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Histoire et mémoire en Pologne

§ Janów Podlaski : Polonais et cavalerie §

Les Polonais, de bons cavaliers ? Pas au vu de leurs prestations en sports équestres ! Et pourtant… Même le général SS † Jürgen Stroop oubliait son mépris des « sous-hommes » slaves lorsqu’il parlait des admirables cavaliers polonais. De nos jours, que reste-t-il de cette tradition ? Un état d'esprit, et la renommée internationale des pur-sang de Janów Podlaski, vendus à prix d'or durant les enchères annuelles.

Les hussards

Au Moyen-âge, la cavalerie faisait souvent basculer les batailles européennes. La coopération entre cavaliers polonais et lithuaniens fut une clef de la bataille de Grunwald . Les premiers, en bon chevaliers européens, comptaient sur la masse de leurs armures pour rompre les rangs ennemis. À force de combattre les Tatars, les Lithuaniens avaient adopté leur tactique : feindre la fuite, puis faire volte-face pour écraser un adversaire désorganisé par la poursuite. Cela exigeait une grande discipline, mais portait ses fruits. En 1242, à Legnica, les chevaliers du duc de Silésie Henri le Pieux avaient été taillés en pièce par une armée mongole. En 1514, à Orsza, Polonais et Lithuaniens mirent en déroute des Russes plus nombreux de la même façon.

«Le cheval est tel que chacun le voit» (koń jaki jest, każdy widzi) : cette citation absurde tirée de l’article cheval d’une (médiocre) encyclopédie du XVIIIe siècle, est entrée dans la langue polonaise. Comment le Sarmate, c’est-à-dire le Polonais, en vint-il ainsi à se confondre avec le cavalier, habile dresseur de pur-sang ?

La réponse est à chercher, entre autres, sur les champs de bataille. Alors qu’en Europe occidentale, la guerre devenait une affaire de sièges (Vauban!), l’armée polonaise en entreprenait rarement. Elle les réussissait encore plus rarement. L’enjeu était ailleurs : on savait que l’on ne bloquerait pas l’ennemi aux frontières orientales du pays. Trop de voies d’accès, pas assez de villes — et trop peu d’impôts pour fortifier le tout.

Il fallait donc détruire l’envahisseur avant qu’il n’ait pu menacer le cœur du pays. Cela supposait une grande mobilité combinée avec une véritable force de frappe. La cavalerie lourde combinait ces deux atouts : elle se déplaçait plus vite qu’une armée régulière et pouvait vaincre en situation d’infériorité numérique. À Kłuszyn, 6.500 cavaliers et 200 fantassins défirent en 1610 plus de 30.000 Russes et mercenaires étrangers.

Les hussards misaient sur leur poids et leur vitesse. Secondés par des auxiliaires combattant aux deuxième et troisième rangs, ils chargeaient en rangs lâches pour éviter les tirs, avant de les resserrer à une centaine de mètres des lignes adverses. La kopia, longue lance de cinq mètres, se brisait à l'impact. Le hussard tirait ensuite son koncerz, une longue épée servant elle aussi à embrocher les fantassins. En cas de besoin, il pouvait aussi reposer sur son sabre et ses pistolets. Si les lignes ennemies étaient rompues, la victoire était acquise. Dans le cas contraire, on battait en retraite pour reformer les rangs, prendre une autre kopia et charger à nouveau.

Cette tactique demandait une excellente coordination. Lors de la bataille de Kłuszyn, certaines unités chargèrent à dix reprises. Cette pression constante exercée par † l’hetman † Żółkiewski persuada les Russes qu’ils avaient affaire à des adversaires bien plus nombreux qu’en réalité. Cet avantage tactique et psychologique lui permit de négocier la reddition des mercenaires étrangers, avec pour effet la débandade des Moscovites.

L’uniforme clinquant des hussards, et en particulier leurs fameuses ailes — deux rangées de plumes parallèles en J inversé fixées au dos du cavalier — frappent les imaginations. Tout en alimentant d’interminables débats d’historiens : les ailes servaient-elles uniquement aux parades, ou étaient-elles de sortie sur les champs de bataille ? Il est sûr que les hussards ne faisaient rien pour passer inaperçus : kopia peinte en rouge avec des fanions dorés, cuirrasse couverte d’une peau de léopard ou de lynx. Et qu’ils avaient intérêt à ce que l’adversaire sache d’avance à quoi s’attendre…

Même les fantassins d’élite de † l’empire ottoman redoutaient le choc des hussards. Les victoires de † Jean III Sobieski à Chocim (1673) et, surtout, à Vienne (1683) eurent un écho retentissant. Sous les murs de la capitale autrichienne, les hussards lancés à pleine vitesse depuis les hauteurs du Kahlenberg mirent en déroute les assiégeant. Les Ottomans y perdirent leur suprématie militaire au profit des † Habsbourgs. Les Polonais y gagnèrent le titre de «défenseurs de la chrétienté». Ils ramenèrent un bulletin fabuleux. La tente turque exposée de nos jours au musée Czartorycki de Cracovie fut l’une de ces prises de guerre.

Les exploits des cavaliers lourds, les hussards firent un peu oublier les dragons (cavalerie légère), où servait une noblesse moins fortunée. Même si † Henryk Sienkiewicz a fait de l'un d'eux, Wołodyjowski, un héros de sa Trilogie. Ils étaient particulièrement précieux lorsqu’ils s’agissait d’empêcher les Tatars de regagner la Crimée avec leur butin à l’issue de leurs razzias saisonières.

Les hussards sont devenus un symbole polonais : une exposition présentant l’art baroque polonais aux États-Unis reçut ainsi pour titre «le pays des cavaliers ailés». Leurs ailes décorent le logo de l’hôtel Sobieski de Varsovie comme celui du musée de l’histoire polonaise. Elles évoquent l'époque où les armées polonaises étaient craintes. Leurs succès spectaculaires véhiculent l’image de Polonais intrépides et héroïques, capable d’obtenir des triomphes éclatants malgré une nette infériorité numérique.

Cavaliers contre Panzers : le retournement d'une image

Alors que la cavalerie a continué à s'inscrire dans les faits d'armes polonais (la charge des Polonais au col de Somosierra ouvrit la route de Madrid à Napoléon en 1808), elle en est venue à symboliser une défaite. L'image du cavalier chargeant un blindé allemand en septembre 1939, lancée par la propagande allemande pour discréditer les Polonais – et éviter que Français et Britanniques n’analysent trop les causes de leur succès-éclair – est connue bien au-delà de la Pologne. C'est l'une des représentations les plus fortes que la mémoire collective a retenu des années 1939-1941. Ce stéréotype a été largement diffusé par une séquence du film Lotna † Andrzej Wajda , dans laquelle un officier frappait le canon d'un tank de son sabre.

En fait, les cavaliers de Lotna n'étaient pas animés d'un esprit de chevalerie anachronique : encerclés, ils attaquent une colonne d'infanterie, puis rencontrent ces tanks, sans autre issue que de charger. Les historiens rappellent d'ailleurs que le rôle dévolu alors à la cavalerie n'avait rien d'anachronique. Celle-ci avait joué un rôle essentiel lors de la guerre polono-bolchévique de 1920. Les cosaques de Boudienny avaient alors contraint les Polonais de reculer de Kiev à Lwów. Les uhlans polonais, eux, avaient contribué à l'encerclement de la 3ème armée soviétique lors de la bataille du Niemen (septembre 1920). Les cavaliers furent d'ailleurs utilisés avec succès contre l'infanterie sur le front de l'est pendant la seconde guerre mondiale.

D’où vient le succès d’un mensonge, qui en soi n’est qu’un des innombrables mensonges dont les bélligérants abreuvèrent l’opinion durant la Seconde Guerre mondiale ? Lancé par la propagande allemande, ce cliché n'était pas pour déplaire aux communistes, qui présentaient la deuxième République comme un régime arriéré, mais la propagande n'explique pas tout. Le uhlan chargeant pour l'honneur vers une mort certaine, au fond, résumait presque la vision que les Polonais avaient de leur histoire, celle d'une succession de soulèvements valeureux, mais perdus d'avance. À l'étranger, cette image illustrait à merveille le décalage entre la Blitzkrieg et la tactique des Alliés. On peut d'ailleurs se demander si son succès, en France, n'est pas lié au fait qu'elle désignait les Polonais comme encore moins préparés que nous… dédouanant ainsi les Français de leur passivité d'alors.

Un dernier élément explique l'enracinement de ce stéréotype. Sous la Deuxième République, l'armée, et particulièrement les cavaliers étaient à l'honneur. Nombre de chansons populaires célébraient ces cavaliers et leur vie sociale disons… mouvementée. Il en est resté une expression : on dit de quelqu'un au comportement extravagant, risqué, volontiers épicurien, qu'il a une « fantaisie de uhlan ». Ces cavaliers incarnaient une joie de vivre, une certaine idée que l'on se faisait d'une Deuxième République idéalisée en raison de l'expérience ultérieure des dictatures. L'image des blindés massacrant la fine fleur de la jeunesse polonaise symbolisait si bien la fin d'un monde englouti par la terreur allemande et soviétique qu'il faut y voir une des clefs de son succès.

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