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Histoire et mémoire en Pologne

§ L'insurrection de Varsovie (août-octobre 1944)§

63 jours de combat

Au moment où l'Armée rouge se rapprochait de la capitale, les résistants fidèles au † gouvernement de Londres ne se faisaient plus d'illusion. L'installation d'un Comité Provisoire de Libération Nationale pro-communiste à Lublin le 22 juillet 1944 montrait clairement que Moscou n'entendait pas partager le pouvoir. Pour l'y contraindre, l'état-major de l' † AK décida après de longs débats de soulever Varsovie le 1er août 1944 à 17 heures. La situation menaçait d'ailleurs d'échapper à leur contrôle, car nombre de résistants brûlaient d'envie de solder les comptes de cinq ans de terreur nazie.

L'insurrection éclata au moment où les Allemands regroupaient leurs forces à Varsovie  de plus, l'effet de surprise fut atténué par de nombreuses escarmouches prématurées. L'AK alignait environ 45.000 hommes et femmes, rejoints par 2.500 combattants des formations communistes, socialistes et nationalistes. Seuls 10 % de ces soldats étaient armés… Ils enrichirent ensuite sensiblement leur arsenal (quelques chars furent ainsi capturés), mais sans pouvoir lutter à armes égales avec les avions, blindés et artillerie allemandes, dont les énormes mortiers de 420 mm qui avaient fait chuter Sebastopol illustraient la puissance de feu.

Les insurgés s'emparèrent de la majeure partie de la rive gauche de la Vistule, mais en unités isolées par les Allemands qui contrôlaient les sites stratégiques. Leur contre-offensive, entamée le 4 août, donna lieu à une répression d'une grande sauvagerie. Les détachements SS, composés d'anciens prisonniers de l'Armée rouge et de criminels de droit commun fusillèrent environ 40.000 civils à Wola du 5 au 7 août, avant qu'un ordre d'Hitler n'ordonne la déportation des survivants. La Wehrmacht s'était alarmée de ces massacres qui ralentissaient la reconquête et minaient le moral des troupes… Les exactions n'en cessèrent pas pour autant. Les insurgés pris étaient systématiquement fusillés, les bombardiers visaient les hôpitaux…

Les combats atteignirent parfois l'intensité de ceux de Stalingrad, notamment dans la Vieille Ville. Les quartiers tombèrent néanmoins les uns après les autres. Le moral des civils, qui avaient accueilli avec enthousiasme la liberté retrouvée, baissa sensiblement en septembre. L'eau, l'électricité, les vivres manquaient cruellement. Le centre-ville capitula en dernier, le 2 octobre. Les insurgés furent envoyés en camp de prisonniers et la ville, vidée de ses habitants. Les Polonais avaient perdus 21.500 combattants, dont 3.500 de l' † armée Berling et 180.000 civils, les Allemands, 17.000 morts et disparus. Vidée de ses habitants, Varsovie fut systématiquement détruite par les sapeurs allemands. Le 17 janvier 1945, l'Armée rouge conquit une ville réduite à un champ de ruines dans lequel se terraient quelques centaines de civils.

L'échec de l'insurrection était largement lié au calcul cynique de Staline : plus l'élite de la résistance se saignerait au combat, plus il serait facile d'imposer le communisme en Pologne. L'Armée rouge s'arrêta donc aux portes de Varsovie, alors que Radio-Moscou avait appelé le peuple à se soulever fin juillet. Staline refusa même aux anglo-américains le droit d'utiliser ses aéroports lors de leurs missions de parachutages. Alexandra Viatteau a montré que les concessions successives de Staline en septembre (mise à disposition des aéroports, conquête de la rive droite, tentatives de l'Armée Berling pour forcer la Vistule, avec des unités sans expérience du combat de rue, parachutages ponctuels) avaient pour seul but de prolonger les combats.

L'insurrection, enjeu de mémoire

Le soulèvement s'inscrivait dans une tradition bien établie. Au point que, depuis des décennies, chaque génération débattait avec passion des pertes et profits des insurrections. Les pertes subies à Varsovie étaient si effroyables que les combats de 1944 signèrent à la fois l'apogée et le recul des traditions insurgées ; le souvenir de 1944 incita les Polonais à éviter à tout prix l'affrontement avec les Soviétiques en 1956 ou 1980. Ces leçons politiques témoignent du choc provoqué par un évènement qui n'a pas cessé de faire figure de modèle ou de repoussoir depuis 1944.

La mémoire locale : comment croire sous les bombes ?

Les premiers monuments apparurent à l’initiative des survivants. Ils véhiculaient un type de mémoire directe appelé à disparaître avec ces derniers. Sous les bombes, un artiste avait sculpté une représentation de Jésus appelée à faire fortune (voir ci-contre). Expression du desespoir des populations civiles, cette représentation figurait dans le premier monument, érigé à Słupsk par des réfugiés, à l’initiative d’un ancien chapelain des insurgés. Cette vision de Jésus crucifié se tenant la tête de douleur devant le sort des civils connut une assez large diffusion. Le régime communiste s’attacha pourtant à supprimer toutes ses manifestations publiques. Le souvenir des caves et le sort des civils s’étant estompée, cette iconographie est devenue assez rare.

Une épine dans le pied de la propagande communiste ?

Staline avait condamné d'emblée l'insurrection de Varsovie. Cette ligne n'évolua guère, même si elle connut des nuances indéniables. Au débat libre de 1945-1947, succédèrent huit années de black out. Lorsque la propagande officielle daignait évoquer le sujet, elle surestimait le rôle des insurgés communistes, exagérait l'aide de l'Armée rouge et accusait l'AK… de collaboration avec les Allemands. Ainsi, le film La ville insoumise (1950) s’ouvrait sur une scène de capitulation suggérant une connivence entre vainqueurs et vaincus. Ce film donne une bonne vision de l’embarras causé par le soulèvement. Il devait initialement retracer le destin de † Władysław Szpilman. Le scénario fut toutefois remanié, à un tel point que son auteur initial, † Czesław Miłosz demanda à voir son nom supprimé du générique. Les « Robinsons » qui se terraient dans Varsovie vidée de sa population furent remplacés par des résistants de l'AL et un improbable radiotélégraphiste soviétique…

Le film Ils aimaient la vie (Kanał) d' † Andrzej Wajda, en mettant en scène les dernières heures d'une compagnie de l'AK, mit clairement fin au non-dit. On y voyait même deux combattants de l'AK observer, impuissants, la rive droite de la Vistule, ce qui pouvait être une allusion à la passivité soviétique. Des centaines de livres furent consacrés à l'insurrection, notamment dans les années soixante-dix. L'insurrection était toujours critiquée, en opposant toutefois le courage des combattants à leurs dirigeants, accusé d'avoir délibérément sacrifié des dizaines de milliers de vies, sans aborder la question de la responsabilité soviétique. Dans les années 80, l'insurrection fit même l'objet de commémorations officielles, à une échelle secondaire (mise en circulation de timbres postes, érection du monument du « Petit insurgé » en 1983, un projet avancé dès 1946…). L'inauguration d'un grand monument, place Krasiński (1989) fut le chant du cygne du régime.

Ces prises de position officielles ne sauraient faire oublier l'âpreté des controverses entourant l'insurrection dès son déclenchement, voire même avant. Le premier numéro de l'hebdomadaire indépendant Tygodnik Powszechny titrait ainsi « pour l'insurrection » en première page et « contre l'insurrection » en seconde. Les termes du débat réactivaient la vieille opposition du romantisme et du positivisme. Les uns insistent sur la mauvaise appréciation stratégique et politique des décideurs, qui eut pour résultat de décimer la fine fleur de la jeunesse polonaise, facilitant d'autant l'implantation du communisme. Les « romantiques » leur opposent une lecture morale : l'insurrection permettait de montrer au monde entier que les Polonais avaient tout fait pour défendre leurs droits.

Le poète † Baczyński est souvent invoqué dans ces débats pour symboliser le gâchis humain du soulèvement ou exalter l'esprit de sacrifice de sa génération. Le populaire monument du petit insurgé est un autre objet classique de controverse. Au vu des très nombreuses répliques du projet circulant avant son inauguration officielle, il répondait à un besoin indéniable. Ses adversaires y voient l’apologie de l’enfant-soldat, promu au rang de figure suprème du patriotisme. La polémique a rebondi autour de la salle du petit insurgé du musée du soulèvement. Le fait est que de nombreux enfants prirent une part active aux combats, notamment comme courrier. Mais en raison de leur inconscience, ils mourraient souvent très vite.

Après 1989

Après 1989, les Polonais tentèrent d'ériger l'insurrection de Varsovie en lieu de mémoire international. Son évocation devait ancrer la Pologne à l'Ouest, ce qui avait été le but de l'AK, et de faire comprendre aux autres nations combien la Pologne, en rappelant que la Pologne avait été l'allié sacrifié de la fin du conflit. Les cérémonies du cinquantenaire réunirent ainsi participèrent Helmut Kohl et de nombreux chefs d'État. En 2004, cependant, les efforts polonais butaient toujours sur la confusion fréquente entre le soulèvement du ghetto de 1943 et celui de 1944…

L’ouverture du Musée du soulèvement de Varsovie en 2004 fut un tournant incontestable. Son succès auprès des touristes étrangers explique sans doute qu’en mars 2011, aucun des cent sites les plus populaires renvoyés par une requête «Warschauer Aufstand» (insurrection de Varsovie) sur la version allemande de google ne confondait cette bataille avec celle du ghetto. En Pologne même, ce musée fut une petite révolution muséographique, axée sur l’interactivité (les visiteurs ont ainsi le droit de manipuler les collections). L’engouement du public n’eut d’égal que la vivacité du débat entourant le message diffusé par ce musée. Les critiques portaient sur une forme d’exaltation romantique de l’insurrection. L’exposition n’évoquait guère le débat passionnel sur les coûts et les bénéfices de ces 82 jours de lutte. Les critiques visaient particulièrement la salle du «petit combattant», accusée d’inciter les jeunes visiteurs à s’identifier à des enfants-soldats. Le musée prit en compte certaines de ces critiques. Depuis 2011, un film en 3D tiré de prises de vues aériennes de 1945 montrant l’ampleur des destructions dans la capitale clôt la visite.

Le soulèvement de 1944 est, plus que jamais, une référence incontournable en Pologne, portée entre autre par le dynamisme du Musée de l'insurrection ou par † Lech_Kaczyński, qui a intégré ses efforts pour développer la mémoire de 1944 dans sa stratégie politique. On lui doit notamment la réalisation en un temps record d’un musée dont les anciens combattants se demandaient encore en 2002 s’il verrait jamais le jour…

Cette appropriation partisane fit qu’en 2009, les cérémonies d’hommage virent la politique prendre le pas sur le souvenir, une partie de l'assistance affichant bruyamment leur soutien à Lech Kaczyński et son hostilité au gouvernement. Cela suscita la réprobation de ceux qui voient justement dans le soulèvement une preuve de la capacité des Polonais à s'unir autour de l'idée nationale.

Sans être hégémonique, la lecture romantique exaltant le soulèvement est dominante. Au risque de faire ressurgir les polémiques d’antan, quand on voit sur un t-shirt le petit insurgé dire «Maman, je vais me battre après le déjeuner». Sa percée dans la culture de masse correspond grosso modo au succès de Powstanie warszawskie du groupe de rock Lao Che (2004). D’une excellente qualité, l’album retrace les combats du bataillon d’élite «Parasol», composé de scouts, en reprenant enregistrements de l’époque et poèmes de Baczyński. Depuis, les productions se multiplient, du rap à la peinture murale en passant par la bande dessinée… et trois longs métrages sortis en 2014 – dont la sortie des chroniques de l’époque en version parlante, après déchiffrage du mouvement des lèvres des Varsoviens filmés en 1944. L'idéalisme et l'esprit de sacrifice des jeunes de 1944 est alors un contre-modèle opposé à l'individualisme ambiant.

Dans le cas des supporters de football, cette référence sert à constituer une identité de groupe. Un supporteur du Legia Varsovie expliquait en 2011 à un journaliste que les insurgés de 1944 se recrutaient essentiellement parmi ceux que l’on qualifiait volontiers de hooligans. Il ajoutait que les supporteurs non-diplômés du Legia connaissaient souvent mieux l’histoire de l’insurrection que bien des diplômés du supérieur. Depuis 2006, les groupes de supporteurs du Legia multiplient les peintures murales rendant hommage aux insurgés.

Cette insistance sur le soulèvement de Varsovie a eu pour effet de donner une portée nationale à ce qui était resté longtemps un lieu de mémoire régional. En 1944, les habitants de Cracovie avaient ainsi mal reçu les ingurgés, accusés de vouloir détruire leur ville. Un sondage de 2009 témoignait d’une situation inverse : 68% des enquêtés affirmaient que l’insurrection avait été nécessaire (contre 14% la jugeant inutile). Mais les non-Varsoviens étaient bien plus unanimes que les Varsoviens. 48% des habitants de la capitale jugeaient le soulèvement nécessaire. C’est d’ailleurs de Varsovie qu’est venue l’une des voies discordantes les plus marquantes : le président de la principale association de vétérans de l'insurrection a ainsi présenté en 2010 les excuses des combattants à la population civile pour les souffrances endurées en 1944.

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