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Sur quelques modes de production du savoir: y a-t-il une spécificité occidentale ?

Antoine Danchin (écrit en 2001, une version a été publiée dans la revue Keiron)

HKU-Pasteur Research Centre, Dexter HC Man Building, 8, Sassoon Road, Pokfulam, Hong Kong
et
Institut Pasteur, 28 rue du Docteur Roux, 75724 Paris Cedex 15, France

Courriel: <adanchin@hku.hk>

La comparaison des civilisations humaines (mot que je préfère infiniment à celui de “culture”) montre à l’évidence de grandes différences dans la production du savoir, et son utilisation concomitante. Bien qu’il soit par principe difficile pour un Occidental de traiter du sujet, puisque le savoir a explosé principalement en Occident et que toute civilisation se définit comme différente et le plus souvent supérieure aux autres, je vais tenter à nouveau (tant de penseurs l’ont fait !) de redire ce qui fait la spécificité de la Science, en la confrontant plus particulièrement à la façon Chinoise de voir le monde, à partir d’une expérience locale (donc partielle et partiale).

En résumé, la Science est une création Grecque, fondée sur une philosophie du doute, mais d’un doute positif (et non d’un scepticisme général: “n’importe quoi peut donner lieu à la découverte”, comme certains l’ont voulu). Elle n’est donc qu’une très petite partie du monde Occidental, mais une partie essentielle, qui explique en grande partie la structure actuelle du monde tel que nous le connaissons. Et le doute, par ailleurs, a existé en d’autres lieux, dans d’autres civilisations, avec la pensée d’hommes souvent isolés (le doute est tout le contraire de l’argument d’autorité consacré par les hochets des honneurs, des médailles et des prix !). On peut sans doute faire ressortir une méthode générale sous-jacente à la création scientifique, mais bien des éléments accidentels — la Science est faite par des organismes vivants, des hommes — font que cette méthode est occultée par les accidents de l’Histoire, l’importance du consensus social à chaque époque, et bien sûr les éléments économiques permettant ou non le développement technologique. La Science, cependant, est Une, et elle est la même partout (on ne peut, au sein de cette branche de la connaissance, dire qu’il y aurait une Science Grecque, Chinoise ou Irlandaise). Il y a pourtant des différences d’éclairage, des différences de style, qui sont fondées sur les traditions prégnantes des civilisations considérées. Et j’aimerais schématiser ici cela en disant que parmi les moteurs les plus actifs de la production du savoir scientifique on trouve : la motivation par les faits (l’approche “data-driven” de l’empirisme anglo-américain), une motivation propre à la démarche scientifique elle-même, motivée par la construction d’hypothèses et de modèles réfutables (l’approche “hypothesis-driven”, gréco-latine), et une approche plus heuristique, plus intuitive (l’approche “context-driven”, qu’on retrouve aisément en Chine).

Comme le fait même de l’activité scientifique est loin d’être compris, même par ceux qui font profession d’être des chercheurs, il me faudra exposer d’abord quelques éléments de ce que j’appelle la Méthode Critique Générative, pour résumer les discussions qui culminent avec Karl Popper et celles qui les ont complétées et réfutées, puis je montrerai qu’il ne suffit pas de considérer des problèmes comme intéressants pour conduire à une activité scientifique productive, pour conclure en montrant que l’aller et retour constant entre Science et Technologie est un élément essentiel de leur développement mutuel.

L’approche hypothético-déductive : la Méthode Critique Générative

Karl Popper a cru, dans ses brillants travaux (Logik der Forschung et Conjectures and Refutations) donner une vision définitive de la ligne de démarcation entre la Science et toutes les autres activités humaines d’invention conceptuelle. L’idée de base était d’associer la création scientifique à la validation expérimentale au travers d’un processus de réfutation. Cette vision très féconde était cependant trop simpliste pour n’être pas elle-même réfutée, et bien des penseurs ne s’en sont pas privés. On doit remarquer pourtant que le chemin indiqué par Popper est sans doute le bon chemin, qu’il sera cependant par principe même (l’approche étant récursive) impossible à jamais d’accomplir jusqu’au bout, laissant toujours une marge à la limite entre Science et non-Science. L’un des lieux typiques de la difficulté repose dans le cas où la démarche expérimentale, directe, n’est pas, et ne sera jamais possible. Etudier l’origine de la vie est une question qui peut relever de la Science (mais aussi, bien sûr, d’autres activités intellectuelles, comme de la Religion). N’y a-t-il aucun moyen de l’étudier scientifiquement, et de distinguer entre les hypothèses et les scénarios scientifiques et les autres ? Gunter Wächtershäuser s’est précisément explicitement inspiré de Popper dans sa théorie de l’origine métabolique de la vie à la surface de la pyrite, sans se rendre compte que l’approche qu’il propose n’aurait rapidement pas été acceptée par Popper. Popper en effet n’acceptait pas la théorie de l’évolution au sein de la pensée purement scientifique proprement dite, précisément parce qu’elle ne peut être, pour de grandes échelles de temps, testée expérimentalement de façon directe sauf à des échelles de temps incommensurables avec celles qui ont existé. Il faut donc étendre les critères proposés par Popper et les améliorer. Et se souvenir que la Science étant par construction une activité récursive (donc créatrice) ne peut, par principe, se trouver enfermée dans une théorie qui la comprendrait en entier !

Il n’en reste pas moins qu’il y a bien une démarche scientifique, qui se distingue d’autres démarches reposant principalement sur la croyance (c’est à dire l’acceptation de théories sans remise en cause, par principe). Cette démarche est fondée à la fois sur la cohérence logique et sur l’expérience (quand elle est possible), la logique suffisant à jouer le rôle discriminant de l’expérience quand celle-ci n’est pas possible (comme en cosmologie, où seule l’observation peut avoir lieu, et encore pas toujours). Le cœur de l’attitude scientifique réside dans le respect d’une méthode où ce qu’on cherche d’abord à établir, c’est le lieu de l’inadéquation entre le modèle du Réel et le Réel lui-même. En gros, la Science produit du Réaliste, comprenant autant que possible tout le savoir accumulé à propos du domaine considéré, qui est confronté au Réel, pour trouver la solution de continuité, le lieu où le Réaliste est inadéquat au Réel. La mesure de l’inadéquation, loin d’être un aveu d’échec, est précisément le lieu même où se font les découvertes. Sans compter, bien sûr, les découvertes qui se font en chemin, non dans l’inadéquation, mais dans l’irruption de la dureté du Réel, sur le chemin de l’expérience (la surprise, celle du prince Serendipo, est d’ailleurs, en biologie d’une observation quasi quotidienne).

Mais cela même, qui distingue le Modèle réaliste du Réel qu’il représente, est soumis à un exercice difficile, à peine considéré par Popper. Comme le Modèle n’est pas le Réel (le texte du génome n’est pas le génome), il y a nécessairement une médiation entre ses éléments et ceux du Réel. Or on ne peut certainement pas appliquer immédiatement le critère de réfutabilité à une médiation ! Cela explique bien des querelles et des incompréhensions à propos de la pensée popperienne. Voici donc comment les choses se présentent concrètement.

La Science se construit de façon récursive, à partir d’un état donné comprenant des postulats associés à des hypothèses, et des modèles. Il y a toujours dans la Science une dimension historique, très profonde, et curieusement occultée. Il convient de comprendre, et non seulement d’accepter, mais de prendre en compte explicitement le savoir hérité de nos pères. On dit que Francis Crick avait écrit au dessus de son bureau “To read rots the mind”: rien n’est plus faux et plus illusoire, même si c’était aussi la position (et l’illusion) d’un autre immodeste, Auguste Comte. C’est d’ailleurs inexact, ni Crick, ni Comte n’étaient des tabulae rasae ! Les modèles correspondent pour leur partie initiale, axiomatique, à une abstraction des postulats hérités des modèles précédents (un processus qui correspond donc à une tâche cognitive complexe d’interprétation des postulats en axiomes, un peu comme les couleurs d’un tableau, la technique choisie vont servir à représenter une scène réelle). Ensuite, chaque modèle a sa cohérence interne (le plus souvent d’ordre logique), et, en principe peut être vrai ou faux. Mais la vérité du modèle, n’est pas la Vérité. En fait, comme le disait Xénophane de Colophon, même si nous tombions par chance sur la Vérité, nous ne pourrions pas le savoir. Il s’agit donc de confronter les conséquences du modèle à la Réalité: le modèle fait des prédictions, qui peuvent être analysées par l’observation, ou par la construction d’expériences. Un premier succès du modèle apparaît lorsque les prédictions existentielles se réalisent: un objet, auparavant ignoré, devient soudain visible grâce au contraste opéré par le modèle. A cela on mesure l’adéquation du modèle au Réel. Mais il s’agit, bien sûr, de confronter les interprétations du modèle dans les détails les plus fins, et l’objet premier de la Science est de construire des tests de plus en plus profonds, de plus en plus subtils, pour analyser jusque dans leurs plus profonds retranchements les conséquences des instanciations des prédictions du modèle. Le modèle est un générateur de conséquences issues d’une famille initiale d’hypothèses.

Tant que les prédictions ne sont pas controuvées, rien ne se produit. Il arrive tout à coup qu’une prédiction ne soit pas satisfaite, et c’est là que commence la période critique de la méthode. Pour Popper, ce moment est relativement simple, il se résout par oui ou non, et met aussitôt à mal le modèle, ce qui conduit à en remettre en cause les fondements. Si cela était la progression véridique de la démarche scientifique, les choses seraient bien simples. Mais en réalité le modèle n’est confronté au Réel que par la médiation d’une instanciation de ses prédictions. Cette médiation est une traduction, qui, comme toute traduction interprète les conclusions du modèle. Il s’en suit que la première réaction lors d’une difficulté n’est évidemment pas la mise en cause du modèle, mais celle des interprétations de ses conclusions. Il ne s’agit pas là d’ailleurs d’une simple querelle de mots, mais bien d’une étape cruciale pour la Science, celle qui tend à mesurer l’adéquation de concepts à la réalité, qui tend à préciser le domaine d’application des concepts, et leur signification. En fait, avant cette première confrontation, on peut dire que, bien que le modèle soit bien formé, il n’est  pas encore compris, au sens étymologique. C’est d’ailleurs une expérience fréquente des savants que l’illumination qui vient tout à coup leur faire comprendre ce sur quoi ils travaillent vraiment. Les concepts profonds de la Science sont des concepts prospectifs, selon la terminologie de John Myhill, et donc inépuisables. Vient pourtant un jour la véritable difficulté pour le modèle : il ne  rend pas compte de toute la réalité. Sa fondation même vacille, et il faut revenir auxs postulats qui le fondent. Là encore apparaît une étape sémantique essentielle, non perçue par Popper, qui donne encore au modèle un répit, comme à l’étape précédente. Puis vient un jour la mise en question fondamentale, et c’est alors qu’arrive, rarement, le changement de paradigme cher à Thomas Kuhn.

Comment se fait le progrès sceintifique à partir de cette étape ? La tentation générale est, lorsque l’on se rend compte que les postulats initiaux ne sont pas adéquats, d’en ajouter de nouveaux. C’est là la démarche la plus commune, celle qui, en fait, fait échec à la Science par le retour à la Magie des forces inconnues. Car la Science justement, au lieu d’ajouter des postulats, tend toujours à en diminuer le nombre. Les atomes, si divers, sont devenus protons, électrons et neutrons, l’énergie, photons, et s’il reste encore une bizarrerie du côté de l’inertie et de la gravitation, on peut gager qu’à l’avenir les diverses forces se trouveront, par  quelque modèle nouveau, unifiées. Et la biologie alors ? Eh bien, ce qui arrive, c’est que, alors que les postulats définissant ses objets élémentaires diminuent en nombre, l’imaginaire humain se rend compte soudain que leur combinatoire peut non seulement être infinie, mais que sa forme même est la source, inépuisable, de toute variété dans la Nature. Ce que la Science apprend aujourd’hui c’est à gérer la diversité non des objets et des lois fondamentales, mais leur combinatoire. La construction expérimentale, dès lors, va provenir de la construction de modèles de relations entre objets, de plus en plus élaborées, de plus en plus inattendues, mais allant sans cesse, là encore, vers une unification de plus en plus grande, l’algorithmique remplaçant peu à peu l’axiomatique.

Au début du vingt et unième siècle nous en sommes là, au moment d’une révolution que ne prévoyait ni Aristote, ni Platon, et dont les fondements, bien qu’ils soient anciens (souvenons nous du crible d’Eratosthène et de l’arithmétique de Pythagore), et renouvelés par les pensées indiennes (avec le zéro) et Perses (avec la formulation conceptuelle de l’algorithmique), sont en réalité à peine ébauchés au moment où le programme de Hilbert conduit à l’ouverture inattendue de l’indécidabilité (ce qui ne signifie nullement, bien sûr, indéterminisme, ou vide laissant la place à l’inconnaissable!, mais au contraire ouvrant à un programme de travail nouveau, où déterminé et prévisible ne font plus bon ménage). C’est dans cette révolution conceptuelle, aux conséquences incalculables, qu’une autre révolution, technologique (mais fondée sur la première), prend place. Où sont alors les styles des peuples pour en explorer les conséquences ?

L’irruption des faits

Nous venons brièvement de le résumer, la Science naît de l’hypothèse, en une méthode bien organisée, souvent inconsciente, qui tend à produire des modèles, à les confronter au Réel, et peu à peu à simplifier le monde, en refusant de multiplier les postulats qui le fondent. Il est inutile, aujourd’hui, de postuler une nature particulière à l’éther, à l’énergie, ou au Qi encore si prégnant en Chine (j’ai vu, dans l’avion revenant de Pékin, un documentaire montrant comment un individu pouvait contrôler son Qi — sans rire — au point d’arriver à allumer une ampoule qu’il tenait à la main; mais les auteurs du film, trop naïfs, avaient eu l’idée scientifique de mesurer le potentiel correspondant, et — ô merveille — l’écran du potentiomètre indiquait … 240 volts !). Le monde, toujours plus simple, est en vérité bien plus merveilleux que ce que veut l’adjonction ad hoc de forces occultes, mais le message est difficile à faire passer, et pour longtemps encore, tant l’âme humaine a besoin de merveilleux compliqué, plutôt que de merveilleux simple (mais plus profond, et donc plus difficile à concevoir).

De façon diamétralement opposée, le pragmatisme des affaires et du commerce, de Jeremy Bentham à Stuart Mill, et aux utilitaristes contemporains, collectionne les faits. On isole les gènes, on séquence les génomes, on mesure le polymorphisme humain (ces SNPs si inquiétants par le pouvoir de police qu’ils confèrent à ceux qui savent les utiliser). On mesure, on pèse, on quantifie. On reproduit, on clone. Les animaux, les expériences, et bientôt les hommes. Les champs sont de vastes boutures, les fruits calibrés. Les prédictions expérimentales sont de plus en plus quantitatives et phénoménologiques, ce qui conduit, bien sûr à faire disparaître la limite entre Science et Magie (d’où le nombre énorme de faussaires et d’illusions vendues au nom de la Science). Il suffit de reproduire un phénomène, n’importe lequel, pour le dire scientifique (souvenons nous de l’épisode invraisemblable de la “mémoire de l’eau”, publié dans la très sérieuse (?) revue Nature).

Dans le domaine que je connais, sur le million d’articles publiés chaque année la quasi totalité est descriptive, sous couvert de la Science. Elle isole des objets ou des phénomènes, les reproduit (pas toujours !) et les décrit. Les enzymes, ainsi, ont des constantes d’affinité pour leur substrat, dans des conditions aussi fantaisistes que le veut l’expérimentateur, et infiniment loin de ce qui se produit dans la cellule. Plus de quatre cent génomes sont en cours de séquençage, sans que, la plupart du temps, on sache bien pourquoi: l’illusion est qu’en collectionnant les faits, la Vérité apparaîtra soudain. Les deux millions et demi de chercheurs en biologie publient en moyenne un article tous les deux ans, essentiellement sous la forme d’un mémoire descriptif. L’amoncellement des faits est devenu si considérable qu’il est tout à fait impossible de les connaître, et l’explosion du World-Wide Web n’est pas là pour la tempérer. On en arrive à promouvoir de plus en plus souvent une politique de fouille des poubelles (pompeusement nommée “data mining”) avec l’idée que la montagne des faits produit de l’or. Mais les faits n’ont pas de signification. Ils sont là, tout simplement, et ils auront celle qu’on leur prêtera.

Il est donc nécessaire d’organiser, de classer. S’il est vrai que les grandes étapes de la Science ont souvent été précédées par la cartographie ou la classification, c’est que présidaient à ces activités une intention particulière, sous-tendue par un modèle du monde. Les astronomes de l’Antiquité ne regardaient pas simplement les étoiles pour un faire un catalogue, mais parce qu’ils avaient remarqué leur régularité dans le décours des saisons. Et c’est ainsi qu’il découvrirent les étoiles mobiles, les planètes. La Science commence avec le retour des choses. Les collections de faits sont inutiles s’ils ne se produisent qu’une seule fois, et s’ils ne sont pas associés à d’autres. Ainsi, l’élément le plus intéressant de l’accent anglo-américain sur les faits est la nécessité de les rassembler, de les classer, de les organiser. C’est là, bien sûr, qu’apparaît la statistique. On distingue en fait deux approches bien différentes, d’une part le calcul des probabilités, proche de la mathématique (où l’on voit clairement chez Pascal par exemple, comment il le conçoit sous la forme hypothético-déductive) et l’approche statistique très anglaise, à partir de Bayes peut-être, mais surtout de Fisher et de son école, où l’idée est simplement de regrouper les faits de façon intelligente. Une école complémentaire, commençant avec Vicq d’Azyr, se poursuit en France avec Jean-Paul Benzécri et des théoriciens comme Edwin Diday, pour à nouveau remettre l’hypothèse au centre de l’analyse des données. Il y aurait toute une longue étude à faire sur le rôle des classifications, de la taxinomie, de la statistique et des concepts probabilistes, pour comprendre un peu mieux comment la Science s’accomode de la jungle des faits, qui triomphe souvent par le seul nombre: le bombardement extensif a toujours un effet !

Un domaine récent, associé à la génomique, conforte les grands traits de cette façon de voir anglo-américaine (à moduler, bien sûr : l’école du MRC de Cambridge est loin d’être dominée par les faits). La mode des “puces à ADN” l’illustre particulièrement: il s’agit là de collectionner des données d’expression génétique, de façon systématique, et sans savoir réellement ce qu’on cherche. Il s’ensuit que l’usage principal de ces données est essentiellement diagnostique: on décrit l’expression dans différents tissus, dans différentes conditions expérimentales. Et comme on ne sait pas ce qu’on cherche les approches les plus “scientifiques” ne font que retrouver ce qu’on connaît déjà, cycles métaboliques ou cascades de régulation, à grand renfort de publicité. Les approches statistiques, cependant, de plus en plus élaborées et provenant de domaines où elles sont utilisées depuis très longtemps (comme l’agronomie) tendent heureusement à réintroduire l’approche hypothético-déductive, en prenant en compte la nature des postulats sur lesquels sont fondés les modèles statistiques. On peut donc espérer que dans un proche avenir l’illusion de l’approche “data-driven” fera place au progrès scientifique.

La nature du contexte

La Science est une activité sociale, et il est clair qu’on ne peut simplement la décrire en invoquant une sorte d’idéal qui serait celui de la construction des modèles et de l’approche hypothético-déductive. Il faut en effet ajouter à la Science non seulement le contexte socio-économique et les motivations psychologiques des chercheurs, mais encore une sorte de contexte évolutif qui provient de la nature même de l’homme, animal social qui hérite d’un passé très riche, celui de l’évolution des espèces.

L’exploration de l’environnement est une constante, chez tous les organismes vivants. D’une certaine manière leur première fonction est en effet d’occuper le plus possible de l’espace disponible, en tant qu’individus et en tant que population. Les sociétés humaines sont donc particulièrement sensibles au contexte de leur environnement, contexte naturel pour les populations les plus primitives, peut-être, mais surtout contexte social, issu d’une représentation du monde où les règles de parenté ont un rôle privilégié. La nature de ce contexte anthropologique est particulièrement visible dans la structure des langues, dans les codes sociaux et dans l’altération du monde produite par chaque société. Il est donc utile, pour en avoir une idée au moment où l’on considère l’exploration du Réel par une société, de considérer la structure de la langue, d’une part, et les lieux communs de la vie au sein de cette société. Les deux chapitres précédents décrivent brièvement les lieux communs conceptuels de deux grandes classes de sociétés, la gréco-latine (qui peut aussi, d’ailleurs être germanique) et l’anglo-américaine. Il reste une troisième façon d’organiser la pensée, celle qu’on trouve en Asie, et plus particulièrement en Chine, et qui mérite d’être considérée avec attention.

Relisons la classification Chinoise qu’on trouve au début du célèbre Les Mots et les Choses de Michel Foucault, ou regardons encore l’étrange base de la cosmologie Chinoise, fondée sur cette invraisemblable série de cinq éléments, le Feu, l’Eau, la Terre, le Métal et … le Bois. Quelle est donc sa logique sous-jacente ? La condensation/raréfaction explique aisément les quatre éléments Grecs, mais comment introduire le Métal, ou le Bois ? Il me semble qu’il s’agit là, précisément d’un caractère spécifique à cette partie Asiatique du Monde, qui remarque le contexte des choses (où, en effet, la biologie a son mot à dire, comme les armes) et qui inspire son accès à la connaissance par la prise en compte, en premier lieu, du contexte où elle se produit.

Cette approche “context-driven” est frappante dans tout ce qui est Chinois. Non seulement, bien sûr, dans l’art de la conversation, mais dans la peinture (il y a plus de blanc, d’absence, que de traits dans une peinture chinoise) et surtout dans la langue elle-même. La grammaire Chinoise est si simple qu’il faut toujours que le contexte supplée ce qui manque à la phrase (d’où la subtilité des relations, l’extraordinaire imprécision des textes — qui sont moins pris au sérieux que la parole — et l’ambiguité “orientale” si souvent soulignée). L’intérêt de la prise en compte première du contexte est que cela permet, en cours de raisonnement, de changer, tout naturellement, de direction, d’aller dans le sens de la plus grande pente (et donc, d’une certaine manière, dans le sens du succès). Il me semble que c’est là la raison profonde de l’absence de Science en Chine, si souvent remarquée, et qui étonne tant les Chinois. Tout au contraire, l’application d’un savoir extérieur est toujours possible, et sa mise en contexte, son adaptation au milieu local est particulièrement bienvenue. On ne crée pas le savoir, sauf accidentellement, mais on l’utilise. Il est donc facile de comprendre que la Chine soit un lieu où l’idée même de recherche conceptuelle, d’approche hypothético-déductive, de Science en un mot, soit presque toujours étrange et étrangère. Tout au contraire, l’intuition des applications les plus inattendues, l’adaptation à un environnement particulier y sont bien valorisés, et bien à leur place.

Il reste un élément complémentaire, à nouveau visible dans la civilisation Chinoise, et particulièrement dans son écriture, celui d’épure, de recherche du minimum significatif, de simplification, de schématisation. Cela se voit dans la genèse des idéogrammes, et dans l’accent mis sur la concision du poème. Cet aspect qui est si valorisé qu’il en a figé la langue elle-même (et donc la pensée). Toutes les langues, au fur et à mesure qu’elles évoluent (lorsqu’elles ne se dégradent pas sous l’action de la perte de la mémoire due aux guerres, aux catastrophes naturelles ou aux invasions) se compliquent peu à peu, ou plus exactement se parent d’éléments précis de plus en plus nombreux. Un texte de Thucydide écrit en démotique actuel devient deux fois plus long, et il en est de même des langues européennes médiévales lorsqu’on les traduit en langues actuelles. Au contraire, l’art du texte Chinois a été, le plus possible, d’en rester à l’épure du poème T’ang. L’idée prégnante est que ce qui ne change pas est plus proche de la perfection (ou encore que le changement est déjà présent à l’origine). Comment exprimer les concepts profonds de la mathématique, ou ceux qui se créent avec le développement de la Science dans de telles conditions ? Comment introduire dans ce contexte qui valorise le contexte, l’idée même du doute ? Comment enfin, au moment où l’approche algorithmique devient de plus en plus inhérente à la Science, se passer d’une langue à écriture alphabétique ? On conçoit aisément l’orientation “objet” des idéogrammes, et l’importance du contexte dans cette façon de voir, ou plutôt d’utiliser le monde, et d’organiser la connaissance. On peut s’interroger sur son aptitude à la produire. Il est clair que l’introduction de la Science en Chine est et sera difficile, malgré l’acculturation produite par deux générations de pensée communiste (dont on voir là, incidemment, une contribution positive).

Conclusion provisoire

Nous voici au terme de ce court essai. J’ai tenté d’y montrer que la Science, qui naît de l’hypothèse, avait aussi affaire à la création de montagnes de données, et à la prise en compte du contexte. Je n’ai pas insisté sur le fait que la pensée scientifique est rare, même là où elle est née. Il est probable que c’est la conjonction des trois angles de vue qui est la plus productive, en termes de production du savoir et l’on se rend compte de tout l’intérêt qu’il y a à tenter de mettre ensemble des acteurs qui pensent spontanément selon chacun de ces modes. Mais il faut bien sûr, comme le souhaitait Popper, une démarcation, faute de quoi l’on sombre dans la magie. La Science est inséparable de l’Hypothèse. On trouvera pourtant toujours des avocats des faits, ou du contexte, qui tenteront de dire que la Science en dérive. A cela il faut résister. Mais, bien entendu il existe encore un autre volet de la création du savoir que je n’ai pas évoqué : l’hypothèse est nécessairement plongée dans le monde, et la Science nécessite observation et expérience. Aussi, si la production du savoir procédait initialement de la médiation des sens, il a fallu rapidement en étendre l’action, et le domaine de l’instrumentation est inséparable du progrès scientifique. Mais l’instrument dépend de concepts scientifiques, et de sa construction pratique. C’est là que le rôle du contexte est pratiquement le plus important peut-être : il donne un sens immédiat au concept en le rendant utile. Le danger principal cependant est que l’application du savoir est rapidement stérile. Rappelons Condorcet :
Rejeter la théorie comme inutile pour ne s'appliquer qu'aux choses usuelles, c'est proposer de retrancher les racines d'un arbre sous prétexte qu'elles ne portent point de fruits.”