goury
On avait certes établi sans conteste que la population doit toujours être maintenue à un niveau correspondant aux possibilités de nourriture : mais on s'était bien peu préoccupé des moyens grâce auxquels ce niveau est constamment maintenu. Ni les consé- quences, ni les résultats pratiques du Principe n'avaient été dégagés au fond : en d'autres termes, on n'avait pas encore cherché sérieusement quels sont ses effets sur la société

Essai sur le Principe de Population
Thomas-Robert Malthus


Chroniques variées

La revue BoOks, qui a cessé d'exister en 2023 a publié pendant plusieurs années un certain nombre de chroniques. Comme la mémoire de la Toile se perd assez vite, un certain nombre d'entre elles sont réunies ici.

L’extinction du popperisme

Publié en novembre 2010 dans la revue BoOks

Plusieurs colloques, souvent presque confidentiels, sont venu rappeler que Jacques Monod est mort il y a un peu plus d'un quart de siècle. En son temps il fut très célèbre, et l'on ne compte plus les rues ou les lycées qui portent son nom. Ce qui reste le plus retenu de son nom est le titre de son livre, extrait d'une citation apocryphe de Démocrite, Le Hasard et la Nécessité.

Le hasard n'est pas un concept grec, du moins sous la forme qu'on retient aujourd'hui. Mais l'intérêt de l'épigraphe qui a permis de donner son titre au livre est qu'il nous conduit à revenir aux philosophies des penseurs d'avant Socrate et Platon. Cette pensée est à l'origine de la science, ce qu'on retrouve bien dans l'accent mis par Karl Popper sur la pensée présocratique, non seulement dans son livre de 1936, La Logique de la découverte scientifique, mais surtout Conjectures and Refutations.

Popper était très à la mode au temps où Monod a créé le Centre Royaumont pour une Science de l'Homme. Quelques années avant sa mort, certains d'entre nous plaisantions alors sur l' « extinction du popperisme », en soulignant l'impossibilité pratique d'établir une vraie démarcation entre science et non science. Pourtant sa réflexion a eu le mérite de nous reporter à la distinction entre la vérité et l'opinion, ἀλήθεια / δόξα, qui complémente les aspects du savoir liés à la τέχνη grecque, où les motivations de la science sont données comme principalement dérivées de motivations économiques.

Mais le mérite le plus important est bien de s'interroger sur la nature profonde de l'opinion (pour ne pas dire idéologie), qui gouverne la majorité des pensées. Les choses n'ont pas beaucoup évolué depuis cette époque, sinon pour conduire à une alternance coupable d'oubli / redécouverte, où, dominée par l'opinion, la pensée ne cesse de retomber dans des ornières pourtant déjà bien explorées par nos prédécesseurs, et avec grand soin.

L'une des particularités, peut-être, de ce moment de l'histoire que nous vivons tous est de permettre à la fois d'avoir un accès jamais égalé au savoir et à la lecture de ceux qui nous ont précédés, et l'oubli quasi-instantané de leur pensée. Parcourir l'Internet avec quelques mots-clés fait apparaître la mode et les gloses, pour l'essentiel ignorantes, et parallèle avec le contenu réel de l'évolution de la pensée humaine. L'un des dangers des moteurs de recherche, d'ailleurs, est d'accentuer ce phénomène, puisque ce qui apparaît en premier est par définition ce qui est à la mode et plébiscité, et non ce qui est profond, ou vrai.

Prenons par exemple l'expression « non linéaire ». Dans les premières recherches de Google on trouve des liens qui confinent à la pensée magique (fondée sur l'association simultanée d'affirmation contradictoires) ou à la tautologie. Mais si l'on va un peu plus loin on arrive à l'observation, finalement très simple que « tous les systèmes réels sont non linéaires, et ne peuvent être considérés comme linéaires que d'une manière approximative. » Le même genre de situation se reproduit avec presque tous les thèmes encore à la mode (auto-organisation, complexité, chaos... pour n'en citer que quelques uns). Nous sommes en permanence dans le flou ou l'extrêmement banal présenté comme profond. Les vertus dormitives de Molière ont une longue vie devant elles.

Le danger de ces affirmations est qu'elles invoquent implicitement l'autorité de la science pour faire passer une opinion. La disparition de la science dans nos consciences va de pair avec l'invasion universelle de l'opinion, et la perte du sens critique. Popper n'avait pas raison de vouloir qu'il y ait une démarcation absolue entre la science et le reste, mais il avait raison de placer la critique, fondée sur la connaissance déjà établie, celle de nos prédécesseurs, au centre de la science. La naïveté qui voudrait que la connaissance résulte d'un vote n'est pas seulement une absurdité, c'est un crime.

Le scientifique et le hérisson

Publié en novembre 2010

Les jeunes Français se désintéressent de la science, comme en témoigne la lente décroissance du nombre des étudiants en Faculté des Sciences. C'est un paradoxe, car l'envahissement de notre environnement par la technologie n'est pas à démontrer et science et technologie vont de pair. La coupure que nous constatons n’a pas toujours existé. Longtemps le savant ou le philosophe pouvait se trouver naturellement au centre de la fiction esthétique. C'était même un moyen de populariser le contenu du savoir scientifique. Et pas seulement par la science-fiction. Buffon est aussi un remarquable écrivain. Mais aurons-nous bientôt un équivalent de L’Élégance du hérisson, où la concierge ne serait pas philosophe, mais scientifique ?

Aux États-Unis, au contraire, le chercheur scientifique (« savant » est devenu un archaïsme) est un personnage si ordinaire qu'il se trouve communément héros de roman, à l'instar du pompiste, du médecin ou de l'avocat. Le discours de la science est ainsi banalisé – au point qu'il entre dans le discours général, religieux en particulier – créant une façon intéressante de transmettre le savoir. Pour le public américain, The Echo Maker, de Richard Powers, utilise la fiction pour donner sans le dire une leçon sur l'empathie et ses bases cérébrales. Ou bien encore, utilise la neurobiologie pour créer la fiction du romanesque. Et il n'est donc pas impossible que pour les lecteurs de ce roman, narration complexe où se mêlent science, réflexion aussi bien sur la nature de la conscience que sur l'avenir des espèces animales, politique et sentiments amoureux, il reste quelque chose de profond sur la construction de la conscience et ses bases neuronales. 

On peut lire ce livre de nombreuses façons. Une lecture classique, où l'intrigue et les personnages sont suivis, qu'on s'y identifie ou non (l'empathie est au centre du texte). Mais aussi une lecture sociologique où l'on découvre l'univers quotidien du chercheur : la façon dont il enseigne, utilise le micro, prépare ses conférences, et même l'atmosphère des salles de conférences qu'on retrouve partout à l'identique, ou presque, dans le monde entier. Écho de cette bizarrerie qui fait déplacer des centaines de personnes à Rhodes, Sant Feliu de Guixols, Bruxelles, Hinxton, Shanghai, Beijing, Rio ou San Diego, pour les enfermer dans le noir des salles où l'on projette des diapositives en présentation Powerpoint.

 Le héros neurobiologiste du roman, Gerald Weber, spécialiste de la cognition, s'interroge sur les questions à la mode: vieillissement de la population, maladie d'Alzheimer, mais aussi reconstruction de soi-même après un traumatisme crânien. Tout cela s'insère dans le discours général, sans solution de continuité, de façon lisse. Le geste que tu fais je le refais : neurones miroirs à la base de la communication animale la plus élaborée. Mais aussi plagiat et mensonge, manipulation, faux et usage de faux. La science est plongée dans la société, elle fait partie de son quotidien, avec ses lumières et ses tares. C'est ainsi que science et littérature devraient à nouveau s'allier, l'une et l'autre en tireraient bénéfice.

Avons-nous déshumanisé la filiation ?

Publié en septembre 2011

À propos d’un homme politique, nous apprenons qu’il est un enfant adopté. Ce genre de considération devrait-il apparaître dans une société d’hommes civilisés ? Oui, Jean-Vincent Placé est français, et plus encore, il est le vrai fils de ses parents, et il a raison de le revendiquer. L’originalité de l’homme est son aptitude au langage et à la création de cultures associées, même s’il existe quelque discussion à ce sujet. Cette humanité se marque en particulier dans la définition de la filiation, presque partout. Et la filiation n’est pas biologique, mais définie par la structure de la société. Curieusement l’avènement de techniques permettant de créer ou de définir une filiation biologique a gravement gauchi ce progrès qui marque l’humanité de l’homme, qui définit la filiation par le choix d’une structure sociale particulière, la famille. On l’oublie souvent, en Occident, mais le fait est si banal en Extrême-Orient qu’il ne semble pas même nécessaire de le rappeler, l’adoption est un choix extrêmement fréquent dans les cultures confucéennes. La raison en est simple. Dans un monde ou le concept de Dieu n’existe pas, ce qui fait l’humanité de l’homme est le lignage de la famille. Et l’objet central de la morale est de rendre pérenne ce lignage, seule façon d’assurer une immortalité qui n’existe dans aucun autre monde futur. Chez Confucius l’inceste est d’ailleurs défini par le mariage entre personnes portant le même nom de famille. Or les contraintes de la biologie et des probabilités font que le lignage tend toujours à s’interrompre, faute de descendants issus de la nature.

Retour du biologique

Au-delà du recours à la promotion d’une concubine à la situation d’épouse, la solution, culturelle et qui est l’une des marques de ces grandes et anciennes civilisations, est le recours systématique à l’adoption. Si, en effet, de nombreuses familles ne peuvent avoir de descendants (mâles en l’occurrence, en raison d’une discrimination, elle aussi culturelle, et qui a ici des conséquences négatives importantes), elles peuvent en trouver d’autres avec les enfants abandonnés, les orphelins, et, souvent, les familles trop nombreuses. La pratique de l’adoption est ainsi très banale en Chine. Et si quelqu’un aujourd’hui revendique le nom de Kong (ou Kung), avec les prénoms régulièrement choisis pour marquer la séquence des générations depuis Kong Fu Zi, personne ne le mettra en doute, et personne ne fera une analyse d’ADN pour valider cette filiation, si le prétendant à cette ascendance peut montrer les tablettes de ses ancêtres. Voilà donc un comportement qui rend à l’homme toute son originalité et sa valeur morale. Hélas depuis longtemps, mais particulièrement récemment en raison des techniques de « procréation assistée » le retour du biologique se fait insistant en Occident. On l’a connu naguère de façon extrême avec les harems nazis et on le revoit aujourd’hui dans l’usage systématique (vendu sur la Toile) de la réaction de polymérisation en chaîne qui permet d’interroger sa propre origine. On le sait pourtant depuis longtemps, la nature biologique du premier et du dernier né de bien des familles est différente de celle que donne l’État Civil. Cela ne devrait avoir aucune importance, et rester dans le secret de la difficile richesse des relations humaines. Il faut honorer ses parents, nous n’avons pas à retourner au stade animal, ni à honorer ses géniteurs.

Ni Adam ni Ève

Publié en décembre 2011

Nous sommes habités par des récits mythologiques dans lesquels tout ce qui arrive au monde doit, comme une naissance, avoir une origine identifiable. L’Univers ne pouvait commencer que par un Big Bang, la vie par un ultime ancêtre (LUCA : Last Universal Common Ancestor, « dernier ancêtre universel commun ») et, bien sûr, l’homme par Adam et Ève. Mais cette vision simpliste, qui repose sur notre façon de percevoir l’énigme de notre propre venue au jour, n’a pas de vraie justification.

Prenons ce qu’on sait de notre propre origine – nous y reviendrons ultérieurement avec des complications fascinantes qui ne cessent de venir au jour. En suivant l’histoire des petits organites symbiotiques qui fournissent l’énergie à toutes nos cellules, les mitochondries, il est possible de nous imaginer une origine maternelle commune. Cela a donné – avec toutes les limites d’un échantillonnage minuscule – l’idée de l’« Ève africaine ». Puis, lorsqu’on a pu faire la cartographie du chromosome unique qui caractérise le mâle de l’espèce humaine, le chromosome Y, il est apparu que nous provenons sans doute d’un petit ensemble de primates ancestraux mâles, eux aussi africains. Il est apparu aussi, d’ailleurs, que le succès reproductif de différents types de chromosomes Y est bien variable, et se trouve lié à des épisodes historiques repérables. Ainsi, l’un des plus fréquents au monde est d’origine mongole, parallèle à l’invasion d’une fraction énorme de l’Ouest de l’Eurasie par des soldats qui donnaient le choix aux villes et aux villages, de se rendre, et de conserver la vie, ou de se battre au prix de l’exécution de tous les hommes, et du viol systématique des femmes…

Mais, de façon un peu plus profonde, on peut analyser l’origine de notre groupe de primates sociaux à partir de la cartographie comparée de nos chromosomes. Nos cousins anthropomorphes (chimpanzés, gorilles, orang-outangs...) ont ainsi 48 chromosomes, 46 paires non sexuelles (autosomes) et une paire sexuelle, XX pour les femelles et XY pour les mâles. C’est la même chose pour nous à ceci près que nous n’avons que 46 chromosomes, 44 autosomes, et XX ou XY. Que s’est-il donc passé ? L’analyse morphologique de ces chromosomes donne une réponse sans ambiguïté : deux des chromosomes de notre ancêtre commun avec les grands singes ont fusionné en un seul. Il s’agit donc d’une « aberration chromosomique » typique, très banale (et qu’on tend souvent, pour une raison ou une autre, à éliminer, lorsqu’on pratique le « diagnostic génétique » : si notre ancêtre avait eu ce savoir technologique, il ne nous aurait peut-être pas permis de naître !)

Or cette situation est intenable à long terme. La descendance est assurée par les cellules sexuelles, les gamètes, qui divisent les paires de chromosomes en deux ensembles en principe égaux (à l’exception du chromosome sexuel, qui décidera du sexe de l’enfant à venir). Les gamètes de l’individu (probablement mâle, parce que la probabilité qu’il ait une descendance nombreuse est plus élevée que celle d’une femelle) vont se répartir en deux familles : une famille avec 23 chromosomes, et l’autre avec 24. Lors de la fertilisation d’un ovule normal (24 chromosomes, à cette époque reculée), cela donnera des individus de deux types, à 48 chromosomes, comme leurs grands-parents, et à 47 chromosomes, comme leur père. Il est probable que les individus à 47 chromosomes étaient un peu différents de ceux qui en avaient 48. Cela pouvait changer des propriétés régulatrices, résistance aux maladies, température du corps, préférences alimentaires, que sais-je ? Nos ancêtres étaient des primates sociaux, formant donc des groupes de quelques dizaines d’individus. Ils interagissaient et échangeaient (l’exogamie est souvent la règle) quelques partenaires d’un groupe à l’autre.

Au bout d’un certain temps (quelques générations), on peut penser qu’une certaine affinité, la résistance à une maladie particulière, ou l’abondance d’une nourriture préférée a conduit un groupe à s’enrichir en membres à 47 chromosomes (cette fois comprenant des femelles). L’accouplement de deux partenaires à 47 chromosomes donnait alors un résultat nouveau : deux types d’individus pouvaient coexister, ceux qui avaient, comme les ancêtres, 48 chromosomes, ceux qui ressemblaient à leurs parents, et un groupe entièrement nouveau, d’individus à 46 chromosomes, cela dans la proportion théorique de ¼, ½ et ¼. Ces derniers devaient sensiblement différer des leurs frères et sœurs. On peut imaginer toutes sortes de choses : qu’ils aient été résistants à une maladie fréquente, qu’ils aient perdu leurs poils (et les parasites qui vont avec), ou qu’ils avaient une meilleure régulation thermique, sans parler de modifications du comportement... Le chromosome 2 code un gène permettant la récupération de l’iode par la thyroïde, par exemple. Il est alors plausible qu’ils se soient rapidement isolés des autres groupes. Alors commençait le destin du genre Homo ou de l’espèce Homo sapiens (on ne sait pas à quel moment cette fusion chromosomique a eu lieu). L’histoire continue d’ailleurs, puisqu’un petit pourcentage d’enfants humains naissent avec 45 chromosomes, résultat d’une nouvelle fusion...

La morale de l’histoire est qu’Adam et Ève se sont dilués pendant quelques générations, peut-être quelques dizaines de générations ! Et cette morale est générale : on peut imaginer des scénarios aussi simples à l’origine de la vie. Mais notre éducation occidentale est adamiste, et nous aurons bien du mal à oblitérer le besoin d’une date de naissance.

A pour Andromède : la biologie et ses lois

Publié en octobre 2013.

On compare volontiers l’information génétique à un programme abstrait que les êtres vivants se contenteraient d’exécuter. À tort. Car cette conception du vivant occulte les contraintes matérielles pesant sur la réalisation concrète d’un tel programme. La croyance en l’existence d’un « gène de l’intelligence » ou d’un « gène de l'obésité », participe de la même erreur. Dans une pièce de théâtre jamais publiée, Le Puits de Syène, Jacques Monod mettait en scène le combat entre la Science et tous les obscurantismes (sans oublier la quête du pouvoir et de la gloire), en Égypte hellénistique. Le héros auquel Monod s’identifiait visiblement, Épistémos, s’écriait : « Asservir la nature?... Étrange expression. Pour y parvenir, Philokratos, il faut d’abord la respecter, l’écouter, lui obéir. C’est ce que j’essaie de faire, maladroitement. Vois cette toupie. Je puis la lancer, non l’asservir; ce n’est pas à moi qu’elle obéit, mais à une loi (…), une loi que j’ignore encore ». Tout à l’opposé de ce que Monod devait écrire plus tard, il s’agit là d’une vue de la science qui ne laisse rien au hasard, et qui propose en fait que la biologie, comme la physique, obéit à des lois. Mais pourquoi diable ces lois sont-elles si difficiles à mettre en évidence et si rarement comprises ?

C’est que la biologie n’est pas aussi naturellement proche de notre réflexion que ce qu’on pourrait, nous, organismes vivants, penser. La raison centrale de cette difficulté est que ces lois sont extraordinairement abstraites. Elles sont en fait de même nature que ces théorèmes qui sont l’apanage des mathématiques. Cependant elles sont, nécessairement, mises en œuvre dans un univers matériel, où les contraintes, parfaitement anecdotiques par rapport au contenu des lois, en masquent la présence. C’est ce qui fait que lorsqu’on étudie la vie, on voit d’abord l’extraordinaire variété de la surface des choses, pour oublier les fonctions sous-jacentes et leurs lois. Une observation macroscopique montre que les oiseaux et les chauves-souris volent, les poissons et les dauphins nagent. Mais pour cela ils utilisent des structures bien différentes. À l’échelle microscopique il en va de même : toutes sortes d’édifices moléculaires ont une fonction identique, alors que des édifices voisins ont des fonctions bien différentes. En quelque sorte, si l’on veut manger sans toucher sa nourriture avec la main, on peut utiliser une fourchette ou des baguettes, objets bien différents… Mais on retient les structures, pas les fonctions, et l’on tend même à croire que la structure dit la fonction ! Cela fait que peu d’auteurs ont compris l’importance de rechercher la nature abstraite de ce qui fait la vie et que la plupart se contentent d’un inventaire à la Prévert, qu’il faut mémoriser sans comprendre et qui donne à la biologie l’image d’une collection d’exceptions à de rares règles.

L’animisme de l’ADN

Dans ce contexte d’incompréhension généralisée, l’astrophysicien Fred Hoyle est sans doute l’un des auteurs populaires de science-fiction qui a le mieux mis en valeur la nature abstraite de la biologie, et son lien – évident mais rarement présent à l’esprit – avec l’information. Après The Black Cloud, publié en 1957, et fondé sur une vue très abstraite de la vie, Hoyle écrit avec le vulgarisateur populaire de la BBC John Elliot, A for Andromeda, (publié en 1962 à partir du scénario d’une série télévisée, et réédité en 2012), où il imagine l’action à distance, sur Terre, d’une civilisation intelligente située dans la Grande Nébuleuse d’Andromède. L’intérêt de cette fiction est que c’est une information qui est transportée, et non pas les traditionnels petits-hommes-verts, et qui sert de système envahissant et manipulateur.

Un groupe d’astronomes britanniques, au cours de son analyse du ciel – dans un effort qui n’est pas sans rappeler le programme SETI, toujours en activité – repère dans ce qui est devenu aujourd’hui la galaxie d’Andromède un signal électromagnétique qui ne paraît pas aléatoire. Le savant qui analyse les ondes électromagnétiques venues du ciel se rend compte qu’il ne s’agit pas de hasard, parce que ce signal est clairement envoyé sous forme répétée par ce qui ne peut être qu’une intelligence émettrice (cela permet d’ailleurs de le reconstituer en entier, puisque la rotation de la Terre l’occulte chaque jour en partie). Il comprend alors qu’il s’agit d’un message, et que ce message a la propriété d’un programme informatique. Il l’utilise comme algorithme dans un ordinateur d’avant-garde qu’il construit dans les brumes du nord de l’Écosse avec des fonds du ministère de la Défense. Il comprend d’abord que cet algorithme est une sorte de notice de construction, qu’il faut interpréter en combinant le calcul de nombreux petits ordinateurs de prétraitement des données, qu’on introduit ensuite dans le supercalculateur. Cet algorithme commence par poser des questions sur la nature chimique de la matière vivante, puis propose un scénario de synthèse de tissus vivants. L’objet ultime de ce message est de prendre le contrôle de la vie terrestre.

Ce qui est remarquable dans cette fiction c’est que la vie y est vue comme la mise en œuvre d’un système programmable. Le comportement humain lui-même opère comme un intermédiaire de traitement de messages digitaux. Mais, et c’est une confusion absolument générale, ce scénario confond le programme avec sa réalisation, sa mise en œuvre. C’est là que réside la profonde ignorance, largement partagée, de ce qu’est la vie. En quelque sorte il s’agit d’une vision animiste, qu’on pourrait nommer « l’animisme de l’ADN ». Cela se résume ainsi, dit par l’astronome qui a découvert le message extra-terrestre: « Si nous sommes capables d’utiliser l’ordinateur comme dispositif de contrôle, et si nous pouvons construire un réacteur chimique qui puisse agir à partir de ses instructions au fur et à mesure qu’elles apparaissent – en fait, si nous pouvons réaliser un synthétiseur d’ADN – alors je pense que nous pourrons commencer à construire des tissus vivants. » Il n’est pas difficile, aujourd’hui de trouver partout des affirmations de ce genre à propos du génome des organismes vivants, fondées sur l’occultation involontaire de ce qui est pourtant une évidence : pour lire un programme il faut une machine ! On sait bien pourtant qu’avoir un CD avec un système d’exploitation du dernier cri ne sert à rien s’il n’est mis dans un ordinateur, et qu’il faut encore que cet ordinateur soit compatible…

Incompréhensions

Ainsi, en complément d’une vision tout à fait presciente de la vie on trouve dans ce livre les incompréhensions – je devrais dire les travers – les plus répandus de ce qui est appelé de nos jours « biologie synthétique » ainsi que du discours médiatisé sur le texte des génomes, à savoir la confusion entre programme, expression d’un programme, et machine capable de lire et d’exprimer le programme (on l’oublie toujours, cette machine !). De même que pour beaucoup il existe des « gènes de » tout (de l’intelligence, des maladies, de l’obésité, du grand âge…), dans le roman écrit par Hoyle, le programme suffit à déterminer et même à produire la forme finale de l’organisme dont il prescrit la genèse. C’est comme si la recette de cuisine produisait le plat ! Cette profonde incompréhension de ce qu’est la vie, et du rôle central du codage, est si répandue qu’on doit se demander tout simplement si elle ne provient pas d’une réelle difficulté mentale.

De même qu’une proportion importante de la population est réfractaire à la pensée mathématique (souvent, curieusement, confondue avec l’aptitude au calcul mental), de même il n’est sans doute pas naturel de comprendre la nature profonde de la biologie. Mais ce qu’on accepte pour les mathématiques – peu de personnes auraient la prétention de parler de telle ou telle propriété mathématique – on ne l’accepte pas de la biologie. Chacun peut parler de cette science, donner son avis sur la sélection naturelle, l’évolution des espèces ou les bienfaits ou les méfaits du génie génétique. Et ce sont les caractères les plus anecdotiques, les accidents, les variations qui sont bien sûr mis en avant, pas les lois du vivant. C’est que comprendre la biologie demande un long travail, peu compatible avec les tendances paresseuses du moment : comprendre cette loi centrale qu’est par exemple le codage dans la relation entre la mémoire du génome et son expression, suppose comprendre le concept de récursivité (mettre en œuvre une procédure qui fait appel à elle-même pour déterminer l’enchaînement des événements). Or ce concept a fourni à Douglas Hofstadter le sujet d’un livre de plus de six cents pages : Gödel, Escher, Bach. An Eternal Golden Braid (qui a cependant mérité le Prix Pulitzer, en 1979)…

Admiration ou plagiat ?

Publié en février 2011

La contrefaçon est punie par la loi. Et c'est bien ainsi : il est normal et sain de rendre à son auteur sa création. Au surplus, le plagiat ne fait que mettre en évidence la vénalité, l'indigence de la pensée et la nullité du cerveau des plagiaires. Mais cette pratique est-elle universelle ? Comme dans beaucoup d'autres domaines, il faut considérer le plagiat, ou plutôt la copie servile, dans son contexte particulier. Ailleurs, en Asie par exemple et plus particulièrement en Chine, les choses sont bien différentes de ce qu'elles sont en Occident. Ou, plus exactement, il faut distinguer l'intention – retrouvons les jésuites – qui se cache derrière l'imitation, ou l'acte pur et simple de la copie. Il faut aussi, bien sûr, comprendre l'importance de la création et le rôle de ses auteurs.

Sans revenir à Confucius comme on le fait presque toujours, choisissons Lü Buwei (呂不韋), et ses Annales du Printemps et de l'Automne (Lüshi chun qiu 呂氏春秋). « Ainsi, et c'est un principe général, apprendre ne permet pas de développer, mais plutôt de promouvoir la nature dont le Ciel a doué chacun. Être capable de conserver intact ce que le Ciel a donné et ne pas le détruire – c'est ce qu'on dit ‘‘exceller en apprentissage’’ ». 4.孟夏紀 / 3.2 « Soyez appliqués à chanter et réciter vos leçons » 4.孟夏紀 / 3.3 Et, de fait, que ce soit en architecture, en peinture, en sculpture, en calligraphie, le commun des mortels est tenu de recopier, aussi fidèlement que possible, l'art du passé. C'est ce qui fait que les monuments chinois sont toujours neufs. Le respect occidental des vieilles pierres, parce qu'elles sont vieilles, n'est pas là-bas directement compréhensible. Vénérer le créateur d'une œuvre n'est pas le laisser vieillir et mourir, encore moins le momifier.

Cette façon de copier est si prégnante en Chine qu'elle donne lieu à des détournement. Et l'Université de Hong Kong, par exemple, a dû publier à l'usage de tous ses étudiants un petit manuel, Qu'est-ce que le plagiat ? C'est qu'il est si courant là-bas (mais, avec l'usage de l'Internet, la plaie est devenue mondiale) de préparer exposés, cours, livres et articles originaux en copiant servilement des modèles plus ou moins bien choisis qu'il fallait réagir, et sévir. Pourtant ce n'est qu'une interprétation très superficielle des textes qui permettrait le plagiat. Si copier ce qui à l'évidence revient à un auteur est bien permis, c'est tout simplement parce que l'œuvre copiée est si connue que l'auteur y brille encore. Dans le plagiat, au contraire, l'auteur n'est pas cité, et le plagiaire fait tout pour qu'on l'ignore. Or les textes chinois sont clairs à ce propos : il faut absolument connaître et faire reconnaître l'auteur. Lü Buwei à nouveau : « La profondeur de l'étude repose sur le respect des maîtres [...] Si l'élève ne peut ni être transformé ni prêter attention à l'enseignement, mais fait selon son désir, alors l'espoir que son nom soit reconnu et sa personne en sécurité est comme ‘’tenir un objet pourri et vouloir sentir un parfum’’ ou ‘’avoir horreur d'être mouillé et aller à l'eau’’. » 4.孟夏紀 / 2.1. Le véritable plagiat est donc tout aussi condamné en Chine qu'en Occident.

L'intention maintenant. Les peintres académiques du XIXe siècle, qui ne sont pas si mauvais, plagiaient thèmes et même façon de peindre. Mais ce n'était pas par paresse, par désir lucratif, ou pour s'épargner le dur labeur de la feuille blanche chère à Mallarmé. Stravinski reprenait Pergolèse, ou réorchestrait Bach. Utiliser l'œuvre d'un géant pour la mettre en valeur et en découvrir des formes inattendues, inventer un nouveau style sont d'excellents prétextes à création. Un site commercial de détection du plagiat dans l'art écrit d'ailleurs : « l'originalité n'est que du plagiat pas encore détecté ! » Le vrai plagiat, celui qui est condamnable, est celui qui copie de façon servile, sans le dire, et pour tirer profit de l'inventivité de l'autre, sans le faire connaître. 

On se plaint souvent de l'Internet à ce propos, puisqu'il est si facile de copier-coller. Mais l'Internet a aussi très exactement le pouvoir inverse, au moins lorsqu'il s'agit d'un texte : bien souvent, il permet de retrouver immédiatement la source plagiée. Il suffit pour cela de copier une phrase du texte dans le champ de recherche d'un navigateur, et tout ce qui lui ressemble s'affiche. Et dans le domaine scientifique il existe déjà toutes sortes de logiciels qui permettent de découvrir des similitudes, même lorsque le plagiaire a pris soin de modifier l'ordre des mots ou des phrases qu'il copiait. eTBlast par exemple affiche tout ce qui ressemble à un texte en anglais dans plusieurs bases de données d'articles scientifiques. Cela permet non seulement de trouver les plagiaires, mais aussi d'identifier les experts d'un domaine particulier. Déjàvu est un site qui identifie les doublons d'articles dans le domaine de la biologie et de la médecine. On y découvre souvent des auto-plagiats (des articles publiés en deux endroits différents par un même auteur), mais aussi de vrais plagiats, bien plus nombreux qu'on ne pourrait croire. Comme toujours l'effet de masse renforce le sentiment désagréable que nous entrons dans une ère particulièrement corrompue, mais le plagiat existait déjà dans l'Antiquité. De même les nouvelles technologies ne sont ni bonnes ni mauvaises, elles sont ce que nous en faisons. Et si l'internet est si coupable, ne peut-on craindre plutôt qu'il ne serve à suivre les faits et gestes de chacun, sous prétexte de retrouver les plagiaires?

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