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Histoire et mémoire en Pologne

§ La Trilogie de Sienkiewicz §

Sans détrôner l'épopée nationale Pan Tadeusz, la Trilogie de † Sienkiewicz (1846-1916) occupe une place à part dans le panthéon polonais. Pourquoi tant de rues sont-elles baptisées du nom de ses héros ?

Trilogie et construction nationale

La construction des communautés nationales modernes est, à côté de l’industrialisation, le fait marquant du XIXe siècle européen. Les romantiques avaient construit sur de nouvelles bases la notion de culture nationale. La génération suivante s’attacha à populariser ce sentiment national encore neuf. Comment faire qu’un homme se définissant comme catholique et paysan réponde «je suis Polonais» à la question «qui suis-je» ? Convaincre la bourgeoisie ou † l’intelligentsia de se mettre au service de la cause nationale ? Faire de l’ouvrier un Polonais avant tout, et non pas un prolétaire, comme le voudraient les marxistes ?

On devient d’autant plus volontiers Polonais (ou Français, ou Allemand…) que l’on est fier de l’être. D’où un immense travail de construction de valeurs nationales attractives. Il faut pouvoir s’identifier à des évènements fondateurs, (Grunwald), d'un style national (musical, architectural, etc). à des héros. Ces héros incarnant les valeurs nationales, on va les chercher dans l’histoire, en les dotant d’une biographie revue et corrigée pour les besoins de la cause — c’est le cas de Jeanne d'Arc en France, d’Attila en Hongrie – ou dans les romans historiques, voire les légendes. L’idée était venue du romantisme écossais, avec l’Ivanohé mettant en scène l’opposition des Saxons et des Normands autour de personnages appelés à devenir légendaires : Robin des Bois, Richard Cœur de Lion…

Henryk Sienkiewicz s'inscrivait dans cette tradition. Par le fer et par le feu (1883-1884), le Déluge (1884-1886) et Messire Wołodyjowski (1887-1888), publiés en feuilletons, s'inspiraient des Trois mousquetaires. Mais il voulait surtout faire œuvre d’éducation nationale, au sens propre. Citons la dernière phrase de sa longue Trilogie : « Ces faits achèvent cette série de livres écrits l’espace de quelques années, non sans difficulté — pour réchauffer les coeurs ».

La Trilogie projetait le lecteur en des temps où la République des deux nations était encore une puissance européenne, secouée certes par des guerres à répétitions qui offraient un cadre propices au roman d'aventure. Le premier opus retraçait la première phase de la révolte des † Cosaques (1648-1649, 1651) à travers les efforts du noble hussard Skrzetucki pour arracher la belle Helena au redoutable Bohun. Sur fond d'invasion suédoise (1655-1657), le Déluge conte la conversion religieuse et patriotique de Kmicic, aventurier sans foi ni loi, en soldat idéal, avec pour épisode central le siège de Jasna Góra. Messire Wołodyjowski, dont on avait déjà admiré les dons d’escrimeur dans les deux tomes précédents, meurt lors de la guerre contre les Ottomans (1668-1672), lâché par une société qui ne partage pas ses idéaux nationaux et chevaleresques.

L'évocation d'un passé glorieux devait permettre au lecteur de surmonter les épreuves des partages. Le vieux-polonais utilisé par Sienkiewicz, calqué sur les Mémoires de † Jean Chrysostome Pasek rendait le lecteur fier d’être l’héritier d’une riche culture. Ce style ne fut pas pour rien dans le succès de Sienkiewicz. Étudiants et lycéens se mirent à parler le vieux-polonais de ses personnages. Certaines citations sont d’ailleurs entrées dans le langage courant.

L'auteur proposait aussi un idéal patriotique : le « soldat catholique pieux, en bonne santé, à l'esprit non encombré d'un excès de pensée mais doté de dons exceptionnels pour l'escrime, la boisson et l'amour » † (Cz. Miłosz). Et un repoussoir responsable de la chute de la Pologne : l'égoïsme du noble trop occupé à ses mesquines affaires privées pour les sacrifier au bien commun. Cet idéal est masculin, même si, dans le dernier tome, l’héroïne n’est plus réduite à un (noble) objet amoureux. Un sentiment d’ailleurs lu à travers le dilemme polonais du XIXe siècle. Qui choisir, la femme ou la patrie ? Le héros de Sienkiewicz a fait son choix, le service de la Pologne qui lui fait retrouver sa bien-aimée…

Entre critique et enthousiasme

La Trilogie souleva parfois des sarcasmes. † Bolesław Prus critiqua la psychologie sommaire des héros de Par le fer et par le feu, et ses erreurs historiques. Jeremi Wiśniowiecki (1612-1651) était un magnat réputé pour sa cruauté, parfois dépassé par les évènements, comme à Piławce (1648), lorsqu’il se montra incapable d’empêcher la noblesse de se débander. Son bellicisme fit échouer toutes les tentatives de conciliation de 1648–1649. La plume de Sienkiewicz en fit un grand chef, pieux et juste, dont la dureté ne frappait que ceux qui avaient trahi sa confiance.

Ces erreurs historiques étaient souvent le fruit d'un anachronisme : le XVIIe siècle était interprété dans les catégories du XIXe finissant. Le vrai magnat lituanien Bogusław Radziwiłł (1620-1669), grand traître du Déluge, n'en était pas vraiment un. Pétri d'éthique nobiliaire, il estimait que † Jean Casimir s'était montré déloyal envers lui, ce qui l'autorisait à chercher des protecteurs étrangers. Le Grand Condé avait suivi le même raisonnement lorsqu’il passa au service des Espagnols en 1653, jusqu’à ce que Louis XIV répare l'injustice dont il se disait victime. Ces grands seigneurs pensaient avant tout en terme de relations personnelles, et non de liens à une patrie abstraite.

Le succès incroyable de ses feuilletons montre que Sienkiewicz avait cependant atteint son but premier, « réchauffer les coeurs ». Il fut assailli de lettres lui demandant d'épargner tel ou tel personnage. Leur faible profondeur psychologique ne les rendait donc pas moins attachants : Podbipięta, un colosse pieux mais sans grand esprit, était ainsi aux antipodes de Zagłoba, un sarmate truculent, grand buveur, beau parleur sachant ruser pour se tirer des pires guêpiers.

L'oeuvre de Sienkiewicz ne se résume pas à la Trilogie. Avec les Chevaliers Teutoniques (1900), dont la carrière scolaire n'a rien à envier à celle de la Trilogie, on pourrait presque parler de tétralogie nationale. Il fut aussi le premier polonais nobélisé en 1902, grâce au succès international de Quo Vadis ?. Il continue toutefois à susciter les mêmes sentiment ambivalents, bien résumés par † Gombrowicz qui le qualifiait d'« écrivain de second plan de premier ordre ». Les critiques les plus vives émanent souvent des milieux de gauche, plus hostiles à l'idéal conservateur de ses romans.

La Trilogie reste cependant une référence du patriotisme polonais. Sous l'occupation nazie, de nombreux résistants prirent pour pseudonyme le noms de héros de Sienkiewicz. Dans le contexte de la «guerre pour les âmes» opposant État communiste et Église catholique, le † cardinal Wyszyński rêvait d’intellectuels catholiques qui reprendraient le flambeau de Sienkiewicz.

Ces gros volumes figurent toujours parmi les lectures favorites des Polonais, qui se sont rués au cinéma pour en voir l'adaptation cinématographique. Celle-ci eut pourtant la particularité d'être filmée « à l'envers », puisque Jerzy Hoffman tourna d'abord Messire Wołodyjowski (1969) puis le Déluge (1974) ; Par le fer et par le feu ne sortit qu'en 1999. Le régime communiste craignait que le public ne s'enflamme trop en amalgamant Cosaques et Soviétiques… En 1999, on a surtout reproché à Hoffman d'avoir tiré certaines le personnage de Zagłoba et certaines scènes vers la farce. Il est vrai que le film fait plus penser à un « eastern » qu'à une épopée nationale. Les temps ont changé, et Sienkiewicz lui-même ne s'était-il pas inspiré des grandes plaines américaines, qu'il avait parcourues, pour décrire l'Ukraine ?

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