pour sauter le
menu

Histoire et mémoire en Pologne

§ Le sarmatisme §

Au XVIe siècle, la noblesse commença à dominer la vie politique et culturelle de la Pologne-Lituanie. La cohésion du groupe nobiliaire n'allait cependant pas de soi, étant donné sa grande diversité nationale et religieuse. Pas de langue commune, ni de confession : les uns parlaient allemands, les autres polonais, lithuanien ou ruthène ; certains étaient catholiques, d’autres protestants ou orthodoxes. Quant au niveau de vie, il y avait un gouffre entre un magnat propriétaire de nombreuses villes, villages et terre et le petit noble dont les revenus n’étaient guère plus élevés que ceux d’un paysan aisé. Le seul moyen d'unir un groupe aussi composite était de construire une identité le monopole politique de la noblesse : le sarmatisme. Cette culture commune, fondée sur des codes complexes et une hiérarchie de valeurs maîtrisés par les seuls membres du groupe social permit de se distinguer des non-citoyens et de souder cet ensemble disparate de quelques 10 % de la population inégalement répartie sur le territoire.

Le sarmatisme

Le Sarmate était un Polonais, au sens que prit ce terme à partir du XVIe siècle : un citoyen de la République nobiliaire, qui pouvait être par ailleurs polonais, prussien, lituanien ou ruthène selon sa région d'origine. Les paysans et les bourgeois étaient exclus de cette nation polonaise. C'est pour justifier cette domination que l'on forgea le mythe d'une origine commune à tous les nobles, issus des Sarmates, un peuples barbare de l'antiquité. La noblesse française fit un raisonnement similaire dont témoignent les thèses de l'abbé Laboureur (1749) selon lesquelles les nobles, héritiers des conquérants Francs, avaient vocation à dominer le tiers-état descendant des Gaulois.

L'identité sarmate combinait sentiment de supériorité sur les roturiers et égalitarisme foncier entre nobles. On louait d'autant plus cette égalité juridique qu'elle était menacée par la puissance des magnats. Cette « liberté dorée » était un tel motif de fierté que l'on était convaincu de la perfection du système politique de la République des deux nations, égalitaire et élitiste (on méprisait les Suédois parce qu'ils admettaient des paysans au gouvernement). Cette idée, ajoutée au fait que le pays pouvait passer pour le réservoir à grains de l'Europe et le rempart du christianisme, débouchait sur la conviction d'une élection divine de la Pologne, voire sur une mégalomanie teintée de xénophobie. Cette tendance s’affirma au milieu du XVIIe siècle, lorsque la Pologne fut confrontée à une série d’invasions. Alors que les élections royales étaient marquées par une ouverture aux dynasties européennes depuis 1573, celle de 1669 eut pour mot d’ordre l’élection d’un candidat polonais, dans un climat de forte hostilité à l’étranger.

On reconnaissait le vrai sarmate à son costume national emprunté aux civilisations orientales. Il portait un pantalon, des bottes, une robe serrée à larges manches et col étroit (żupan), recouverte pour les grandes occasions d'un manteau de fourrure descendant jusqu'au mollet (kontusz) ceint d'une large ceinture richement décorée, de métal ou en soie soutenant un sabre courbe d'apparat, et un chapeau de fourrure. La moustache et la coiffure sarmate (les cheveux rasés sur les côtés) étaient d’autre marques d’appartenance au groupe social.

Le vrai sarmate devait être un citoyen actif, engagé politiquement, un défenseur de la foi et travailler à la gloire de sa lignée, qui se devait aussi nombreuse que possible. Sur le plan religieux, le sarmatisme était associé à une piété baroque qui insistait sur la vanité des passions devant la mort, le culte des saints et de la Vierge. Enfin, la fierté familiale s'exprimait à travers les chroniques de lignages, les fêtes familiales somptueuses (mariages, enterrements) et les portraits en pied ou funéraires soumis à des codes stricts. Quant à la vie publique, si une minorité de nobles légitimait son rang par un service dans les armées du pays, la plupart d’entre eux cultivait un idéal pacifiste centré sur le développement économique du domaine.

Ces normes comportementales favorisèrent l'éclosion de codes culturels, que l’on retrouve notamment dans les Mémoires de Jan Chrysostom † Pasek. La rhétorique latine ou grecque devint la base de la formation intellectuelle. Elle devait permettre aux nobles de convaincre leurs pairs lors des diétines ou des innombrables procès de bornage qui se multiplièrent avec l'essor d'une culture juridique. Un des artifices rhétoriques les plus en vogue était ainsi le macaronisme, qui consistait à méler tournures latines et polonaises dans une même phrase. Le repli sur les querelles de voisinage était en soi révélateur d’une évolution lourde de conséquence: coupée de la culture européenne par les invasions successives, la petite noblesse bornait de plus en plus son horizon aux affaires locales, convaincue que la Providence protègerait de toute façon le pays des manigances de ses voisins.

Critique et idéalisation

Au milieu du XVIIIe siècle, l'idéologie sarmate était devenue anachronique, comme le système qu'elle entendait défendre. Obnubilés par leur mégalomanie relative à la perfection de la République des deux nations et à sa protection divine, les sarmates défendaient becs et ongles un système de plus en plus paralysé. C'est à ce moment que les tenants des Lumières forgèrent le terme polémique « sarmatisme ». † Zabłocki dans sa comédie Le sarmatisme (1784), en faisait une idolâtrie de la tradition, doublée d'un obscurantisme intolérant qui bloquait toute réforme politique, conduisant ainsi le pays à sa perte. La vive opposition entre réformateurs et conservateurs se traduisait ainsi par l'adoption de la mode européenne par les uns, tandis que les autres restaient fidèles au costume sarmate.

L'analogie des Lumières entre sarmatisme et culture « vieille-polonaise » a fini par s'inscrire dans la mémoire collective. La figure du sarmate dont l'horizon se borne à la seule Pologne présentée comme la quintessence de la civilisation est invoquée, souvent à des fins polémiques, dans les débats sur l'identité polonaise. † Jacek Kaczmarski a chanté dans cet esprit un de ses programmes, Sarmacja (La Sarmatie), en 2004 ; † Paweł Huelle a voulu poursuivre cette réflexion dans une pièce de théâtre du même titre en 2008. Cette vision critique est néanmoins concurrencée par une vision positive, née d'un regard plus favorable à ce que les Lumières jugeaient arriéré.

Comme l'indique son sous-titre, Pan Tadeusz présentait les derniers jours d'une culture condamnée par les Partages avec la nostalgie des milieux émigrés pour leur patrie perdue. Le sarmatisme fut surtout idéalisé par la Trilogie de † Sienkiewicz. La beauté de la langue, le goût pour les filles et l'hydromel faisaient du sarmatisme un référent sympathique, porteur d'une authenticité nationale que les Partages menaçaient. Même ses tendances xénophobes y étaient présentés avec indulgence : les élucubrations de Zagłoba suscitaient tout au plus le sourire de ses compagnons qui essayaient gentiment de le ramener à la raison.

C'est à cette culture de bon vivant que les Polonais associent désormais le sarmatisme. Le costume traditionnel est parfois arboré lors de banquets… Quant aux historiens, ils en donnent une vision plus nuancée que la critique féroce des Lumières. Celle-ci faisait ainsi des sarmates des arriérés éloignant la Pologne de l'Europe, oubliant que la culture sarmate des origines, à travers son goût pour le latin et le grec, avait contribué à européaniser la culture polonaise. Le sarmatisme, avec ses limites, peut être ainsi pensé comme un premier effort pour constituer une culture nationale.

Haut de page

À lire…

À voir…

Bibliographie de l'article