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Histoire et mémoire en Pologne

§ Zakopane: un condensé de Pologne ? §

Depuis la fin du XIXe siècle, les artistes polonais célèbrent le montagnard du Podhale (région de Zakopane), reconnaissable à son pantalon blanc, son chapeau noir et sa ciupaga, une sorte de canne-hache. Comment une région jusque-là considérée comme à peine civilisée a-t-elle pu être considéré comme un berceau de la culture nationale ?

Du «sauvage» au symbole national

Montagne et brigandage…

Vivant repliées sur elles-mêmes, les sociétés montagnardes européennes avaient souvent réussi à préserver leur autonomie. Alors que la grande majorité des paysans polonais subissaient le † Second Servage, les montagnards étaient restés libres. Mais de rudes conditions de vie, un sol peu fertile, un terrain difficile à contrôler et l’antagonisme entre nobles et paysans favorisèrent l’essor du brigandage, un des traits marquants des sociétés des Carpates aux XIIe–XIXe siècles. En Pologne, son apogée correspondit aux années 1650–1750. Ce banditisme endémique, mais pas massif, était une affaire de jeunes célibataires, pratiquée à la belle saison. La complicité des autochtones découlait d’une commune vision du phénomène comme réponse aux difficultés de la vie, moyen de se défendre contre les agressions extérieures ou exaltation des liberté locales. Dès lors, finir au gibet n’était pas une honte, mais un honneur… Un point de vue qui n’était pas partagé par tous, car riches et voyageurs n’étaient pas les seuls concernés… Les dénonciations étaient moins rares qu’on ne le pense.

Cette ambivalence se retrouvait dans la culture populaire. Celle-ci accordait une large place au brigand (zbójnik) et au chef de bande (harnaś), dont on racontait les exploits à la veillée. On les peignait aussi sur verre. La tendance à enjoliver la réalité fut d’autant plus marquée que déclinait le brigandage, et avec lui un certain ordre social. On donnait souvent une couleur locale à des canevas que l’on retrouvait dans toutes les Carpates.

Les touristes qui descendent en radeau les gorges du Dunajec passent le «saut de Janosik»… En réalité, ce bandit slovaque n’a pas mis les pieds dans cette région. Elle n’en servit pas moins de cadre à la série polonaise Janosik, dont l’esprit rappelle celui de Thierry la Fronde.

Le plus populaire de ces bandits fut sans doute † Janosik. Il intégra le folklore du Podhale vers la fin du XVIIIe siècle, sous une forme «polonisée», décalée dans le temps — trois générations après la mort du vrai Jánošik — et l’espace – là où il n’avait jamais mis les pieds. Comme la plupart de bandits héroïsés, ce Janosik légendaire volait les riches pour donner aux pauvres… Son modèle gardait tout pour lui, si ce n’est de menus cadeaux donnés à l’occasion aux jeunes filles des environs. D’un autre côté, le terme «janosik» (voyou, hooligan), toujours présent dans le dialecte du Podhale, n’a rien de positif…

Ce brigandage n’arrangeait évidemment pas l’image de ces gens à peine civilisés aux yeux du reste de la population. On ne s’aventurait guère dans ces contrées, auxquelles on ne trouvait alors aucun charme. Les choses évoluèrent lorsqu’à la fin du XVIIIe siècle, la nature sauvage, grandiose et indomptée fut à la mode. Les élites urbaines eurent alors une idée tout à fait incongrue aux yeux des montagnards : gravir un sommet pour la beauté de l’art (première ascension du Mont Blanc, 1787). La montagne étant intéressante, ses habitants le devinrent aussi.

Ainsi, le regard porté sur un brigandage en nette régression — il disparut vers 1850 — se fit de plus en plus indulgent. Au début du XIXe siècle, certains romantiques invoquèrent les causes sociales du banditisme. La compréhension laissa place à une idéalisation lorsque le brigand devint une figure littéraire de la liberté. Le prototype de ce renversement fut Robin des Bois. Dans Ivanhoe, Walter Scott en fit un chef de bande saxon réparant les injustices de l’occupant normand, fidèle à Richard Cœur de Lion contre Jean sans Terre. De même, dans la série télévisée des années 1970, Janosik, brigand au grand cœur luttait contre l’occupant autrichien après les partages de la Pologne. Comment glissa-t-on du brigand à l’incarnation des valeurs authentiques ?

Que la montagne est belle…

Les romantiques reprochaient notamment aux Lumières leur † cosmopolitisme et leur élitisme: les salons aristocratiques diffusaient selon eux une culture artificielle, car coupée du peuple. Lequel s’était brutalement exprimé en 1789… Auj yeux des romantiques, l’art ne devait pas viser des normes universelles, mais l’authenticité. Le philosophe allemand † Herder affirmait ainsi qu’une littérature avait d’autant plus de valeur qu’elle exprimait le génie national. Dans leur quête de l'« esprit du peuple », les écrivains arpentèrent les régions les plus isolées, sensées avoir été épargnées par les influences étrangères. Parce qu’elles incarnaient le pays reculé, les hautes montagnes devinrent le sanctuaire de la culture nationale, sur le modèle écossais.

Au milieu du XVIIIe siècle, les Highlands passaient pour une région sauvage et insoumise (elle venait de se rebeller une nouvelle et dernière fois en 1745). La culture écossaise était alors celle des plaines. Tout changea après la publication en 1761 de poèmes attribués à † Ossian. En l’espace d’une génération, les Highlands, qui étaient plutôt de culture irlandaise, devinrent le foyer d’une nouvelle identité écossaise inventée de toute pièce. Elle s’appuyait sur des symboles comme le kilt et le tartan, créés à l’époque.

La Pologne n’était pas en reste. En 1794 eut lieu la première de l’opéra comique Cracoviens et Montagnards. Le libretto de † Bogusławski était révolutionnaire. Aucun des protagonistes n’était noble. Le bas peuple, incarné par ces villageois de Mogiła, aux environs de Cracovie, et leurs adversaires montagnards, représentant de la nation ? Mais on venait à peine d’intégrer politiquement la population urbaine, et les paysans restaient exclus de la nation (cf. sarmatisme) ! De même, la musique de † Jan Stefani mettait sur le même plan les rythmes dansés par les nobles (polonaise) et par les paysans (mazurkas). Les mélodies simples, qui rapprochaient les arias de la chanson, empruntaient aussi des techniques vocales typiques du folklore du Podhale. Ce que l’on appelait pas encore le folklore était ainsi intégré dans le patrimoine national.

Les montagnards de Bogusławski vivaient toutefois en moyenne montagne. Le terme «montagnard» n’était pas encore synonyme d’habitant de la haute montagne. Il fallut attendre que les artistes et écrivains les plus en vue viennent se faire soigner à Zakopane pour que la région soit considérée comme un condensé de la Pologne. Dans les années 1840, ce village peu connu avait atteint le seuil de population permettant d’y créer une paroisse. Cette croissance n’était pas le fruit du tourisme, mais des mines de fer. C’est au premier curé, l'abbé † Józef Stolarczyk, que la bourgade dut son évolution. Alpiniste chevronné, il encouragea ses paroissiens à louer des pièces aux premiers estivants. L’un d’eux, le Cracovien † Bałucki fit des Montagnards un thème littéraire. Son traitement réaliste était toutefois très éloigné de l’héroïsation promue une dizaine d’années plus tard par un groupe de Varsoviens liés au docteur † Tytus Chałubiński. En quelques années, ils transformèrent la région en une sorte de Mecque polonaise où les artistes pèlerinaient en quête d’une authenticité nationale.

Tytus Chałubiński recommandait aux tuberculeux de séjourner à Zakopane. La ville devint officiellement une station climatique en 1886. L’un de ces curistes, † Stanisław Witkiewicz, fit connaître au public cultivé des trois parts de la Pologne les noms de l’abbé Stolarczyk, de Tytus Chałubiński et du barde † Sabała. Il alla jusqu’à comparer ce dernier à Homère, c’est-à-dire au summum de la littérature (on était alors très imprégné de culture grecque et latine).

Le montagnard en vint ainsi à incarner les vertus polonaises, en premier lieu l’amour de la liberté. † Henryk Sienkiewicz leur donna ce beau rôle dans un épisode central — et totalement fictif — de son roman Le Déluge. Ils y sauvent le roi † Jean Casimir en exterminant un escadron de cavaliers suédois. Comme cet épisode intervenait à un moment où le roi avait peu de soutiens dans le pays, Sienkiewicz faisait des montagnards – aux côtés des défenseurs de Jasna Góra — un groupe fidèle à la Pologne envers et contre tous…

À la recherche d'un style national : le « Style Zakopane »

Witkiewicz (1851-1915) s'inscrivait dans ce courant désireux de créer un art typiquement polonais. Impressionné par la richesse du folklore local, il s'en inspira pour lancer un nouveau style architectural, le « Style Zakopane », auquel la région doit encore son cachet de nos jours. Il s'agissait ainsi de proposer un modèle national aux chalets suisses ou tyroliens construits par les nouveaux arrivants. La villa Koliba, construite en 1891-1892, en fut le premier exemple.

Witkiewicz ne s'était pas contenté de reprendre le folklore montagnard. Le contraste entre la maison du barde Sabała et la villa Koliba ne tient pas seulement au siècle écoulé entre ces deux constructions. Witkiewicz avait surtout créé un nouveau langage en utilisant des motifs traditionnels pour imposer un style moderne. Alors que les autochtones n'utilisaient que le bois, tous ses bâtiments reposent sur un socle en pierre, que l'on voit particulièrement bien dans le cas de la chapelle de Jaszczurówka. Les motifs solaires placés au fronton étaient tirés de l'artisanat local, mais ils s'imposaient à une nouvelle échelle.

Parti de l'architecture, Witkiewicz en vint à créer un style total. Il conçut progressivement l'aménagement intérieur de ses villas, allant jusqu'à créer des services à thé dont la forme s'inspirait de celle des gobelets en bois utilisés par les bergers. Les salons de la villa Koliba, avec leurs rideaux reprenant les motifs de broderie populaires ou leurs meubles solaires illustrent bien cette volonté d'inscrire l'art dans le quotidien, typique de la mouvance Art Nouveau.

Witkiewicz partageait aussi avec les artistes de la Jeune Pologne le souci de trouver un art aidant les Polonais à se construire une identité nationale susceptible de surmonter l'épreuve des Partages. Ses réalisations comportent de nombreuses allusions patriotiques : les blasons polonais et lituaniens sont ainsi placés de part et d'autres du choeur de la chapelle de Jaszczurówka.

La postérité du Style Zakopane

Malgré le succès des oeuvres de Witkiewicz, le style Zakopane n'est pas devenu le style national espéré par son créateur. Pour peu que l’on quitte Zakopane et ses environs, on trouvera somme toute, peu de bâtiments se réclamant de ce style. Parmi ces derniers, citons l’école industrielle de Cracovie ou le village de Granice, dans la forêt de Kampinos (Puszcza Kampinowska, à l’ouest de Varsovie). Dans les deux cas, ce choix esthétique soulignait une volonté d’associer le bâtiment à une certaine idée de la Pologne.

Zakopane n'en est pas moins devenu une des vitrines artistiques du pays. Les sculptures en bois de l'École de Zakopane furent ainsi médaillées lors de la grande exposition internationale des Arts décoratifs de Paris en 1925. Plus récemment, le sculpteur † Hasior a acquis une renommée internationale. Une galerie, filiale du Musée des Tatras expose ses oeuvres à Zakopane.

Quant à la culture montagnarde, elle est encore vivace. On ne cherche cependant plus à en faire la matrice d'une culture polonaise authentique, mais elle est reconnue comme support d'une forte identité locale, dont témoigne l'usage encore répandu du dialecte montagnard. Le recul des activités traditionnelles, élevage ovin en tête, frappe de plein fouet ses supports traditionnels, mais le tourisme lui offre un certain dérivé. Ainsi, la musique montagnarde se trouve parfois réduite à un produit touristique dont témoignent les arrangements discos de certains restaurants. Cela ne saurait éclipser les recherches d'artistes qui confrontent leurs traditions avec les courants contemporains. Le disque enregistré par le groupe Trebunie-Tutki avec les Jamaïcains Twinkle Brothers a ainsi rencontré un large écho. Les critiques dénonçant la « folklorisation » de la culture montagnarde semblent donc un peu trop pessimistes.

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