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Histoire et mémoire en Pologne

§ Le Temps du travail organique (1864–1918) §

De profondes transformations

Horrifiés par le prix payé par les insurgés, les positivistes décidèrent de privilégier le travail «positif». Au lieu de comploter, les patriotes devaient travailler au relèvement matériel et moral du pays. À moyen terme, les Polonais deviendraient ainsi incontournables et obtiendraient des concessions. Ce travail organique fut très poussé dans la zone prussienne, où il se fondait parfaitement dans les traditions associatives allemandes. Avec le soutien du clergé, les propriétaires terriens favorisèrent la création de caisses d'épargne qui donnaient aux petits paysans les moyens d'accéder à la terre. Des cercles paysans diffusaient des notions d'agronomie.

La transition démographique était de plus en plus marquée. La population tripla entre 1800 et 1914, avec une croissance très forte en 1880-1910. Comme les paysans n'étaient plus attachés à la terre, nombre d'entre eux émigrèrent à l'étranger (États-Unis, Brésil, Allemagne) ou vers les centres industriels naissants. La Haute-Silésie développa une importante activité charbonnière et sidérurgique. Le bassin de la Dombrowa, de l'autre côté de la frontière, suivit avec un retard d'une vingtaine d'années. L'industrie textile suscita aussi la concentration d'une population ouvrière à Łódź, Zyrardów ou Białystok. La Galicie, malgré les espoirs placés vers 1900 dans le pétrole, était en retrait. Un jeu de mot populaire (et intraduisible) consistait à changer trois lettres du nom officiel de la province pour en faire le «Royaume de la nudité et de la faim».

L' intégration de ce petit peuple, si longtemps ignoré des élites, devint un objectif prioritaire. Pour y parvenir, on forgea en 1870-1890, comme ailleurs en Europe, une nouvelle vision du passé, sur des bases posées par les romantiques. Il fallait donner aux gens des raisons de se sentir polonais. Sienkiewicz, Matejko et bien d'autres forgèrent alors les codes d'une mythologie nationale, dans laquelle la Pologne se définissait dans son opposition aux nations voisines. Cette construction marquait le couronnement d'un mouvement artistique européen qui, depuis le début du romantisme, cherchait à développer des formes d'expression typiquement nationales, de la musique à l'architecture.

Ce mouvement fut relayé par l'Église catholique latine, qui s'identifia de plus en plus avec la polonité. La germanisation et la russification en faisaient la dernière institution défendant le polonais. Dans les campagnes, l'Église incarnait ainsi la défense de la communauté locale contre un pouvoir lointain et menaçant. Les fidèles firent ainsi corps autour de leur clergé lors du Kulturkampf. Les femmes, idéalisée à travers la figure de la «Mère-Polonaise», jouèrent aussi un rôle de premier plan dans la transmission d'une identité nationale. Celle-ci fut aussi diffusée par les partis politiques qui se constituèrent à la fin du siècle.

Ces grandes tendances s'exprimaient différemment selon les régions. Capitale de la Galicie autonome après 1873, Cracovie avait un rayonnement culturel sans égal. Au tournant du siècle, les artistes du mouvement Jeune Pologne et les paysans du mouvement agrarien opposèrent leur vision de la Pologne au conservatisme des élites. En Prusse, la résistance à la germanisation (grève des élèves de Września en 1901), ou à l'installation de colons allemands suscita un mouvement de solidarité dans toute la Pologne. En Russie, où les nationaux-démocrates de Dmowski et les socialistes de Piłsudski se livraient à une lutte sans pitié, il fallut attendre la révolution de 1905 pour voir le tsar faire des concessions aux Polonais.

Le choix de la polonité n'était pas inéluctable. Les ouvriers pouvaient lui préférer une identité de classe marxiste. La cause nationale pesait cependant si lourd que le PPS, qui faisait passer la Pologne avant la Révolution, eut beaucoup plus de succès que le SDKPiL de Rosa Luxembourg, où l’on jugeait que la cause nationale détournait des énergies qui seraient plus utiles à préparer la révolution sociale. Une bonne partie des juifs socialistes préféraient aussi l'option nationale du Bund.

Dans les confins orientaux, où l'identité citoyenne polonaise avait longtemps fait bon ménage avec une conscience régionale forte, l'heure des choix avait sonné. On ne pouvait plus être, comme Mickiewicz, Polonais de souche lituanienne, car l'identité nationale se construisait contre les voisins. Des familles se divisèrent alors. Stanislas Szeptycki devint général polonais, tandis qu'un de ses frères devint, sous le nom ruthénisé d'Andrij Septyckij, métropolite de l'église gréco-catholique et figure de proue du mouvement ukrainien. Toutefois, bien des paysans de Biélorussie se disaient encore «d'ici» dans les recensements des années 1920. En Haute-Silésie, les choix nationaux étaient souvent fluctuants, avec des aller-retour entre identité allemande et polonaise, secondaire par rapport à la conscience régionale.

La Première Guerre mondiale

Dès la déclaration de guerre, les Légions polonaises de Piłsudski franchirent la frontière russe, dans l'espoir de provoquer un soulèvement général. La population de Kielce resta cependant indifférente. Les légionnaires étaient perçus comme des étrangers, pas comme des compatriotes séparés par les partages. Des centaines de milliers de polonais combattirent ainsi les uns contre les autres, tandis que le pays servait une fois de plus de champ de bataille. Il fallut une guerre longue pour ruiner le prestige des empires.

De plus, ceux qui espéraient ressusciter la Pologne firent des choix opposés. Les Légions polonaises combattirent pour le compte de l'Autriche-Hongrie, la plus ouverte aux revendications polonaises. Constatant que l'Allemagne dictait de plus en plus ses conditions, elles se retirèrent du conflit en 1917. Piłsudski fut alors incarcéré à Magdebourg. Les nationaux-démocrates, eux, soutenaient les Russes, jugés moins dangereux que les Allemands. Après leur défaite, Dmowski joua la carte alliée. Une armée polonaise fut levée en France. Grâce à l'activité d'émissaires prestigieux comme Paderewski, l'un des 14 points de Wilson exigea par ailleurs la création d'une Pologne indépendante avec accès à la mer. La chute des Empires centraux, après celle du tsar, permit de mettre ce mot d'ordre en pratique. L'indépendance fut proclamée le 11 novembre 1918.

Bibliographie