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Mais puisque chacun de vos mots est cru, dites ce que vous voulez. En réfutant vos théories, je ne convertirai peut-être pas certains de vos partisans à une autre façon de penser, mais je leur montrerai qu'aucun être humain n'est infaillible.

Réfutation de Galien
Syméon Seth d'Antioche


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Épidémiologie

Depuis l'épisode de l'épidémie du SRAS en 2003, inattentue pour le grand public,  ont fleuri de rocambolesques scénarios complotistes où le virus aurait été une construction diabolique libérée dans la population. Mais cette épidémie a aussi, hélas, été le prétexte choisi par certains laboratoires, pour réaliser, précisément, des constructions dangereuses, sous prétexte de nous préparer à de futures épidémies. Des expériences de « gain de fonction » où les chercheurs sélectionnent en laboratoire des virus initialement inoffensifs pour l'homme, de façon à les rendre infectieux chez nos congénères, se sont multipliées. Or le raisonnement qui pense autoriser à deviner ce que sera le futur d'un virus dans la population est évidemment gravement faussé, puisqu'il est tout à fait impossible de mimer les diverses situations qui se développent sur notre planète. Plus grave, ce raisonnement oublie un fait certain : en virologie, l'accident est la règle, pas l'exception. D'ailleurs, dès 2003-2004 avec le premier virus du SRAS, SARS-CoV-1, plusieurs accidents ont libéré le virus dans la population autour de chercheurs maladroits. Comme ce virus manifeste sa présence très tôt, il a été assez facile à contenir et ces accidents n'ont pas eu de conséquences graves. Il n'en est pas du tout de même avec l'agent de la COVID-19, SARS-CoV-2, qui reste invisible plusieurs jours et parfois même laisse les personnes infectées asymptomatiques. Et les données épidémiologiques, combinées aux données de la génomique, pointent malheureusement vers une origine accidentelle de l'épidémie actuelle. Cela est d'autant plus vraisemblable, hélas, que des expériences de « gain de fonction », organisées au sein d'une collaboration sino-américaine, ont été mises en œuvre au cours des années qui ont précédé la pandémie.

Les textes qui suivent ont été publiés au cours du temps et reflètent l'état de notre vision épidémiologique et les sentiments qui prévalaient durant la dizaine d'années antérieure à l'épidémie. Il faut noter que nous avions développé, en 2007, un  scénario de mise en garde contre la survenue probable d'une nouvelle épidémie à coronavirus, sans même évoquer le risque probable des inévitables accidents causés par la démesure humaine.

Scénarios romanesques: virus contre bactéries multirésistantes

Publié en avril 2011 dans la revue BoOks

Beaucoup d'entre nous sont habités par des staphylocoques dorés, le plus souvent inoffensifs et même peut-être bénéfiques. Mais une affaire médiatisée – la mort d'un adolescent causée peut-être par ces bactéries – nous rappelle aujourd'hui que, de façon aléatoire, ces staphylocoques peuvent prendre en stop les gènes de toxines terrifiantes et nous en infliger les effets. Or ces bactéries, comme d’autres de classes bien différentes, ont aussi appris à résister à tous les antibiotiques connus. Voilà de quoi inquiéter, surtout dans un monde où la spéculation financière ne s’intéresse qu’aux médicaments qu’on doit prendre toute sa vie. Et cela écarte de l'intérêt bien compris les médicaments qui guérissent, comme les antibiotiques. Il faut donc penser à des alternatives.  

Un enfant sans père (c'est banal aujourd'hui, mais c’était hier stigmatisant), la Grande Guerre et ses affreuses blessures dévorées par la gangrène, la huitième plaie d'Egypte – Les Sauterelles – au Mexique, Staline et Beria, et le tout jeune Institut Pasteur de Paris. Voilà une série d'ingrédients qui suffiraient à faire un bestseller. C'est l'histoire que nous raconte Thomas Häusler dans Viruses vs. Superbugs: A Solution to the Antibiotics Crisis? (Mcmillan, 2006) en commençant par celle de Félix d'Hérelle, l’enfant sans père. Dans un livre qui rassemble tous les ingrédient d'un roman de John Le Carré, Häusler commence par nous apprendre que Félix Haerens, dit d’Hérelle — savant inclassable d'origine franco-canadienne, et présenté comme un aristocrate par le New York Times— devint rapidement assez fortuné pour financer lui-même sa propre recherche. Au début des années 1900 d’Hérelle s'intéresse à la lutte contre les invasions de criquets au Mexique et isole une bactérie qui les tue. Puis c'est la Grande Guerre, et ses blessures inguérissables. En 1915 à l'Institut Pasteur de Tunis, il traite une invasion de criquets avec la méthode utilisée au Mexique et isole des bactéries sur des boîtes de Petri. C'est alors qu'il observe des zones circulaires sans croissance qu’il nomme taches vierges. Charles Nicolle, le directeur de l'Institut, lui suggère que cela pourrait être dû à des virus, et d'Hérelle les nomme pour cette raison bactériophages. Puis vient l’idée : ne peut-on utiliser ces virus pour guérir des plaies inguérissables ? D’Hérelle analyse les selles de patients dysentériques et constate « que dans la dysenterie bacillaire, à côté d’une immunité antitonique homologue, émanant directement de l’organisme du sujet atteint, il existe une immunité antimicrobienne hétérologue produite par un microorganisme antagoniste. Il est probable que ce phénomène n’est pas spécial à la dysenterie, mais qu’il est d’un ordre plus général car j’ai pu constater des faits semblables, quoique moins accentués, dans deux cas de fièvre paratyphoïde. »  

On a là les bases d’un traitement antibactérien, mais aussi un thème de la littérature et du cinéma. Sinclair Lewis, l’auteur du célèbre Babbitt, a pour héros de son roman Arrowsmith (traduit en français par Gabriel Des Hons, en 1931, chez Firmin-Didot) le docteur Martin Arrowsmith qui va mettre en œuvre la thérapie par les bactériophages, après avoir découvert sa vocation de médecin et de chercheur au travers de son admiration pour son mystérieux professeur Max Gottlieb, qui lui enseigne la bactériologie. Au cours de nombreux épisodes romanesques (c’est aussi l’époque de la première guerre mondiale), Lewis explore les stuctures sociales de l’université et du monde médical en parallèle avec la vie personnelle de son héros — qui n’est pas sans rappeler Félix d’Hérelle. Arrowsmith devient aussi un personnage historique à la suite d’une grande découverte. Au cours d’une expérience de routine, il identifie un « principe X » qui a la propriété de tuer les bactéries. Et il découvre que ce principe a la propriété de se propager et de se multiplier en présence de bactéries, au lieu de se diluer. Ce n’est donc pas un composé chimique classique. Juste à cette époque une épidémie frappe l’île de Saint Hubert, dans les Antilles, et Arrowsmith sauve (peut-être, le roman laisse la question ouverte) la population avec son bactériophage après des péripéties qui ne sont pas sans rappeler l’Armée des Douze Singes…  

Mais c’est en Géorgie, celle de Staline, que se déroule l’histoire, plus fictive que celle de romans. D’Hérelle avait revendiqué plusieurs guérisons avec ses bactériophages. Son idée fut reprise à Tbilissi, en Géorgie, après la visite que lui fit Georgiyi Eliava, le directeur d'un institut médical local à d’Hérelle. Un destin tragique attendait Eliava : rival amoureux de Beria, il devait mourir peu après au moment des purges staliniennes. Et le traitement par les bactériophages tomba peu à peu en désuétude, surtout après la découverte des antibiotiques, sulfamides, d'abord et pénicilline. Plusieurs milliers de souches de bactériophages étaient rassemblés dans cet institut, isolées spécifiquement pour tuer les souches bactériennes pathogènes isolées un peu partout dans le monde.  

Aujourd'hui l'institut revit en Géorgie, et d'autres centres existent en Pologne et au Texas. Il est encore difficile de concevoir la thérapie phagique comme autrement qu'un traitement d'appoint. Mais cette forme de lutte biologique ne manquera pas d'être à nouveau la source de nombreux livres et de nombreux films: YouTube en est déjà l'avant-scène.

Épidémie de conspirations

Publié en août 2011 dans la revue BoOks

De tout temps les épidémies ont été source de colère populaire et de peur atavique. Tout événement doit avoir une cause, et si l’événement est terrible, la cause est maligne. Qui est plus mauvais que le Diable en l’Homme ? Le malheur suppose la conspiration des méchants. Lorsque je me suis trouvé à Hong Kong au moment où une nouvelle maladie mortelle, le Syndrome Respiratoire Aigu Sévère, commençait à étouffer à mort les patients atteints, s’est posée la question de son origine. Et dans mon propre laboratoire, l’un de mes chercheurs seniors n’a rien trouvé de mieux qu’imaginer qu’il s’agissait là d’une construction – la conspiration des Organismes Génétiquement Modifiés, bien présente en nos contrées – faite par le monde occidental, probablement américain, pour arrêter les progrès fulgurants de la Chine ! Il m’a fallu quelque temps pour le convaincre que cette hypothèse n’était que le signe d’une peur atavique, et certainement pas d’un raisonnement intelligent. Mais la preuve du contraire est venue lorsque nous avons, ensemble, commencé à étudier le génome, le texte du programme de développement du virus lui-même. Il devenait évident qu’il s’agissait d’un cousin d’un virus bien connu, qui avait suivi un chemin évolutif long. La question qui se posait alors était de comprendre quel était son hôte normal. Après bien des hésitations nous avons compris qu’il s’agissait d’une chauve-souris, animal qui, contrairement à son nom, est bien plus proche des Primates que des rongeurs. Et l’on sait que c’est la proximité entre espèces qui est source de dangers, pas leur éloignement (ce que ne comprennent pas ceux qui ignorent les lois de la vie). Fin de la conspiration.

2023. Notons qu'avec le nouveau virus SARS-CoV-2 la situation d'aujourd'hui est bien différente. L'appel à la même idée de conspiration que celle qui prévalait en 2003 n'a plus du tout le même sens, et l'étude du génome viral, bien au contraire, indique qu'il s'agit très probablement du résultat d'une expérience de « gain de fonction » qui a mal tourné. De très nombreuses expériences de ce type ont été développées après l'épisode du SRAS et tout indique qu'il s'agit non pas d'un acte malveillant, mais d'un accident de laboratoire, comme il s'en produit très régulièrement.

Un malheureux concombre espagnol

Mais cette inspiration maligne (et passablement inintelligente, pour rester poli) est sans fin. Nous avons aujourd’hui une épidémie incompréhensible due à un colibacille d’un type rare, Escherichia coli O104:H4. Le colibacille est une bactérie « poilue ». (Pour son petit nom, une légende veut que son cousin O157:H7 bien plus fréquent, et presque aussi dangereux ait été nommé ainsi en raison de son absence de pilosité, « ohne Haare » en allemand, ce qui tombait bien avec la nomenclature classique utilisée pour répertorier les nombreux variants de la surface bactérienne.) Son origine est inconnue. On a vite trouvé le coupable, un malheureux concombre espagnol, et cela a causé des dizaines de millions de pertes agricoles. Aujourd’hui, fort heureusement, la cause imaginée se trouve dans un pays incapable de se défendre, empêtré qu’il est dans une interminable révolution, l’Égypte. Mais avons-nous identifié la bactérie là-bas dans les graines en cause ? Pas encore. Avons-nous trouvé une épidémie qu’elle aurait causée ? Que nenni. Et d’où vient la résistance de ce dangereux pathogène à de très nombreux antibiotiques ? Et comment est-il souvent le commensal inoffensif de porteurs sains qui la diffusent certainement un peu partout ? Pas de réponse. Vient alors l’évidence : la conspiration ! Nous avons là un exemple d’une merveilleuse combinaison : les manipulations génétiques militaires et la radioactivité. Qui dit mieux ? L’imbécillité, classique, du raisonnement qui consiste à mettre ensemble des éléments disparates pour rendre compte de son ignorance, en se fondant sur l’ignorance nécessairement revendiquée par toute science en construction, n’est pas perdue pour tout le monde : elle est un magnifique prétexte à la publicité pour un individu en quête de notoriété. Mais cette fois aussi à la publicité pour des livres (ici, principalement écrits à propos des armes biologiques). Écrivant pour Books, devons-nous nous en plaindre ? John Stuart Mill dans sa réflexion Sur la Liberté, a répondu par avance à mon irritation : il faut tolérer même l’indigence intellectuelle pour faire progresser les idées.

Le dangereux virus de la rumeur

Publié en décembre 2011

À en croire bien des articles répertoriés dans Google News, nous sommes au bord d’une nouvelle catastrophe médicale, une épidémie semblable à celle que décrit le film Contagion. Ron Fouchier, du Centre Médical Erasmus de l’Université de Rotterdam, aurait créé un virus de la grippe aviaire contagieux de personne à personne, et cette grippe, identifiée depuis de nombreuses années lorsqu’elle passe de la volaille à l’homme, tue au moins la moitié des patients affectés (246 pages parues au cours de la dernière semaine, à 17h00 le 10 décembre 2011, avec le mot clé « Fouchier »). Mais l’information, en particulier rapportée par Le Monde, a ceci de particulier qu’elle est indirecte. Il ne s’agit pas du compte-rendu d’un article scientifique décrivant l’expérience, mais d’une glose, par de nombreux journalistes du monde entier, à propos d’une nouvelle de la revue Science. Dans cette nouvelle quelques chercheurs s’interrogent et s’inquiètent de la parution possible du travail de Ron Fouchier. Pourtant les données de ce travail ne sont pas accessibles. En bref, il s’agit d’une rumeur.

La rumeur touche à tous les sujets. Elle repose sur l’attrait d’une certaine forme de plaisir dans le dégoût. C’est pour les adultes l’équivalent de l’intérêt des enfants pour le stercoraire. Parfois elle va plus loin, elle se réjouit de l’horrible, de l’inquiétant, de la catastrophe à venir. C’est ce qui arrive le plus souvent à la rumeur en science. La rumeur est un phénomène de masse, et les media de masse en sont donc la proie, tout en en étant friands, puisque leur intérêt vénal est dans la vente la plus large possible.

2023. C'est la confusion entretenue par la rumeur qui a masqué la réalité des très dangereuses expériences de « gain de fonction » destinées à faire évoluer en laboratoire un virus animal pour le rendre pathogène pour l'homme. Discuter ces expériences dans le contexte du caractère inévitable des accidents de laboratoire aurait sans doute évité ce qui est peut-être bien la cause de la pandémie de la COVID-19. La démesure humaine fait que certains chercheurs se permettent d'affirmer qu'ils peuvent savoir comment vont évoluer les virus, en les faisant évoluer en laboratoire, et ainsi prétendent pouvoir nous préparer aux épidémies futures ! Ils oublient la réalité de la nature, qui fait que, dans le cas général, les chemins de l'évolution sont imprévisibles. Et, plus grave, ils surestiment leur capacité à réagir et à prévenir les accidents, alors qu'en virologie l'accident est la règle et nullement l'exception.

Si la rumeur ne reposait sur absolument aucun fait, elle ne tiendrait pas longtemps. Elle doit donc partir d’une réalité associée à des croyances, mais les croyances seules suffisent parfois. L’un des mouvements de foule les plus réussis, si l’on en croit (est-ce une rumeur ?) ce qui se dit, fut le débarquement des Martiens aux États-Unis, le 30 octobre 1938, annoncé à la radio et donc certainement vrai... Le lendemain le New York Times décrivait la panique de ceux qui avaient fui la ville pour échapper aux envahisseurs. Parmi les craintes qui obsèdent l’humanité les maladies tiennent une place à part. C’est que nous avons le souvenir de grandes épidémies, souvent encore très proches : la peste, la variole, et le choléra de 1832 qui tua à Paris des milliers de personnes parfois célèbres, comme Georges Cuvier ou le premier ministre Casimir Périer. Et dans ces conditions la rumeur est mortifère : il lui faut des boucs émissaires, et au cours de l’histoire bien des innocents ont été pris à partie par la foule et massacrés (ce fut le cas à Paris, durant le choléra).

Une observation paradoxale

Tout près de nous l’épisode du Syndrome Respiratoire Aigu Sévère, le SRAS, il est vrai très dangereux, contagieux de façon initialement mal comprise, et surtout entièrement inattendu, a été la dernière démonstration du comportement peu rationnel et parfois dangereux de bien des acteurs. Cela a été, aussi, un remarquable succès, puisque le virus a été identifié, et la maladie arrêtée en quelques mois seulement, malgré sa diffusion dans le monde entier. Une leçon, cependant, n’a pas été retenue. On peut remarquer que le taux de mortalité a été très variable, et particulièrement élevé à Hong Kong et à Toronto (17 %), alors qu’il était moitié moindre en Chine voisine. Il n’y a pas eu, curieusement, d’étude rétrospective approfondie pour comprendre cette observation paradoxale, mais on ne peut s’empêcher de remarquer le rôle des media de masse (et de certains médecins que les media érigeaient en augures) dans ce qui a pu être à l’origine de cette différence. À Hong Kong (où je travaillais à l’époque), dès le début de la maladie quelques voix médicales « autorisées » (auto-proclamées, à vrai dire), faisaient état dans les journaux, à la radio et à la télévision du succès spectaculaire de leur traitement (combinaison de corticostéroïdes, et de l’antiviral ribavirine), qui soulageait immédiatement les patients. Et tout naturellement, on peut le penser, l’accès à ces traitements choisis par les media fut très vite répandu localement. On ne savait pourtant encore rien du virus. Une semaine à dix jours après traitement l’état des patients s’altérait brutalement, et conduisait vite à leur décès. Il fallut quelque temps pour comprendre qu’il valait mieux ne rien faire, ou plutôt se contenter d’un traitement symptomatique (assistance respiratoire en particulier). En Chine voisine, faute de moyens, on se contentait de la pharmacopée locale, qui, si elle est le plus souvent sans effet, a le mérite de ne pas tuer (sans compter sur l’effet placebo, très positif) ! Et ce n’est que bien plus tard que les publications scientifiques à propos du virus, de son origine et de son mode d’action, purent valider une attitude rationnelle pour arrêter la propagation de la maladie (essentiellement fermeture des frontières à toute personne fiévreuse – aujourd’hui encore, le voyageur qui arrive en Chine est accueilli par une caméra infrarouge qui mesure sa température, en fonction de laquelle il peut être placé en quarantaine).

Nous assistons aujourd’hui a un débat inquiétant à propos de la grippe aviaire H5N1 (incidemment concomitante en 2002-2003 de l’arrivée du SRAS à Hong Kong, ce qui a été cause de confusion), non pas en tant que débat scientifique (déjà très ancien) mais parce qu’il est essentiellement développé par la rumeur, dans les media de masse ! La peur s’installe, l’idée de bioterrorisme et celle de guerre biologique remplacent l’évaluation scientifique de la situation. Or, on sait depuis plus d’une décennie qu’on doit craindre non pas le passage du virus de l’oiseau au mammifère (ce qu’on analyse avec soin au jour le jour dans le monde entier), mais le moment où un variant de ce virus se transmettra de personne à personne. Plusieurs mutations favorisant ce passage ont déjà été identifiées, et la recherche se développe pour préparer une vaccination qui rendrait la contagion inefficace. La question qui se pose est de savoir prévoir le chemin que prendra, peut-être, le virus. C’est une question qui relève de la virologie, de l’épidémiologie, et de la gestion des foules. Ce ne peut en aucune manière être propagé par la rumeur à partir de travaux présentés à Malte en septembre 2011 et qui resurgissent aujourd’hui sans qu’on puisse juger de leur réalité et donc de leur danger réel.

La peur est toujours mauvaise conseillère. C’est elle qui est à l’origine de la mise en place d’une vaccination de masse pour une autre forme de grippe (virus H1N1), voisine de celle qui avait causé la pandémie de 1918-1919, dans des conditions où l’on pouvait savoir que l’épidémie serait bénigne. La conséquence en a été une désaffection générale pour la vaccination dans une grande partie de la population. Cela peut devenir très dangereux et mortifère. Attendons la publication des résultats scientifiques pour discuter des résultats nouveaux concernant le virus H5N1, et nous préparer correctement, le cas échéant, à une situation difficile.  

Chercheurs de catastrophes : la morale grippée

Publié en janvier 2012 dans la revue BoOks.

Voici que nous nous trouvons à nouveau face à la grippe. C’est de saison. Mais aujourd’hui ce qui inquiète, au travers de nouvelles seulement indirectes, propagées par les médias de masse, c’est la grippe du poulet, grippe aviaire dont on nous parle depuis quinze ans, sous le nom de code H5N1. Dans un laboratoire de haute sécurité des Pays-Bas, en effet, des chercheurs se sont spécialisés dans l’étude de cette grippe, dont on nous dit – ce n’est pas vraiment démontré – que le virus tue la moitié de ceux qu’il infecte. Et, alors que pour l’instant la contagion se limite au passage de l’oiseau à l’homme et reste donc très limitée, ces chercheurs se sont interrogés sur sa propagation interhumaine future. Pour la comprendre ils ont construit une expérience sur l’animal (le furet, en l’occurrence), qui leur a permis d’isoler un virus nouveau qui se transmet entre ces animaux. L’inquiétude vient de ce que cette expérience valide l’hypothèse qu’un jour ou l’autre la contagion interhumaine sera possible. Plus grave, peut-être, l’analyse du génome des virus mutants permet sans doute de deviner ce qui pourrait arriver pour l’homme. Ce savoir ne devrait donc sans doute pas être mis entre toutes les mains. Mais, à vrai dire, nous n’en savons rien, car la seule information qui filtre est celle qui est provenue des comités éditoriaux de magazines scientifiques très populaires (Science aux États-Unis, et Nature en Grande-Bretagne) dont l’activité de lecture des articles avant publication est en principe strictement confidentielle. Comme je l’ai dit il y a quelque temps nous sommes donc dans le domaine de la rumeur, dangereuse pratique sociale particulièrement répandue de nos jours.

Pour un peu mieux se situer, revenons à la maladie. La grippe est aussi commune chez les oiseaux de la famille du canard que le sont chez nous nos maladies d’enfant. Elle ne les tue pas souvent et se propage facilement. Elle peut aussi passer à d’autres oiseaux, pour lesquels elle est souvent plus pathogène. Plus rarement, elle peut même passer aux mammifères, y compris à homme. Ce schéma de contagion explique que la grippe soit une maladie dont l’origine est typiquement l’Asie centrale : elle reflète la vie des paysans chinois, avec leur petite mare où nagent les canards et où boivent les cochons qu’on engraisse (l'idéogramme représentant la famille, ,  est l'image d'un cochon sous un toit). Passant du canard au cochon elle infecte bientôt l’homme. Ce circuit-là est le circuit commun de la grippe. Lorsqu’elle s’est adaptée à l’homme, elle se transmet de personne à personne, et nous avons la grippe saisonnière, qui fait chaque année le tour du monde, contaminant des populations qu’elle protège ce faisant contre une surinfection. Simultanément, son virus varie par mutation et réarrangement de fragments de génome. Il peut alors infecter à nouveau la population démunie devant cette nouvelle forme, et recommencer ainsi le cycle saisonnier. De temps en temps, comme en 2009, le virus est réarrangé sous une forme plus efficace pour la contagion interhumaine, en raison, par exemple d’une contamination croisée avec un animal (à l’époque, on a soupçonné un cochon mexicain). Ce dernier virus était par bien des aspects semblable à celui de la catastrophique grippe “espagnole” de 1918-1919 (dite H1N1 en raison des propriétés des protéines du virus), mais la maladie était heureusement cette fois, très modérée dans ses effets.

Bien des virus de la grippe se développent en parallèle. L’un d’eux, aviaire comme toujours, a causé un grand émoi en 1997, quand il a tué plusieurs personnes à Hong Kong. Cette grippe-là, H5N1, est transmise entre les oiseaux (volailles le plus souvent), et passe (assez difficilement semble-t-il) de l’oiseau à l’homme. Elle est particulièrement présente en Indonésie et en Égypte. Elle fait peur, car la mortalité, dans les cas répertoriés, est considérable (de l’ordre de 50 %). Il est donc important de comprendre ce qu’on doit craindre à l’avenir. On ne sait pas que le virus est connu depuis bien avant 1997, et aucun cas de transmission interhumaine clair n’a encore été identifié. À vrai dire on ne connaît pas bien sa prévalence chez l’homme, en ce sens qu’on ne sait pas combien de personnes ont été infectées sans développer de symptômes sérieux. Et de fait, plusieurs travaux dans des zones d’endémie montrent une prévalence significative, chez des personnes qui n’ont pas manifesté les signes sévères de la maladie. Elle est sans doute grave (mais c’est le cas de la grippe en général, qui est une maladie sérieuse), mais on ne sait pas à quel point. Il est donc urgent de se préparer, et donc de prévoir ce qui pourrait arriver. C’est dans ce contexte que les travaux du groupe néerlandais posent problème.

2023 Une épidémie causée par un variant du virus H5N1 tue de nombreux mammifères, marins en particulier, et cela redevient source d'inquiétude.

Ces travaux avaient pour objectif d’examiner la possibilité de prédire comment le virus va évoluer s’il doit un jour se propager dans la population humaine. Cela permettrait de produire un vaccin (on sait bien produire le vaccin contre la grippe, mais il doit être réinventé chaque année, au fur et à mesure que le virus évolue, et cela demande toujours plusieurs mois). Jusque-là rien de bien inquiétant. Mais l’atmosphère du catastrophisme ambiant relayée par les médias en mal de scoop, couplée à l’incapacité du monde académique de tenir sa langue – à nouveau, la soumission d’articles à des revues scientifiques est en principe strictement confidentielle – a conduit à la situation invraisemblable actuelle où divers acteurs de la recherche en virologie, et les auteurs du travail, se disputent pour savoir s’il convient, ou non, de publier ces résultats !

De deux choses l’une. Ou bien ces résultats sont effectivement dangereux s’ils tombent entre les mains de personnes mal intentionnées, et la première chose à faire est de les taire autant que possible. Ou bien ils sont un premier pas vers un vaccin, et ce qu’il faut faire, c’est préparer la logistique de construction et de distribution de ce vaccin. Il faut alors les faire connaître aux autorités sanitaires compétentes. C'est aussi le cas s'il se produit un accident, toujours probable. Mais le sens moral, celui de l’intérêt public, n’est pas une qualité humain dominante. Et l’attrait de l’horreur fait monter les ventes : il suffit de constater le succès de films comme L’Armée des 12 Singes, ou Contagion pour le comprendre. Nous n’avons plus la Place de Grève pour voir l’échafaud.

Il est vrai que ce n’est que récemment que des questions morales se sont introduites à propos de la construction et du résultat des expériences en biologie. Longtemps les chercheurs ne voyaient dans leur travail qu’une façon de poser des questions intéressantes, d’y répondre, et de résoudre des problèmes spécifiques, sans s’interroger sur les conséquences de leur travail, sinon en termes de sécurité du personnel impliqué. Et c’est particulièrement vrai dans le domaine médical : travailler sur une bactérie pathogène, un parasite ou un virus était considéré presque partout comme destiné par définition au bien-être de la population. C’est ainsi que bien des toxines ont été identifiées, sans que cela interroge quiconque, sinon, à nouveau en termes de risque d’accident au sein des laboratoires. Il est donc légitime que les revues scientifiques puissent faire le tri de ce qu’elles publient, avec la possibilité d’écarter ce qui conduirait immanquablement à des actes malfaisants. Malheureusement rien n’est plus difficile à garder que le secret, et c’est donc en amont, dans les laboratoires eux-mêmes, que les questions devraient être posées. Il n’est pas sûr hélas que nous puissions être optimistes à ce sujet, car toutes les techniques humaines ont un jour ou l’autre servi à la guerre. Et la biologie n’a pas échappé à ce malheureux destin.

Aurons-nous assez de coqs pour vaincre la grippe ?

Publié en février 2012 dans la revue BoOks.

Nous l’avons évoquée. Le monde scientifique est agité par la controverse qui oppose les partisans de la publication d’une série d’expériences qui établissent le scénario plausible de l’évolution du virus de la grippe aviaire H5N1 vers une forme qui permettrait la transmission interhumaine et ceux qui trouvent cette publication trop dangereuse. Cette controverse n’est pas près de s’arrêter. Les articles incriminés sont toujours chez les éditeurs, et les pro et les anti s’affrontent, sans doute pour encore longtemps. Or le vrai problème que pose cette maladie n’est pas là. Ce problème est une question de logistique. Comment réaliser un vaccin pour une fraction significative de 7 milliards d’hommes ? Bizarrement, on va le voir, il va manquer de coqs pour cocher les poules pondeuses nécessaires à la production du vaccin !

Revenons d’abord à cette maladie, et à son importance. L’histoire, trop souvent centrée sur de grands personnages, nous fait oublier l’importance cruciale des maladies dans le développement du monde. Si la fièvre jaune n’avait pas tué autant nous n’aurions pas vendu la Louisiane pour presque rien, et le français serait peut-être la langue de communication internationale. On sait le prix payé par les civilisations amérindiennes à la variole. La peste reste passablement énigmatique. Tout cela incite à comprendre comment les maladies émergent et se répandent. Depuis la découverte des antibiotiques – et malgré l’apparition de résistances multiples de plus en plus nombreuses –, les maladies causées par les bactéries ne peuvent probablement plus avoir, au moins pour un temps, un rôle tel qu’il influencerait le cours de l’histoire. Les virus, au contraire, restent dangereusement imprévisibles. Dans ce cas en effet nous n’avons en pratique accès à rien d’autre que la prévention et les concentrations humaines des villes font craindre le pire. Prévenir se fait de deux manières, par le contrôle du mouvement des populations (la quarantaine) et par la vaccination. Encore faut-il un vaccin efficace, et surtout, alors que la population humaine a dépassé 7 milliards, des quantités suffisantes, donc gigantesques, de vaccin.

L’efficacité de la quarantaine a été bien illustrée dans la façon dont s’est vite éteinte l’épidémie de Syndrome Respiratoire Aigu Sévère (SRAS) en 2003, due à un coronavirus inconnu jusque là. Ce virus se répandait incroyablement vite, nous n’avions aucun traitement efficace, et bien sûr pas le moindre vaccin. Mais, par chance, il n’était contagieux qu’à partir de personnes fiévreuses. Il devenait donc facile d’une part de limiter localement les déplacements, et d’autre part, pour les voyages, aériens en particulier, de faire le tri de ceux qui avaient la fièvre et de les mettre aussitôt en quarantaine. On est d’ailleurs encore souvent aujourd’hui accueilli en Chine par un passage obligé devant des caméras à détection infrarouge, et le dispositif qui a permis la fin du SRAS est facile à réactiver.

La situation est tout autre avec la grippe : la maladie est contagieuse bien avant que la fièvre ne se manifeste. Dans ce cas la seule prévention efficace est la vaccination. Par chance, on sait réaliser le vaccin antigrippal. Il est d’ailleurs très utilisé, et la saison 2011-2012 est, pour l’instant (elle commence juste en France), celle où la grippe « saisonnière » a contaminé le plus faible nombre de personnes depuis longtemps. Malheureusement le virus de la grippe évolue particulièrement vite. Et cela de deux manières. D’une part les souches qui font le tour du monde changent par mutation la surface du virus, ce qui rend le vaccin moins efficace. D’autre part de temps en temps, ce virus, qui est un patchwork de fragments de génomes, à la suite d’une contamination mixte (par deux virus différents ou même plus), rebat les cartes et donne lieu à un virus qui peut échapper au système immunitaire, désormais « naïf », de ceux qu’il infecte. Le principe de la vaccination est d’injecter un virus mort ou inoffensif qui déclenchera la réponse immune. L’hôte désormais averti reconnaîtra le vrai virus dès les premiers stades de l’infection, et s’en débarrassera. Comme la grippe est une maladie sérieuse et très répandue, on a travaillé depuis des décennies sur la production de vaccins. Et comme c’est un virus aviaire, la méthode la plus efficace a été de produire des virus atténués (inoffensifs) par multiplication dans des œufs de poule. Mais un problème majeur se pose à l’industrie : ces œufs doivent contenir un embryon, et donc avoir été fécondés. Or l’industrie avicole n’est pas organisée pour la production massive d’œufs fécondés. En car d’urgence il y aurait donc pénurie, tout simplement parce que nous manquerons de coqs pour cocher les poules !

La leçon est importante, car elle met en évidence l’immense espace entre le laboratoire et la pratique industrielle, entre un bon concept de vaccin par exemple, et sa mise en place massive. Bien sûr il y a des alternatives possibles. L’idéal serait un vaccin recombinant. Mais cela prendra encore du temps, et le public a été très prévenu contre le génie génétique (haro sur les OGM !), dans un contexte où s’est répandue une méfiance très malvenue contre la vaccination. On peut aussi imaginer la production d’un vaccin produit par culture de virus sur des cellules animales. C’est d’ailleurs le cas de certains vaccins. Mais il faut prendre en compte toutes sortes de dangers possibles, peu explorés. Les cellules mammifères, par exemple, contiennent de nombreux virus endogènes, et il est évidemment difficile de les séparer de la production finale, le virus de la grippe…

La loterie gagnante de l’accident

Publié en avril 2012 dans la revue BoOks.

Les gouvernements du monde entier utilisent les lois du hasard pour arrondir leurs fins de mois. Et le plus gros lot de l’histoire – 640 millions de dollars – vient d’être gagné aux États-Unis. Or, pour une personne tentant sa chance, la probabilité de gagner est nulle. Pourtant le nombre des billets vendus fait – c’est la loi du hasard – qu’il est tout aussi quasi certain qu’une personne va gagner, sinon cette fois, du moins la prochaine. Deux certitudes s’opposent. Nous sommes plus sensibles à la chance, même infime, qu’à la quasi-certitude de perdre. Lorsque les chances sont négatives et non plus positives, nous voyons le monde tout autrement. C’est là que se joue la loterie de l’accident, que nous imaginons perdante alors qu’elle gagne souvent, et c’est ce qui nous conduit à prendre toujours plus de risques. Alors que nous développons des technologies de plus en plus sophistiquées, il nous est difficile de calculer le risque associé, et surtout de comprendre comment la multiplication des centres de risques peut conduire à la certitude de l’accident. Nul ne peut dire où, d’avance, mais certainement quelque part, comme au loto. Books vient de nous donner un ensemble de réflexions sur l’après Fukushima, et nous rappelle ce mois-ci comment une série de défaillances, à la fois techniques et conséquences de la vénalité a causé l’incendie de la plateforme DeepWater de BP en 2011 avec ses terribles conséquences. Aujourd’hui un scénario bien semblable se déroule sous nos yeux avec la plateforme Elgin Total au large de l’Écosse. Nous avons pour l’instant échappé au pire, mais ce qu’on sait déjà montre que nous n’avons pas vraiment appris de ce qui s’est passé ailleurs. On ne déplore pour l’instant aucun mort, mais il va bien falloir agir pour colmater l’énorme fuite de gaz qui s’échappe d’un puits condamné parce qu’on savait déjà qu’il ne répondait pas comme on l’attendait. Et cela met au jour un enchaînement d’événements plus ou moins incontrôlables, typique de ce qui peut conduire à un accident majeur.

Dans Normal Accidents. Living with High-Risk Technologies, livre paru en 1984 et inspiré par l’accident de Three Mile Island, Charles Perrow nous donnait d’avance une série de scénarios pour comprendre comment l’accident est la règle, plutôt que l’exception, dès qu’on accroît la complexité d’une technologie. Il montrait aussi que la multiplication des processus de contrôle, destinés en principe à diminuer le risque, ne faisait qu’introduire des failles où un autre accident, par essence inattendu, devait un jour se produire. Prévoir l’accident, et savoir qu’il est une certitude, sans qu’on puisse identifier son lieu et ses causes, est d’un intérêt vital. Nous avons eu, dans le passé, de nombreux exemples qui devraient nous permettre aujourd’hui d’en éviter beaucoup. Parmi les nombreuses améliorations (séparation des circuits de décision, redondance, séparation des circuits de contrôle) il en est une qui est particulièrement efficace. C’est celle qui met en jeu l’idée de contrôle passif, qui existe quand un système dangereux a pour état stable l’état d’arrêt et non l’état de fonctionnement. L’exemple le plus connu est celui du freinage des wagons, dans un train. Il a fallu de nombreux accidents, où un wagon se détachait sur une voie en pente, et partait en arrière d’un mouvement uniformément accéléré jusqu’à s’écraser plus bas avec son chargement, pour qu’on comprenne qu’il fallait repenser entièrement le freinage. L’état normal d’un wagon sur une voie devait être l’état arrêté, et non, comme un calcul économique rapide l’assurait, l’état mobile. Pour éviter l’accident il fallait que la position spontanée des freins soit de maintenir les roues à l’arrêt. Autoriser le mouvement supposait alors un processus actif pour écarter les freins des roues. Tout rupture du circuit de freinage – ce qui arrive lorsqu’un wagon se détache – devait ramener les freins à leur position stable, celle de l’arrêt. Une méthode classique pour mettre ce dispositif en œuvre est d’avoir un circuit électropneumatique qui écarte des roues les mâchoires des freins. Toute perte d’énergie, toute rupture du circuit les laisse reprendre leur position stable, bloquant la rotation des roues. Ce système est nettement plus sûr que ceux qui demanderaient de l’énergie pour assurer le freinage. Mais il est aussi, bien sûr, coûteux en énergie, et en permanence (il faut écarter des roues les mâchoires des freins). Par ailleurs, s’il tombe en panne (par définition un accident est toujours possible, c’est même la certitude de l’accident qui a conduit à ce système) il va immobiliser le train, et cela a un coût, qui peut paraître disproportionné. Pourtant c’est la voie qui a été choisie. Dans le cas de la domestication de l’énergie nucléaire la situation est très semblable. Mais nous en sommes encore au stade de la sécurité active pour beaucoup d’éléments. En particulier il faut de l’énergie pour refroidir les réacteurs. Nous sommes encore là dans la situation absurde de la voiture de chemin de fer que Tintin essaie d’arrêter an vain dans Le Temple du Soleil, lorsqu’il devrait serrer le frein pour l’empêcher de partir à toute vitesse vers le ravin. Et c’est très clairement la cause des explosions de la centrale de Fukushima Dai-ichi (les dispositifs produisant l’énergie pour le contrôle étaient en sous sol, et ont été inondés par la vague du tsunami). Il serait intéressant de savoir comment est conçue la centrale voisine de Fukushima Dai-ni, qui s’est arrêtée sans dommage dès le début du tremblement de terre. On peut imaginer que l’ingénierie était un peu plus avancée sur la voie de la sécurité passive. Dans le cas du transport de matériel biologique dangereux (virus de la grippe par exemple) on utilise des conteneurs implosifs, entourés d’une solution d’hypochlorite, qui, en cas d’accident, plongent automatiquement le virus dans la solution (et, bien évidemment perdent l’échantillon).

Malheureusement,  la multiplication des dispositifs de sécurité passive est probablement économiquement discutable, si l’on prend en compte uniquement la valeur vénale d’une technologie, mais c’est la vraie solution dès qu’une technologie est potentiellement très dangereuse. La vraie sécurité en matière d’énergie nucléaire supposerait sans doute qu’on accepte de perdre définitivement un réacteur ou même une centrale en cas d’accident, avec impossibilité de la remettre en route. Il resterait, bien sûr, la question du démantèlement. Mais le fait que nous ayons très probablement dépassé le pic de production du pétrole à bon marché (1) va certainement nous forcer à revoir, dans tous les domaines, la question de la certitude de l’accident.

1. James Murray & David King (2012) Oil’s tipping point has passed Nature 481: 433-435

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