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Histoire et mémoire en Pologne

§ Finis Poloniæ? Romantisme et soulèvements (1795–1864) §

L'échec des sursauts patriotiques (1795-1864)

Par la convention de Saint-Petersbourg (1797), les nouveaux maîtres s'engageaient à liquider tout ce qui rappellerait l'existence de la République. Qu'en pensaient leurs nouveaux sujets ?

La nation était alors un concept politique. «Polonais» voulait dire citoyen de la République des deux nations, donc noble. Les uns estimaient que celle-ci était morte à jamais, comme Sparte ou la Rome antique. Ils se disaient désormais russes, autrichiens ou prussiens ; pour eux, la culture polonaise avait un rôle à jouer : les Grecs vaincus n'avaient-ils pas influencé les Romains ? Les Polonais jouèrent ainsi un rôle actif dans le développement scolaire russe. D'autres soutenaient au contraire que la nation pouvait exister sans État. Ils étaient sans doute nombreux parmi la petite noblesse, massivement privée des droits civiques à cause des modifications des registres de noblesse destinées à les mettre aux normes russes, prussiennes ou autrichiennes.

La France, qui était en guerre contre les trois puissances, semblait être leur meilleur recours. Des Légions polonaises combattirent ainsi les Autrichiens en Italie, mais Bonaparte, loin de soulever la question polonaise, envoya ensuite une partie de ces troupes combattre les esclaves révoltés d'Haïti. Par contre, la Pologne pouvait jouer un rôle dans l'Europe napoléonienne : il s'agissait d'un allié plus fiable que les Russes ou les Autrichiens. En 1807, Napoléon créa un Grand-duché de Varsovie, agrandi après le soulèvement anti-autrichien de 1809. Le Grand-duché introduisit le code civil en Pologne, sans abolir le servage (les paysans reçurent une liberté limité de mouvement). Les troupes de Poniatowski ne purent toutefois pas empêcher le Grand-duché de disparaître en 1813, suite aux défaites napoléoniennes.

Lors du Congrès de Vienne, les vainqueurs confirmèrent les partages. On divisa l'ancienne République en cinq territoires distincts. Un Royaume du Congrès fut notamment créé, en union personnelle avec la Russie. Le tsar était le roi de cet État doté d'une large autonomie, avec son armée et sa diète. Il recevait même une constitution, privilège auquel ne pouvait que rêver les Russes toujours soumis à un système autocrate. La cause polonaise était donc bien mieux considérée qu'en 1797. Une petite république de Cracovie était même indépendante.

Dès la première décennie, les différences se creusèrent. La zone prussienne profita des mesures modernisatrices de Berlin (abolition du servage (1816), obligation scolaire (1825)), qui favorisèrent plus tard l'apparition d'une couche de propriétaires terriens entreprenants. Dans le Royaume du Congrès, le duc Drucki-Lubecki rationalisa l'administration et dégagea un excédent budgétaire durable. La banque de Pologne fut ainsi créée en 1828. En Russie même, la noblesse polonaise avait une bonne position sociale, renforcée par le rôle de l'école de Krzemieniec, mais l'économie stagnait. C'était aussi le cas en Galicie, où les élites polonaises peinaient à se faire entendre de Vienne.

Politiquement, la noblesse libérale de plus en plus marquée par le romantisme, s'éloignait du tsar, que le décabrisme avait rendu de plus en plus contre-révolutionnaire. En novembre 1830, l'armée polonaise, craignant d'être envoyée mâter la révolution belge, se révolta («soulèvement de novembre»). L'indécision du commandement, qui hésitait entre l'affrontement et la négociation, même après la proclamation d'indépendance de janvier 1831, empêcha les Polonais d'exploiter leurs succès militaires. La bataille d'Ostrołęka (mai 1831) redonna alors l'avantage aux Russes. Le soulèvement prit fin en octobre 1831. En représailles, le tsar suspendit la constitution (1832) et restreignit progressivement l'autonomie polonaise.

Cet échec suscita la «Grande Émigration». Des milliers de patriotes polonais parcoururent l'Europe, accueillis en héros par les libéraux. Paris devint le centre politique (faction de l'hôtel Lambert, dirigée par Czartorycki) et culturel (Mickiewicz y écrivit son Pan Tadeusz) de l'émigration. Celle-ci popularisa l'image d'une Pologne «Christ des nations», morte pour avoir incarnée la liberté et appelée à ressusciter. Au nom de leur lutte «Pour notre liberté et pour la votre», ces Polonais furent de toutes les révoltes européennes, de la Hongrie à la Commune de Paris, contribuant ainsi à forger le stéréotype d'une nation révolutionnaire.

En Pologne même, les révoltes successives entretenaient la flamme nationale, sans autre résultat qu'une répression accrue. Les Autrichiens profitèrent du soulèvement de 1846 pour annexer la République de Cracovie. Celui de Grande-Pologne, en 1848, n'empêcha pas la Diète de Francfort d'intégrer cette région dans la confédération germanique. Enfin, l'échec du «soulèvement de janvier» antirusse (1863-1864) se solda par des dizaines de milliers de déportations en Sibérie. L'Église catholique fut placée sous une tutelle sévère, la plupart des couvents furent fermés. Le tsar lança une grande campagne de russification. Le mot Pologne disparu même de la nomenclature administrative. On parlait de «province de la Vistule»

Les causes de l'échec

La cause polonaise était populaire en Europe, mais aucune puissance occidentale n'était prête à faire la guerre pour elle. Si l'on excepte le soulèvement de 1830, les insurgés n'eurent jamais les moyens miliaires de leurs ambitions, ce qu'ils tentèrent de compenser en 1863 par la création d'un État clandestin soutenu par une guérilla. Surtout, la base sociale du mouvement était trop étroite. La noblesse et la maigre population urbaine ne pouvaient renverser les rapports de force tant que la masse des paysans ne les suivraient pas.

Les paysans avaient alors une identité locale («je suis d'ici»), religieuse («je suis catholique») et sociale («je suis un paysan»). Dès lors, la question polonaise les concernait peu. Le véritable antagonisme était social : l'ennemi, c'était le seigneur. Lorsqu'ils prirent les armes, les serfs se tournèrent le plus souvent contre la noblesse patriote. En 1846, une habile propagande autrichienne incita les paysans à massacrer les propriétaires qui formaient la base sociale du milieu patriote («rabacja). De même, en 1864, on vit des paysans prêter main forte aux Russes pour traquer les partisans. Les soulèvement renforcèrent même le prestige des empereurs, qui abolirent le servage pour montrer leur reconnaissance (1848 en Galicie, 1864 dans l'ancien Royaume du Congrès, dans des termes plus favorables qu'en Russie).

Bibliographie