Marsile FICIN
Présocratiques
Épistémologie
Thèmes apparentés
Grèce contemporaine
Physiciens d'Ionie
L'écriture avait depuis longtemps conquis d'autres domaines que celui
des relevés comptables quand naquit à Milet, autour d'une ville d'Asie
Mineure au commerce florissant, la première philosophie (1).
Descendant d'un lignage de prêtres et
d'astrologues de Phénicie, Thalès, l'un des Sept Sages de la
Grèce Antique, l'astronome distrait du lieu commun (tombé dans un
puits en contemplant les étoiles (2))
et peut-être l'auteur d'un mode de création de la conscience,
le Γνῶθι σεαυτόν (3),
"connais-toi toi-même", si bien repris dans la pensée
socratique, introduisit sur la place publique le débat principal de la
réflexion philosophique, la proposition d'un vision cohérente et
explicative du monde. Introduire dans cette riche ville d'Asie
mineure, à la fin du VIIème siècle, alors que les échanges
par la voie maritime étaient particulièrement fréquents, un débat
aussi important revenait à donner naissance à un mode de connaissance
qui allait se propager de façon quasi-autonome au travers de tout
l'empire de la Grèce commerçante, et servir de ferment à toutes sortes
de créations, dont nous sommes encore aujourd'hui tributaires.
De la vie de Thalès, comme de celle de la plupart des autres philosophes dont il sera question ici, on sait fort peu de choses. On dit qu'il enseignait à la date de l'éclipse de 585 avant notre ère vulgaire, éclipse qu'il aurait prédite (4). On sait aussi qu'il a beaucoup voyagé, et qu'il s'est probablement instruit en Égypte. Observateur attentif, héritier de longues traditions astrologiques, excellent formalisateur, on dit qu'il réunit l'ensemble de son savoir appris et de ses propres observations en un ou plusieurs traités. Il établit en Grèce le rythme annuel des 365 jours, repéra le cycle des saisons et le moment des solstices.
La tradition veut aussi qu'il ait décrit la constellation de la
Petite Ourse. Il était par ailleurs très préoccupé de phénomènes
météorologiques. Et, s'en inspirant, il produisit un modèle de
l'Univers dans lequel l'eau joue le rôle principal. L'élément
premier, animé, est l'eau du fleuve ᾽Ωκεανός .
Cet élément est matériel, capable de transformations réglées par le
cours des choses et source de vie. L'image qui en résulte est
simple : la Terre flotte sur l'Océan, et la preuve en est
manifestée lors des tremblements de terre (produits par les
oscillations de cette flottaison).
Mais la vision de Thalès, sans le moins du monde être dualiste (il y a une seule substance, matière de toutes choses) est cependant animiste (5). Chez lui en effet, comme chez beaucoup de penseurs présocratiques, la matière est douée d'un pouvoir de mouvement intrinsèque : il n'y a pas dissociation entre une géométrie et une dynamique. Ainsi l'aimant, comme l'ambre frotté, montrent bien que la matière est douée d'un réel pouvoir moteur et donc d'une vie primitive. Aucune solution de continuité n'existe entre les minéraux et les êtres vivants. L'Univers entier est donc doué de vie (6).
Comme il ne reste que deux ou trois phrases que l'on peut attribuer à Thalès on sait peu de choses sur le mode de raisonnement qu'il introduisit, mais il est certain qu'il fut le chef de file d'une lignée de philosophes qui, par une suite complexe de modèles du monde et de sa destinée, conduisit à Platon et Aristote. Il fut sans doute aussi l'initiateur de la pensée géométrique, et posa les premiers principes, parallèles et triangle rectangle, qui fondent la représentation euclidienne de l'espace.
Carrefour entre l'Asie et l'Europe, Milet était animée d'une activité commerciale très importante et l'entourage de Thalès, constitué par ses disciples (7) et des voyageurs de passage, était en relation directe avec tous les lieux où se dispensait un enseignement non ésotérique. Anaximandre est resté le plus célèbre des disciples et amis de Thalès. Et ce qui subsiste de sa production est remarquable à plus d'un titre. Comme Thalès et comme son successeur Anaximène, il se propose de présenter une conception générale et cohérente du monde afin de le rendre explicable aux yeux de tous ses contemporains. Il fonde son raisonnement sur une argumentation illustrée par de nombreuses observations astronomiques. La tradition rapporte ainsi qu'il fit la distinction entre les planètes - mobiles à notre échelle de temps - et les étoiles - apparemment fixées sur la voûte céleste. De même il affina les modèles capables de prédire les éclipses et donna une description des phases de la lune. Il conserva la position centrale de la Terre dans l'Univers de Thalès, mais l'attribua à la géométrie propre de cet Univers. Les contraintes de symétrie d'un monde sphérique (8) maintiennent la Terre au centre par Nécessité. Cette nécessité rend inutile un support, car la Terre n'étant contrainte par rien n'a aucune raison d'aller dans une direction plutôt qu'une autre :
La Terre est suspendue librement, et non sous la contrainte d'aucune force, mais elle reste où elle est parce qu'elle est à égale distance de toutes choses (DK A11) τὴν δὲ γῆν εἲναι μετέωρον ὑπο μηδενὸς κρατουμὲνην,
μἑνουσαν δὲ διὰ τὴν ῟ομοὶαν πἁντων ἀποστασιν
Anaximandre conserve cependant une idée d'orientation absolue, de Haut et de Bas, et, dans un Univers sphérique la Terre n'est pas une sphère mais une colonne tronquée, un cylindre, dont les dimensions sont évaluées : le rayon de la base circulaire est égal à la hauteur. Les hommes vivent sur le disque supérieur. Le disque inférieur représente les Antipodes, où vivent sans doute d'autres êtres vivants.
Sa cosmogonie est développée à l'aide d'une série de métaphores, car,
par nature, la matière échappe à notre perception. En effet le
principe matériel premier d'Anaximandre est l'Άπειρον ,
le Non-Limité, à la fois sans bornes et non terminé, imperceptible
(car nos sens sont limités) mais pas indicible, et distinct des
apparences, qui manifestent toujours des contours et des frontières.
Elément initialement neutre, à la différence des quatre éléments
généralement invoqués dans les poèmes cosmogoniques anciens, à la
différence aussi de l'Eau de Thalès, l'Άπειρον
peut se résoudre en paires d'états ayant des qualités opposées, dont
les types sont les couples Froid/Chaud ou Sec/Humide.
L'῎Απειρον
est aussi infini en quantité, et par conséquent source de
création continue, ce qui implique évidemment un nombre infini
d'Univers (dont un exemple est le nôtre). Il semble que cette création
pouvait, enfin, se dérouler pour l'éternité, mais l'un des fragments
qu'on attribue à Anaximandre indique que toute création
retourne en définitive à sa source, c'est à dire au Non-Limité
lui-même.
Anaximandre donne comme raison de l'émergence spontanée des
états opposés des différents types matériels, l'existence, au sein de
l'῎Απειρον
d'un Mouvement Perpétuel. La première séparation crée le couple
Froid/Chaud qui s'organise dans l'espace comme le tronc d'un arbre et
son écorce (9). Le froid
central, au contact du chaud qui l'entoure crée le couple Humide/Sec
et l'on se trouve alors en présence de quatre couches cylindriques, un
noyau central froid (Terre), entouré d'Humide (Eau), puis de Sec (Air)
et enfin de Chaud (Feu) qui correspondent ainsi aux quatre éléments
dont la théorie d'Anaximandre se veut l'explication. Le Feu
assèche peu à peu l'Eau qui ne correspond bientôt plus qu'à des
lambeaux, au travers desquels émerge la Terre. Ainsi s'expliquent les
Océans et les Terres émergées.
Mais le processus de diversification ne s'arrête pas là. Amorcé par
le mouvement perpétuel, la séparation du couple Terre/Feu transmet sa
quantité de mouvement à la paire Air/Feu: le Feu fait évaporer l'Eau
qui charge l'Air et produit le Vent, moteur du mouvement des anneaux
qui entourent le cylindre terrestre. Puis, en fonction de la quantité
d'humidité qu'il traverse, l'anneau extérieur, l'anneau de Feu, se
fragmente en trois composants annulaires animés d'un mouvement de
rotation uniforme autour de la Terre. Ce mouvement s'effectue selon un
axe qui n'est pas confondu avec l'axe terrestre mais fait un certain
angle avec lui. Ces anneaux de Feu ne sont que partiellement visibles
de la Terre car leur lumière est obscurcie par la couche d'Air plus ou
moins chargée d'humidité qui entoure la Terre. Ce n'est qu'aux
endroits où l'Air se raréfie qu'il est possible de percevoir la
lumière du Feu. L'anneau le plus éloigné est le Soleil, sa lumière est
chaude car il se trouve dans une région de l'espace très pauvre en
humidité. Le Jour et la Nuit proviennent du mouvement de l'anneau,
combiné avec le fait que son axe n'est pas confondu avec l'axe
terrestre. Cela entraîne en effet que la lumière solaire, perceptible
par une seule ouverture circulaire dans la couche d'Air qui nous
entoure, se trouve masquée, la nuit, par les montagnes du Nord (10).
L'anneau suivant, plus proche de nous,
visible aussi seulement au travers d'une ouverture circulaire, soumise
à une operculation rythmique est l'anneau lunaire. Sa lumière nous
parvient froide, parce que l'anneau se trouve dans une région chargée
d'humidité. Et les cycles lunaires sont expliqués par la fermeture
régulière et progressive de la seule fenêtre où s'exhale la lumière du
Feu de la Lune. Enfin, plus près de nous, dans une région très humide,
se trouve un très large anneau entouré d'air humide. Cet écran aérien,
étant beaucoup moins épais que l'écran qui nous sépare de l'anneau
lunaire ou de l'anneau solaire, sa lumière nous parvient par des
milliers de fenêtres ponctuelles que nous appelons étoiles, mais cette
lumière est totalement refroidie par l'eau dont est chargé l'air qui
fait écran. Anaximandre va jusqu'à discuter le rayon de ces
anneaux selon des lois qui sont certainement inspirées de sources
communes avec l'arithmétique pythagoricienne : le diamètre de
l'anneau solaire est 28 fois celui de la Terre, celui de la Lune 19
fois, et l'on peut conjecturer que l'anneau stellaire avait un
diamètre supérieur au diamètre terrestre (11). Quant
au diamètre des ouvertures par où souffle la Lumière (ἐκπνοὴ )
il est égal au diamètre de la Terre.
Cette cosmologie se proposait aussi de répondre aux questions qu'on se pose sur les phénomènes naturels plus proches de nous : l'Air, emprisonné dans d'épais nuages de vapeur pouvait causer des explosions et déchirer les noires parois qui l'entourent, d'où le bruit d'explosion et l'apparence lumineuse (par contraste entre la clarté de l'Air intérieur et les parois nuageuses) et zigzagantes de la déchirure, au moment où se manifeste le tonnerre. Les vents étaient causés par les mouvements d'agrégats aériens plus ou moins chargés d'humidité et la pluie venait de la collecte de cette humidité sous la forme de gouttes.
Mais Anaximandre est aussi très original dans sa modélisation de la biologie. Il reprend à Thalès le rôle primordial de l'eau en faisant naître les êtres vivants de l'océan primitif au cours de son évaporation par le Feu solaire. Les premiers animaux étaient aquatiques et comme les poissons, couverts d'écailles ; mais au fur et à mesure qu'émergeaient les terres, ces êtres étaient amenés à escalader les parties asséchées. Là, leurs écailles se craquelaient et ils ne pouvaient survivre qu'un bref instant. L'Homme n'échappe pas à l'origine commune de tous les animaux et descend donc du poisson. Mieux, alors que la diversification des autres espèces a pu peut-être s'effectuer par des voies différentes, il est clair que l'origine proposée pour nos semblables est la seule raisonnable. En effet, à la différence des autres animaux, l'Homme doit passer par une très longue période d'allaitement au cours de laquelle il ne peut se suffire à lui-même. Et, si l'on devait imaginer qu'il était apparu directement dans sa forme actuelle, sans mère capable de le nourrir de son sein, il serait mort à un stade très précoce et n'existerait pas aujourd'hui. Il est donc nécessaire de penser qu'il est issu de parents différents, capables d'élever le rejeton humain jusqu'à ce qu'il ait atteint un âge assez avancé pour pouvoir subvenir à ses propres besoins.
Il faut bien sûr éviter de tomber dans le piège courant de l'illusion
du "précurseur", mais on ne peut qu'être frappé par la pénétration des
vues d'Anaximandre et la cohérence interne du modèle qu'il
propose. Pour cette raison même, on en remarque les points obscurs et
les difficultés. L'une de celles-ci, soulignée par son élève Anaximène,
concerne le choix de l'élément premier : l'Άπειρον
ne pouvait se suffire à soi-même puisqu'il a fallu lui adjoindre un
principe d'émergence, promoteur des formes observées dans la nature,
causé par le mouvement, qui devient par là-même, premier.
Anaximène conserva donc peu des conclusions de son maître car, frappé par l'existence du mouvement - on verra plus loin combien ce problème a trouvé de solutions diverses - il imagina que le Non-Limité devait être éternel et permanent, mais doué d'une perpétuelle agitation. Cela lui donna l'idée qu'il devait s'agir d'un fluide très léger qu'il identifia à l'Air (12). Le choix d'un élément premier lui fit perdre la symétrie sphérique de l'Univers et l'obligea à supposer, comme l'avait fait Thalès, que la Terre est portée par quelque chose. Ainsi la Terre se trouve, dans cette nouvelle cosmogonie, être un disque plat, flottant sur l'Air en mouvement (cause, à nouveau, des séismes), éclairée par le disque lumineux du feu solaire. C'est le mouvement qui est cause que la Terre ne s'effondre pas dans l'Infini de l'Univers, car on sait bien que l'Air serait trop léger pour la porter.
Deux principes gouvernent alors les lois de l'Univers : le mouvement et le changement. Ces principes intrinsèques agissent sur l'Air par les processus de condensation et de raréfaction qui sont la source de changements quantitatifs et qualitatifs: de l'Air raréfié devient le Feu et, condensé, le vent, les nuages et l'Eau ; mais celle-ci peut à nouveau se condenser et former la Terre et les rocs les plus lourds et les plus durs. La densité (le mot n'existait pas alors, bien sûr) est donc associée à la notion de chaleur, notion elle-même liée au mouvement.
condensation <=> condensation <=> raréfaction Terre Eau Air Feu Froid <-------> Humide <---------> Sec <--------> Chaud Lourd Léger Immobile Visqueux Fluide Insaisissable
Les processus de condensation et de raréfaction donnent lieu à des changements quantitatifs en plus des changements qualitatifs décrits. Ainsi le Froid peut se diviser en trois phases distinctes : solide, liquide, vapeur, comme la glace, l'eau et la vapeur d'eau. Le point d'origine de toutes les transformations est l'Air, qui se situe à la frontière entre le Froid et le Chaud.
Anaximène cherche ensuite à relier de façon rationnelle le mouvement et le changement, grâce aux propriétés constatées lors de la condensation et de la raréfaction. Le type de ces relations fonctionnelles est donné par le Soleil. Le disque solaire est constitué par un élément de type Terre, mais il se trouve animé de mouvements si rapides que le processus de raréfaction le conduit à se transformer en Feu. A titre d'illustration Anaximène donnait la comparaison suivante : si l'on souffle par la bouche presque fermée, on perçoit un courant d'air froid, dû à ce que l'ouverture est trop petite pour permettre un mouvement important de l'air expiré ; au contraire si l'on souffle la bouche grande ouverte, laissant par là se créer un mouvement important de l'air expiré, on observe un souffle très chaud.
Il existe un constant aller et retour entre les divers processus de condensation et de raréfaction. L'Air invisible devient visible par condensation, d'abord brume puis eau, mais l'eau échauffée redevient de l'Air et même du Feu. Les premières formes résultent de la condensation, ainsi la Terre flotte sur l'Air, grâce à la résistance offerte par sa grande surface aux mouvements de l'Air, comme le vent pousse la voile des navires. Mais le Soleil, la Lune, et les Étoiles proviennent de la Terre par raréfaction : de la brume s'évapora de la surface du disque terrestre et devint le Feu qui constitue les astres, disques plats, doués de mouvements extrêmement rapides assurant leur nature ignée. Et on attend que le ralentissement de ce mouvement leur fasse parcourir le chemin inverse (13), et refroidir jusqu'à devenir des rocs glacés d'où nulle lumière ne s'échappera plus. Il est donc probable qu'il existe un grand nombre d'objets célestes invisibles, formés d'astres ayant parcouru déjà tout le cycle de réchauffement et de refroidissement. Tous ces astres flottent dans l'air comme des feuilles dans le vent et disparaissent, soit derrière de lointains reliefs, soit derrière des nuages (qui expliquent peut-être les phases de la Lune).
Le reste de la cosmogonie d'Anaximène se trouve assez voisin de celle d'Anaximandre. Il raffine un peu les explications de ce dernier en ce qui concerne les tremblements de terre (dus à l'alternance de sécheresse et de pluies (14)), les éclairs et le tonnerre, et l'arc-en-ciel enfin qui s'expliquent parce que les rayons du soleil sont arrêtés par les nuages les plus noirs et s'y rassemblent. La partie la plus proche du feu solaire est rouge à cause de la chaleur qu'elle reçoit et les couleurs suivantes apparaissent en fonction de la décroissance de la température (concept qui n'existait évidemment pas alors).
Avec ce philosophe se termine l'école milésienne proprement dite, car
en l'an 494 Milet fut prise et ravagée par les Perses. La destruction
de la ville contribua sans doute à répandre un peu plus le savoir et
les méthodes des physiciens de l'école de Thalès et, parmi les
successeurs de ce mode de pensée on trouve un natif de Clazomène, une
autre ville d'Ionie, Anaxagore, qui vint enseigner à Athènes
avant de finir ses jours à Lampsaque en 428. À cette époque la
physique ionienne avait défini les grands thèmes de sa réflexion ainsi
que la méthode conjecturale qui permettait de produire des modèles
cohérents de l'Univers. Quel que soit l'élément choisi pour fonder une
cosmologie, Eau, Άπειρον ,
ou Air on ne pouvait concevoir le monde que constitué d'une substance
d'un type unique, capable par des transformations appropriées
de prendre des états différents. Le mouvement faisait partie, comme
qualité intrinsèque, de cette matière éminemment changeante, et l'on
peut qualifier d'animiste (15) cette
première vision moniste de l'Univers. Anaxagore va introduire
une distinction nouvelle dans cette façon de concevoir en proposant un
monde dualiste, dans lequel on distingue soigneusement la matière de
certaines qualités perçues comme intrinsèquement immatérielles (16).
Cette nouvelle approche sera développée
dans deux directions très différentes, d'une part par Socrate
et Platon et, d'autre part, par Aristote. Et c'est
cette vision dualiste qui, reprise par les religions révélées et
commentée dans des milliers d'ouvrages se trouve en filigrane dans
toute notre pensée contemporaine. La cosmogonie d'Anaxagore est
voisine de celle d'Anaximandre sur bien des points et je n'y
reviendrai pas. Ce qui le différencie, outre l'aspect dualiste
mentionné plus haut, c'est l'introduction d'un mode de raisonnement
conduisant directement à la méthode expérimentale (voir "la
Méthode Critique Générative").
L'Univers d'Anaxagore se sépare en deux types d'objets,
l'Esprit (Νοῦς )
et la matière (῾Υλη
)
divisible à l'infini et porteuse, quel que soit le degré de division
considéré, de toutes les qualités possibles, présentes dans la matière
perçue dans son état macroscopique. Il n'y a pas, en particulier, de
distinction entre l'organique et l'inorganique. Les différents objets
matériels se distinguent seulement par la quantité de chaque qualité
qui les compose. Ces qualités sont principalement des couples
d'opposés froid/chaud, clair/sombre, humide/sec et tous analogues
pouvant être décelés par les organes des sens. Malgré une évidente
implication paradoxale on peut définir des germes de toute matière (17),
infinis en nombre, infiniment
divisibles et inaltérables. De plus rien de ce qui est ne peut cesser
être, et rien ne peut venir à l'existence : το γὰρ ἐόν
οὐκ έστι το μη οὐκ εἶναι
(18). Avec ces deux
définitions de la matière, la plupart des contradictions du discontinu
ou des contradictions apportées par l'émergence des formes
disparaissent. Mais cela revient à affirmer qu'il n'y a en réalité
rien de nouveau sous le soleil. Il n'y a donc pas de changement dans
la qualité, mais seulement dans la quantité, et nos sens, qui ne
perçoivent que le quantitatif, peuvent se laisser abuser par les
limites de leur perception, limites alors projetées, par nous par nos
opinions (Δόξαι, doxai), sur le monde réel.
La cosmologie d'Anaxagore utilise l'Esprit (immatériel bien
distinct de la Ψυχή
matérielle de la pensée proprement milésienne qui l'a précédée ou de
la pensée contemporaine des atomistes) comme principe moteur initial.
Mais la structure de son univers utilise assez peu (sauf en son étape
initiale, celle qui avait nécessité chez Anaximandre
d'invoquer le Mouvement Perpétuel, et dans son stade présent, chez les
êtres vivants) l'esprit, et sa dynamique est assez semblable à la
mécanique anaximénienne sans que l'Esprit apparaisse comme le
finaliste planificateur du Monde (19).
L'Esprit (Νοῦς
),
se séparant du Tout (Πᾶν
)
en un point déclenche un mouvement tourbillonaire (Περιχώρησις
)
qui se répand peu à peu dans l'Univers et continue encore à se
propager aujourd'hui. L'Air et l'Éther (20) (semblable
à une qualité d'Air raréfié, très mobile et proche du Feu) se séparent
suivant leurs qualités respectives selon un schéma très proche de
celui qu'avait conçu Anaximène dans lequel l'Éther jouerait le
rôle du Feu anaximénien.
"Alors que toutes les autres choses contiennent une part de chaque chose, l'esprit est non-limité et n'est allié à rien, mais existe par lui-même, seul [singulier]. En effet, s'il n'existait pas par lui-même, mais était mélangé à quelque autre chose, il contiendrait une part de toutes choses, en étant allié seulement à une chose car comme je l'ai déjà dit, il y a une part de tout dans tout. Et, alors les choses qui se trouveraient mélangées avec lui l'empêcheraient de dominer (κρατεῖν) les choses, comme il le fait, parce qu'il est sans mélange (μόνον ἐόντα ἐφ᾽ ἑαυτοῦ
). Et en effet il est le plus subtil et le plus pur de tout [ce qui existe]; en outre il possède le savoir parfait sur tout et il possède la plus grande puissance (ισχύς
). Et les êtres qui ont une âme (
), qu'ils soient petits ou grands, sont tous dominés (κρατειν
) par l'esprit (Νοῦς
). Et l'esprit domina (κρατεῖν
) l'ensemble de la rotation [des objets matériels] en faisant [précisément] en sorte que s'amorce un mouvement rotatif au commencement [du monde]. La rotation a commencé d'abord dans une petite région [de l'univers], puis elle se répand aujourd'hui dans un plus grand volume et elle continuera de se propager dans un volume plus grand encore. L'esprit détermine tout, les choses qui se mélangent et celles qui se séparent à partir d'un mélange et deviennent des entités distingables. De même les catégories de choses qui allaient exister, ainsi que celles qui ont été et qui ne sont plus, et encore toutes celles qui existent aujourd'hui et toutes les sortes de choses qui viendront à l'existence, toutes ont été mises en place par l'esprit; et c'est [en particulier le cas] de la rotation qui entraîne les astres, le soleil et la lune et qui a séparé l'Air et l'Ether [du mélange initial]. C'est en effet le mouvement de rotation qui a engendré cette séparation. Et le dense s'est alors séparé de l'air, le chaud du froid, le clair du sombre et le sec de l'humide. Et ainsi viennent à l'existence de nombreuses qualités (μοῖραι
) (21) à partir des nombreuses [substances initiales]. Rien n'est totalement séparé ou distingué d'une autre chose, excepté l'esprit. Mais l'esprit est partout identique, à la fois le plus grand et le plus petit. Rien d'autre n'est semblable à autre chose, mais les choses sont et ont été de toute évidence chaque chose, qui contient la plupart d'entre elles."
Ainsi se sont créés la Terre et les Astres. Mais Anaxagore
introduit ici des précisions: le mouvement entraîne, de façon
centrifuge, les masses solidifiées et les projette dans l'Air et même
dans l'Ether avec une force qui dépasse notre en tendement, ce qui
fait que le ciel est formé d'un grand nombre de solides maintenus en
l'air (μετέωρον )
par la célérité du mouvement. Ces objets célestes tombent à terre dès
que l'agitation diminue, et c'est l'origine des aérolithes qui se
fracassent parfois su la surface de notre planète.
Anaxagore explique ensuite les propriétés des astres par leurs
positions respectives dans des régions plus ou moin chaudes de l'Air
et de l'Éther et indique que la Lune est la cause des éclipses
solaires, en s'intercalant entre le Soleil et la Terre. Elle reçoit sa
lumière du Soleil. Comme ce fut le cas pour ses prédécesseurs, Anaxagore
imagine que les terres émergées sont apparues après évaporation de
l'eau qui couvrait à l'origine toute la surface de la planète, sous
l'action de la chaleur du Soleil. Le concept le plus important
introduit par Anaxagore est l'Esprit, opposé à l'Âme encore
matérielle chez ses prédécesseurs. Le Νοῦς
est cette propriété de l'Homme qui lui confère sa capacité de
raisonnement, et le distingue (au moins de façon quantitative) des
animaux. On retrouve donc, au moment où Anaxagore considère
les propriétés du vivant, une analyse de la structure organisée de
l'Univers, et plus particulièrement de ses manifestations douées de
vie et de pensée. La vie animale provient de germes tombés du ciel -
en cela Anaxagore reprend l'origine aquatique des êtres
vivants, invoquée par Thalès, car c'est avec la pluie que
tombent des cieux les semences - puis par la reproduction telle que
nous la connaissons aujourd'hui; de même, c'est la pluie qui apporte
les semences végétales aujourd'hui enracinées et prospérant par
drageonnage et bouturage. Toute vie possède le moyen de manifester
l'esprit qui l'anime, mais cette manifestation n'est vraiment
facilement repérable que chez l'Homme, ou du moins chez certains êtres
humains. La biologie d'Anaxagore est par ailleurs plus
détaillée et il indique l'existence d'une symbolique associée au
couple mâle/femelle : les mâles, héritiers de la semence, sont portés
du côté droit, les femelles, terres nourricières de la semence, du
côté gauche (22).
Beaucoup d'autres philosophes ont été héritiers de la physique milésienne, et je ne ferai que citer encore Archelaos, dont la famille était sans doute originaire de Milet et qui fut élève d'Anaxagore. Il enseigna à Athènes la physique ionienne et c'est à lui que revint le mérite de l'enseigner à Socrate avec la postérité millénaire que l'on sait.
1: On devra me pardonner ici l'usage du
grec, volontaire - mais que je voudrais dépourvu de pédantisme - dans
quelques unes des expressions citées. J'aurais certainement pu m'en
passer, mais dans un monde de plus en plus envahi par les termes, les
façons de faire et les façons de dire liées à une certaine pensée
anglo-américaine (d'une manière si "naturelle" que personne ne
songerait à y voir un emploi érudit ou pédant), témoins d'une
remarquable domination économique, j'ai voulu manifester par un signe
explicite la nécessaire gratuité des langues, leur beauté intrinsèque,
et surtout assurer la présence toujours concrète des connotations
intraduisibles qu'elles véhiculent. Il faut aussi, même avec
maladresse, parler autrement. Et je souhaite qu'apparaissent tout au
long de ce texte, repris au moment des causeries
du jeudi, les raisons vraiment fondamentales qui me font
tellement insister sur la dimension sémantique de notre monde.
De plus pour devancer d'évidents reproches qu'on pourrait me faire, et
j'y reviendrai, je suis parfaitement conscient du fait que je
commettrai souvent des anachronismes conceptuels.
Enfin, cette genèse particulière de la pensée devait, nous le verrons,
se résoudre en un silence millénaire après le succès croissant de la
proposition des idéalités platoniciennes et du dualisme finaliste d'Aristote.
2: Ainsi que le rapporte Diogène Laërce. Au fur et à mesure que je m'inspirerai de nouvelles sources je le signalerai. Dès maintenant il s'agit de l'unique - hélas - ouvrage de référence Die Fragmente der Vorsokratiker de Hermann Diels, qui fait la compilation non seulement des fragments qui subsistent encore, mais aussi de nombreux textes de commentaires anciens sur ces fragments. Le florilège conservé avec des anecdotes par Diogène Laërce est aussi fort utile à consulter, surtout sans doute pour le livre X qui contient l'étude de philosophes postérieurs et en particulier les plus longs fragments connus d'Épicure. (retour au texte)
3: Je développerai, si nous arrivons jusque là, le rôle particulier qu'a pris la réflexion sur soi, l'introspection, dans notre façon de percevoir le monde et la connaissance. (retour au texte)
4: On connaît la date exacte de cette éclipse par le récit d'Hérodote qui raconte qu'elle mit fin à la guerre entre les Lydiens et les Mèdes. Les combattants, pris de terreur au milieu du combat à la vue de l'obscurcissement du ciel cessèrent de faire bataille (on sait, voir Tintin, combien cette image reste présente...). On savait déjà à cette époque que les éclipses de soleil se produisent toujours au moment de la nouvelle lune et il est probable qu'on avait fait l'hypothèse que la lune en est la cause. (retour au texte)
5: Sans doute devrions nous dire "animante" plutôt qu'animiste, qui a une connotation religieuse particulière. (retour au texte)
6: L'âme, ψυχὴ ,
est le moteur de cette vie. Et le choix de l'eau comme élément premier
se rapporte directement à la relation entre ce qui est vivant (et
tributaire de l'eau) et doué de mouvement. La collection des âmes
pourrait se décrire comme un Dieu, moteur unique, comme le
conjecturera Xénophane. (retour au
texte)
7: Par tradition on parle toujours de "disciples", mais la façon dont étaient organisées les "écoles" n'est pas très claire. Il est bien possible qu'il s'agisse simplement de familiers, par exemple d'amis et de leurs enfants, dans un monde où neuf personnes sur dix étaient des esclaves, et où les patriciens formaient une classe assez homogène pour avoir rapidement donné naissance à l'idée démocratique (dont on oublie souvent qu'elle se réalisait dans un monde soutenu par le travail des esclaves). (retour au texte)
8: Anaximandre ne se
contenta pas de modèles écrits, il construisit une sphère afin d'en
étudier les propriétés géométriques. On lui attribue aussi le dessin
de la première carte géographique, de même que la figure arithmétique
sacrée dans la tradition pythagoricienne, le Gnomon (Γνωμών
).
(retour au texte)
9: Φησὶ δὲ τὸ ἐκ τοῦ ἀιδίου γόνιμον θερμοῦ τε καὶ ψυχροῦ κατὰ τὴν γένεσιν τούδε του κόσμου ἀποκριθῆναι καὶ τινα εκ τούτου φλογός σφαίραν περιφυήναι τώι περί τὴν γῆν ἀέρι ὡς τῶι δένδρωι φλοιόν. (DK 12 A10). (retour au texte)
10: Les éclipses sont expliquées par l'apparition régulière de masses d'Air qui occultent l'ouverture. (retour au texte)
11: 27+1; 18+1; 9+1 (retour au texte)
12: Ce qui revient à donner une qualité au
Non-Limité, qualité absente, par principe, chez Anaximandre
(l' était infini en quantité et en qualité). Par ailleurs le choix de
l'Air, identifié au souffle (πνεῦμα ),
lui donnait facilement un rôle moteur dans les phénomènes vivants et
permettait de l'identifier, sous sa forme la plus mobile, à l'âme. (retour
au texte)
13: La Lune bouge beaucoup moins vite que le Soleil puisque son cycle est de 28 jours au lieu de 24 heures, elle est par conséquent beaucoup plus froide et moins lumineuse que le Soleil. (retour au texte)
14: On peut s'en rendre compte en remarquant les craquèlements qui déchirent le sol lorsque le soleil ardent réchauffe des terres récemment inondées. Et puisque l'eau et la chaleur en sont cause, on observe des tremblements de terre plus fréquemment après des pluies abondantes. (retour au texte)
15: À nouveau, "animante" serait sans doute un meilleur qualificatif, car nous sommes tellement imprégnés de culture dualiste qu'il existe le plus souvent une connotation séparant esprit, doué de mouvement, et matière, héritière de la forme, lorsqu'on emploie l'adjectif animiste. On pourrait aussi, mais à condition de préciser que l'aspect est une simple qualité d'un seul type de matière, parler de panpsychisme. (retour au texte)
16: Le vocabulaire employé est pour l'essentiel une définition de l'opposition entre ce qui relève de la matière, et ce qui lui est étranger : comme pour nous dans le mot "esprit" (qui, de façon symétrique, relève du vocabulaire de la matière), il a été nécessaire pour Anaxagore de définir l'esprit avec des mots matériels au moyen de périphrases exprimant l'immatérialité, d'où les nombreuses difficultés d'interprétation ou les apparentes incohérences. Je souligne ce point car, à l'inverse, nous sommes tellement imprégnés d'une culture de l'esprit (perçu comme non matériel : bien des gens évoquent leur corps comme s'il s'agissait d'un corps étranger...), que nous avons même oublié ses fondements matériels et la difficulté de sa naissance, au moment où il nous faut sans doute revenir à la question initiale de la matière, de la forme et de la substance. (retour au texte)
17: Ce sont ces germes qu'Aristote nomma homéomères. (retour au texte)
18: Le fragment 3 précise : "Il n'existe pas de plus petit, absolument en petitesse, mais il existe toujours un plus petit (que l'objet considéré) (car ce qui est ne peut pas ne pas être); et en grandeur, il existe toujours un objet plus grand. Ce qui est grand est égal en nombre à ce qui est petit, et considéré en lui-même chaque objet est à la fois grand et petit." (retour au texte)
19: C'est ce point qui sera critiqué par Platon et Aristote qui, quant à eux, donneront une description résolument dualiste du monde. Et Aristote analysera dans ses moindres détails les conséquences impliquées par le postulat d'existence d'un esprit dominant les causes des phénomènes. (retour au texte)
20: L'Éther qui apparaît ici a eu une existence beaucoup plus qu'éphémère puisque les physiciens ont utilisé ses mystérieuses propriétés jusqu'au début de ce siècle, pour expliquer les paradoxes soulevés par la dissymétrie des phénomènes électro-magnétiques. (retour au texte)
21: À proprement parler, membres, parties, fragments, portions etc... mais ce sont les qualités sous-jacentes qui importent pour Anaxagore. (retour au texte)
22: On trouve ici une source d'inspiration typiquement pythagoricienne, comme on le verra plus loin. On devrait aussi mentionner toute la culture qui donne un rôle néfaste - sinistre - à la femme. (retour au texte)
Deuxième
chapitre: les Pythagoriciens