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Histoire et mémoire en Pologne

§ Les mineurs de Haute-Silésie §

Une longue tradition minière

En France comme en Pologne, « mineur » (de fond) est aujourd'hui synonyme de houilleur, mais ce n'a pas toujours été le cas. Le mineur médiéval polonais extrayait surtout du sel des grandes mines du sud de Cracovie (Wieliczka, Bochnia). Comment la Haute-Silésie est-elle donc devenue la région minière par excellence en Pologne ? À son ancienneté ? Ses tradition minières (fer, du plomb et du zinc) remontent bien au XIIe siècle et se sont épanouies ensuite — un mineur orne ainsi le blason de Bytom depuis le XIVe siècle et la ville de Tarnowskie Góry reçut ses privilèges miniers en 1526 — mais sans générer les revenus de Wieliczka, dans la Pologne voisine (on était alors en Bohème, puis en Prusse). La région doit en fait sa réputation à la houille.

Depuis la révolution industrielle, la plupart des Européens associent spontanément mine et charbon. Comme les machines à vapeur, utilisées en Haute-Silésie depuis 1788, fonctionnaient grâce à l'énergie charbonnière, les régions qui disposaient d'importants gisements connurent un réel décollage. Les mines de houille de Haute-Silésie fondaient la croissance régionale, même si d'autres minerais étaient toujours exploités. Les besoins en main d'oeuvre charbonnière entraînèrent une forte croissance démographique après 1850. Avant la révolution industrielle, la région comptait quelques centaines ou milliers de mineurs très qualifiés. En 1914, on y recensait environ 450.000 ouvriers dont 1/3 de mineurs. De l'autre côté de la frontière, le bassin de la Dombrowa connaissait une évolution similaire, avec une multiplication par vingt du nombre de mineurs entre 1872 et 1912.

Une solide identité professionnelle

Comment ces mineurs, minoritaires malgré tout, en sont-ils venus à symboliser une région ? Pourquoi la plupart des héros des films de † Kazimierz Kutz sont-ils mineurs ? Parce qu'aucune profession ne marquait à ce point la région. L'agglomération de Haute-Silésie se compose pour une grande part de noyaux urbains distants de quelques kilomètres. Même privées d'existence administrative, ces localités gardent une forte identité. Quand il jouait en première division de football, le Ruch Radzionków ne défendait pas les couleurs de Bytom, sa commune mère (la localité a d'ailleurs pris son autonomie communale depuis). De même, le costume folklorique de Rozbark, l'un des plus célèbres de Pologne, tient son nom d'un quartier ouvrier annexé par Bytom depuis près d'un siècle. Quelques-unes de ces villes étaient dominées par la sidérurgie (Nowy Bytom, Bobrek), mais la plupart vivaient du charbon, à l'image de Giszowiec (à l'origine Gieschewald, « bois Giesche ») et Nikiszowiec (Nikischschacht, « fosse Nikisch »)…

Construites en 1907-1910 et 1908-1918 sur des terres féodales, ces deux cités témoignent du rôle de la grande aristocratie terrienne, ici le konzern « Georg von Giesches Erben », dans le développement régional. Elles deux cités étaient conçues pour vivre en autarcie autour de la fosse, avec magasins et salle des fêtes. Une église ancrée dans la réalité minière fut construite à Nikiszowiec ; la consécration de son autel Sainte-Barbe, en 1932, eut un retentissement régional. Alors que la majorité des mineurs, et surtout des ouvriers, vivaient dans un parc locatif sommaire, voire insalubre, ces cités furent conçues avec un réel souci architectural. Les maisons doubles avec jardins de Gieschewald, toutes différentes les unes des autres, contrastaient avec les grands familoki (maisons/immeubles familiaux) de brique de Nikischschacht dont les détails architecturaux visaient à briser toute monotonie. Mais toutes reflétaient la hiérarchie minière : on distingue assez facilement les maisons ouvrières de celles des employés ou des villas des directeurs et des ingénieurs.

Il n'en fallait pas plus pour que Nikiszowiec serve de cadre à nombreux films de Kutz. Perła w Koronie (1971), récit d'une grève contre la direction allemande des mines dans les années trente, popularisa dans toute la Pologne l'image d'une société ouvrière solidaire et traditionnelle. Cette vision correspondait pour partie à la réalité des familles de mineurs, où la femme au foyer était soumise à l'autorité patriarcale du mari houilleur. La mine y était bien omniprésente, des récits du mari à la lutte incessante contre les poussières de charbon envahissant l'appartement. Mais le public de Haute-Silésie fut choqué par ces mineurs qui se lavaient à la maison et non à la fosse (réminiscence de Germinal ?). Quant aux scènes de nu, les femmes jugeaient inconcevable qu'une Haute-Silésienne se dévoile, a fortiori devant une caméra, d'autant que Łucja Kowolik n'était pas une actrice professionnelle, mais une femme de la région…

La domination symbolique du mineur doit donc beaucoup à ces isolats miniers. S'y épanouissait une culture fondée sur le travail au fond et une forte cohésion communautaire, avec ce que cela implique de solidarité, mais aussi de contrôle social. Cette culture devait beaucoup aux mines pré-industrielles, comme en témoignent les nombreux récits faisant intervenir Skarbiec (le Trésorier), esprit souterrain qui punissait les mauvais mineurs et récompensait les bons. Les cas où le bon mineur découvre une veine prolifique sont en effet une réminiscence du temps où trouver un gisement d'argent ou de plomb comportait une part d'aléatoire sérieusement réduite dans le cas du charbon.

La vivacité de cette culture se mesure aussi à son emprise sur la vie religieuse. Aucun saint professionnel ne pouvait rivaliser avec Sainte-Barbe, patronne des mineurs vénérée dans de nombreuses églises et chapelles souterraines. La Sainte-Barbe, le 4 décembre , reste un jour unique pour les mineurs, même si elle tend à être de moins en moins fêtée collectivement.

Le rôle social du catholicisme distingue d'ailleurs la Haute-Silésie du bassin de la Dombrowa voisin. Dans le premier cas, les nouveaux mineurs étaient des paysans du cru, qui partageaient une identité régionale soudée autour de la défense du catholicisme lors du Kulturkampf. Dans le Bassin de la Dombrowa, alors sous domination russe, les nouveaux venus étaient des déracinés venus d'autres régions. Le catholicisme y fut vite supplanté par le socialisme. En Pologne, cette région fut même la seule où le communisme pouvait revendiquer une large base populaire dans l'entre-deux-guerres.

Les mineurs face à un avenir incertain

Cette solide culture minière a été mise à mal par le recrutement de nombreux ruraux d'autres régions après 1945, et surtout par la crise de la fin des années 1990. En quelques années, la région a perdu des dizaine de milliers d'emplois miniers ou industriels lourde. Les cités marquées par la monoactivité ont été frappées de plein fouet, surtout là où l'automobile n'a pas pris le relais. La hausse du cours du pétrole a entraîné une reprise timide des embauches, mais la mine est sans aucun doute à la croisée des chemins.

Hors de la région, l'image du mineur a toujours oscillé entre une admiration liée aux dangers du métier et une profonde méconnaissance des réalités minières. Même au panthéon du réalisme socialiste, le mineur restait d'ailleurs devancé par le maçon, reconstruction oblige, et par la paysanne. Sans être au coeur des préoccupations quotidiennes, loin s'en faut, les mineurs occupent une position suffisamment forte pour que les catastrophes, comme celle d'Halemba, en 2006, suscitent une compassion nationale.

Dans le même temps, les mineurs n'ont pas toujours bonne presse. Les manifestations violentes entreprises à Varsovie pour défendre les retraites minières ont conforté l'image d'un groupe attendant tout de l'État et peu soucieux de se réformer. Le héros du film TV Barbórka (2005), un acteur de série arrivé à Nikiszowiec comme invité d'honneur de la fête de la Sainte-Barbe, est imbu de tels préjugés à l'égard de mineurs assimilés tantôt à des imbéciles, tantôt à des brutes prêtes à tout casser. Le contact d'une jeune trieuse qui l'initie à la culture minière l'incite alors à réviser ses préjugés… Si le diagnostic posé par le film mérite d'être approfondi (le fossé entre les deux représentations est-il une affaire de région, de classe ou de rapport au travail ?), il confirme que la mine est perçue à la fois comme dangereuse et comme une affaire de privilégiés (les salaires moyens y sont parmi les plus élevés du pays).

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