à leur environnement. Ainsi, au contraire de ce qui est souvent dit les choses vont dans le sens :

et non l'inverse. Une structure nue ne donne que très rarement une idée de sa fonction. Elle ne devient intéressante à étudier (et alors elle l'est vraiment) que lorsque sa fonction est connue. Il y a bien sûr quelques exceptions (la connaissance de la structure de l'ADN a tout de suite fait comprendre le mécanisme de sa duplication, via la loi de complémentarité), mais très généralement connaître seulement la structure, même très détaillée, d'une protéine, par exemple, ne dit rien de sa fonction.

En voici une illustration métaphorique. C'est l'été, je travaille à mon bureau, la fenêtre ouverte dans mon dos. Il y a sur mon bureau, de nombreux papiers, disposés dans un ordre qui est le mien, et où je me retrouve. Je suis, en ce moment, en train de lire un livre. Et soudain le vent se lève. Aussitôt, je prends le livre, et je le pose sur le tas des papiers les plus précieux, pour leur éviter de s'envoler. Ce livre, qui avait la fonction qu'on lui prète habituellement, de porter en lui, sous forme symbolique, une information, s'est tout d'un coup transformé en un presse-papiers. Mais il est aussi un parallélépipède lourd, et c'est cette propriété qui a été utilisée pour lui donner sa nouvelle fonction. Tous ceux qui ont eu affaire à des situations d'urgence connaissent cette façon de créer des fonctions inattendues pour toutes sortes d'objets. C'est là la force fondamentale qui crée les fonctions biologiques, et donne son aspect bizarre à la correspondance entre les fonctions et les structures qui sont utilisées pour les mettre en œuvre.

Et voici maintenant deux illustrations concrètes, tirées d'exemples réels de ce qu'on observe en étudiant les êtres vivants.

La genèse du cristallin.

L'œil a souvent été décrit comme un objet mystérieusement adapté à sa fonction. En particulier sa transparence a souvent paru surprenante. Le cristallin est une lentille transparente, au moins pour la plus grande partie de la vie des individus. Il est fait de couches de cellules qui se recouvrent les unes les autres, comme les pelures d'oignon. Ces cellules sont transparentes. On les a étudiées depuis longtemps, pour en comprendre la transparence. Et on a découvert qu'elles contiennent des protéines très concentrées, qu'on a appelé cristallines. Ces protéines se comportent comme les agrégats de silice dans le verre. Elles sont statistiquement dispersées dans toutes les orientations, et c'est ce qui leur donne leur transparence, la transition vitreuse. Jusque là, rien de bien étonnant. La surprise est venue quand on a découvert qu'on connaissait déjà ses protéines. On les avait identifiées dans les tissus ordinaires (non transparents) comme de vulgaires enzymes. Et d'ailleurs, si, en tube à essais, on les mettait en présence des substrats de ces enzymes, ces protéines se comportaient comme elles. On a alors exploré la fonction de ces enzymes, et les circonstances dans lesquelles elles sont exprimées. Et on a découvert le pot aux roses : ces enzymes sont exprimées dans les conditions de stress, thermique ou alcoolique par exemple. Lorsque les cellules reçoivent le choc d'une température élevée, ou d'un niveau d'alcool élevé, elles se mettent à faire la synthèse de ces enzymes, qui ont un rôle protecteur. Cette synthèse n'est pas constante, elle est contrôlée par un système de capteurs et de relais qui mesurent la présence du stress. Dans le cristallin ce contrôle a été détruit, et la réponse est là en permanence, remplissant la cellule de cristallines. Il n'y a d'ailleurs rien de bien étonnant à leur transparence : casser un œuf montre un autre exemple où la concentration élevée de protéines rend le milieu transparent. Mais il y a beaucoup plus joli dans cet exemple. La réaction au stress produit aussi des protéines, en plus petite quantité, les chaperons moléculaires (leur nom viennent de ce que ce sont des protéines qui en accompagnent d'autres). Et ces dernières servent à remettre dans la bonne architecture les protéines qui ont été déformées, dénaturées, par le stress. On sait ce que donne un œuf chauffé. Or c'est justement une propriété utile au cristallin : il est soumis sans cesse à des rayonnements (c'est son rôle), et par conséquent ses protéines se dénaturent; l'existence de la cataracte montre bien que le phénomène est réel. Le fait de rendre permanente la réponse est parfaitement adapté à la fonction nouvelle, puisque les chaperons moléculaires présents servent à renaturer les crystallines au fur et à mesure qu'elles se dénaturent sous l'action des rayons ultra-violets ! Ainsi c'est la capture d'un ensemble de fonctions destinées à de tout autres conditions qui fait apparaître celle du cristallin. Et d'ailleurs la fonction de transparence est réapparue de nombreuses fois au cours de l'évolution, pour rendre transparent les animaux, par exemple, et les faire échapper ainsi à leurs prédateurs.

La cascade Toll.

On pourrait croire que j'ai choisi là un exemple ad hoc. Mais il en est une infinité d'autres. L'un des plus récents est si remarquable que je ne peux m'empêcher de l'évoquer. La fonction première des êtres vivants est d'occuper le plus de place possible sur Terre. Un moyen d'y parvenir est de faire d'autres soi-même. Dès que la première cellule est apparue, elle s'est ainsi multipliée. Et l'on comprend bien que, rapidement, elle se soit trouvée en face d'autres, et en compétition avec elles. Comme aucune magie ne peut faire que la descendance soit absolument identique à ses parents, les cellules se sont rapidement trouvées en faces d'autres cellules, reconnues comme distinctes, compétitrices et proies possibles. Ainsi, il est très vraisemblable que, parmi les premières fonctions inventées il y ait eu un ensemble de capteurs (reconnaissant l'autre), de relais et de molécules permettant d'en contrôler la multiplication (des antibiotiques). Et, de fait, on trouve cet ensemble dans un très grand nombre de types cellulaires. On a ainsi voulu étudier la réaction de la mouche drosophile, le modèle habituel des généticiens, à l'infection par des bactéries et des champignons. Et, de façon bien attendue, on a trouvé la cascade que nous venons de décrire, et l'antibiotique a été naturellement appelé "drosomycine". Jusque là, rien de spécial. Mais, comme dans le cas du cristallin, la curiosité aidant, les chercheurs se sont rendu compte, là encore, qu'ils connaissaient déjà les gènes de cette cascade de contrôle de la synthèse des antibiotiques protégeant la mouche contre les infections. Ils avaient trouvé leurs parents dans une fonction tout à fait différente. C'est la même cascade en effet, qui, exprimée transitoirement à un moment très précis du développement de la larve, permet de décider de la formation de l'axe dorso-ventral de l'insecte ! Si l'on veut utiliser cet exemple de façon imagée, cela voudrait dire, s'il s'agissait de l'homme, que la découverte par nos gènes d'une façon de lutter contre les microbes, pourrait déterminer, dans un lointain futur, la forme de ceux qui seront nos descendants…

Gènes et génomes

Le programme génétique met en œuvre la correspondance entre des fragments du texte de la mémoire héréditaire, des gènes, et des protéines. L'ensemble des gènes d'un organisme s'appelle son génome. Son support est l'ensemble des chromosomes de l'individu. La tendance naturelle à l'analyse a conduit les chercheurs à caractériser les gènes un à un, et certains d'entre eux à considérer les génomes comme de simples collections de gènes. Il n'en est rien en réalité. Une fois encore l'image de la Barque de Delphes s'applique, et elle met en évidence que l'ordre des gènes dans les chromosomes, ce qui constitue le génome, n'est pas quelconque. Il y a, en fait, un lien entre l'ordre des gènes et l'architecture de la cellule. Les premiers travaux sur les génomes complets, qui sont de plus en plus nombreux aujourd'hui, révèlent de plus en plus souvent cet ordre caché, mais nous n'en sommes certainement qu'au tout début. C'est ainsi par exemple qu'on a découvert chez la mouche drosophile, que la succession de certains gènes de contrôle, qui dictent le plan de l'organisme sont répartis comme le sont les segments de l'animal, de la tête vers la queue, et dans le même ordre. Plus surprenant, et fascinant, on a découvert que cet ordre est le même chez les vertébrés comme l'homme ou la souris. Mais, dans ce cas les gènes de contrôle sont groupés par quatre, et la partition qui déroule la musique du génome, et construit l'organisme adulte ne comporte plus une seule portée, comme chez la mouche, mais quatre, comme dans un quatuor à cordes.

Enfin, l'étude des génomes révèle aujourd'hui un niveau d'analyse complémentaire aux niveaux jusqu'ici étudiés. On avait identifié :

• les atomes, formant le domaine de la chimie, et dont les objets ont des dimensions allant de 0,1 à 1 millionnièmes de millimètre (nanomètres)
• les molécules, formant la chimie organique, et dont les objets ont des dimensions allant de 0,2 à 2 nanomètres
• les macromolécules, formant la chimie biologique, et dont les objets ont des dimensions allant de 1 à 10 nanomètres (certaines étant particulièrement longues dans une dimension, qui peut aller jusqu'au millimètre ou plus), avec deux types principaux, les acides nucléiques et les protéines, formant la biologie moléculaire
et l'on doit désormais compter avec
• des édifices supra-macromoléculaires, qu'on peut appeler des "nanosomes", lorsqu'ils sont compacts, ou "réticulosomes", lorsqu'ils sont répartis dans un large pan d'espace. Leur échelle type va de 10 à 50 nanomètres, et ils constituent ce qu'on pourrait appeler désormais la biologie symplectique (de συμπλεγμα: complexe), biologie qui va dominer les prochaines années.

En guise de conclusion

Loin d'être "réductionniste" la méthode analytique a permis de découvrir un lieu d'intégration essentiel de la vie, le génome des organismes vivants. Ce sont les propriétés d'organisation de ce génome qui permettent de comprendre comment se développe la vie, et comment elle fonctionne habituellement. L'image du programme, particulièrement adéquate, a le mérite de montrer comment se construisent l'ordre et la dynamique du vivant, en faisant référence à eux-mêmes. La conséquence peut-être la plus spectaculaire de la réalité ainsi représentée est que la vie, même si on la suppose entièrement déterministe, ne cesse pas de créer de l'imprévu. Les êtres vivants sont ces systèmes matériels qui, en face d'un avenir imprévisible, ont domestiqué, de façon intrinsèque, la construction systématique de l'imprévu. Ainsi s'explique le "bricolage" bizarre qui rend compte de l'adaptation des organismes à leur environnement. Pour se mettre en œuvre les fonctions font feu de tout bois en capturant des structures préexistantes. Dans la vie, ce n'est pas la structure qui dit la fonction, mais bien plutôt l'inverse.