pseudo-hasard
L'assertion de Turing (« le problème de l'arrêt est indécidable ») mène à mon résultat établissant que la probabilité d'arrêt est aléatoire ou plus exactement constitue de l'information mathématique irréductible

Gregory J. CHAITIN


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Entretien avec Émile Noël, 1991

Cet entretien est un entretien oral (ce qui implique les très nombreuses maladresses inhérentes à l'expression orale) : Le Hasard aujourd'hui (Le Seuil 1991). Il explicite mon refus du hasard comme entité intrinsèque, choix méthodologique essentiel qui a guidé ma recherche au cours des années. En particulier ke rôle de la contingence qui réunit des séries causales indépendants, est consacré au sein même des génomes, comme nous l'avons montré en 1991 à un moment où cela n'était perçu que comme anecdotique, par l'omniprésence des transferts génétiques horizontaux. Sur un autre plan, il  explique ma participation épisodique à l'Oulipo (l'Ouvroir de Littérature Potentielle) et mon intérêt pour les contraintes en apparence arbitraires de l'orthographe.

Émile Noël : La biologie aujourd’hui, ce n’est pas que la biologie moléculaire, mais c’est quand même cette biologie-là qui est la plus actuelle, la plus évolutive. On a tendance à la considérer comme la « biologie de pointe ». Le hasard est-il présent dans ce secteur de recherche ? Objet d’étude ? Concept utile ? inutile ? Quel est le statut du hasard en biologie moléculaire ?

Antoine Danchin : Pour chacun d’entre nous, puisque la biologie moléculaire a été en grande partie créée par la personnalité de Jacques Monod, le hasard intervient de façon presque évidente via le titre de son livre, Le Hasard et la Nécessité. Mais on peut s’interroger sur la validité du choix des termes de Monod lui-même, en particulier du choix du terme « hasard ». Il est assez remarquable que l’épigraphe qu’il a mise à son livre — « Toutes choses dans la nature sont le fruit du hasard et de la nécessité » — et qu’il a attribuée à Démocrite n’existe pas dans Démocrite. En fait, le hasard n’est pas du tout une notion grecque. Les Grecs avaient peut-être une notion de contingence, d’interactions de séries causales indépendantes créant une nouvelle série causale, mais pas de notion de hasard. D’ailleurs le hasard intrinsèque, à mon sens, ne pourrait pas réellement être une notion scientifique. En réalité, ce que l’on trouve ches les Grecs présocratiques, à côté de Démocrite, c’est une phrase de Leucippe qui dit : « Rien dans la nature ne devient par soi-même, mais tout est le fruit d’une loi et de la nécessité. » Une loi, ce n’est pas du tout le hasard. Ce qui, selon moi, est très important dans tout ce qui concerne la biologie moléculaire actuelle, c’est la découverte et la création de modèles des lois biologiques.

ÉN : Est-ce que ce ne serait pas la conséquence d’une mauvaise traduction, par « hasard ». En tout cas, on peut penser que Jacques Monod a cité cette phrase de bonne foi. Il croyait vraiment qu’elle était de Démocrite.

AD : Oui. Je pense que c’était un modèle généralement représenté des atomistes qui voulaient exprimer non pas le hasard intrinsèque, mais le fait qu’il y a un grand choix dans la variété préexistante, et c’est effectivement dans ces conditions que naît la vie, c’est à dire dans un choix de variétés. Mais il n’y aurait pas du tout de création de système vivant, il n’y aurait pas d’origine de la vie, en fait, s’il n’y avait des contraintes extrêmement strictes. Ce qui est très remarquable aujourd’hui, c’est que l’on peut commencer à comprendre quelles sont ces contraintes.

ÉN : Vous venez d’introduire ma seconde interrogation qui portait sur l’origine de la vie. Le hasard a-t-il joué un rôle quelconque dans l’apparition de la vie ?

AD : Je vais essayer de vous montrer en quoi elle ne se rapporte pas au hasard proprement dit. En fait, dans les modèles actuels de l’origine, très longtemps on a pensé à une soupe prébiotique, c’est-à-dire à une espèce de bouillon de culture dans lequel serait née la vie et dans lequel, en effet, agirait un grand hasard. Ce modèle est inadéquat, comme cela a été montré en particulier par Cairns-Smith et par Wächtershäuser récemment. L’idée nouvelle de l’origine est, au contraire de ce qui se passe dans une soupe, l’idée d’un tri sélectif extrêmement puissant à la surface de solides. Et c’est le tri de réactions chimiques se produisant à la surface de certains solides qui va pouvoir créer les polymères vivants et le métabolisme général de la vie. En fait, on se rend compte que, justement, on est très loin du hasard, que seules certaines familles de réactions peuvent avoir lieu, en particulier tout ce qui maintient à la surface certaines classes de molécules. Seules peuvent rester en surface, par exemple, les molécules assez fortement chargées négativement : dès qu’elles ne le sont plus, elles s’échappent dans cette solution, elles se diluent, elles disparaissent. Donc, le hasard n’intervient que relativement peu dans ces conditions ; on a la construction en surface d’un métabolisme. Là où intervient, au sens non pas profond mais superficiel, du hasard (ce que je préfère appeler de la « contingence ») c’est dans la combinatoire des premières molécules. De la même manière que nous roulons aujourd’hui à droite, certaines molécules vont se construire avec une symétrie miroir d’un certain type. Et l’on peut rapporter au hasard le fait de rouler à droite. Autrefois, sur les routes du Moyen Âge jusqu’à Napoléon, on roulait, en fait, à gauche. Pourquoi roulait-on à gauche ? Parce qu’on avait l’épée sur le côté gauche et qu’en cas de mauvaise rencontre, il valait mieux l’avoir dans sa main droite, donc vers le centre de la route. Si l’on était brigand, évidemment, il en allait de même. Napoléon, qui a voulu rapidement changer ces mauvaises pratiques, a imposé le changement radical : au lieu de rouler à gauche, rouler à droite. Ce qui, d’ailleurs, n’a pas été fait en Angleterre. On voit très bien comment un point de départ — rouler à gauche ou à droite — est contingent : on peut commencer d’un côté ou de l’autre, mais, une fois qu’on a fait ce choix, on est obligé de s’y maintenir, sauf si une divinité extérieure, en l’occurrence Napoléon, intervient pour réorganiser l’ensemble. Cela veut donc dire qu’au début on a une certaine famille de molécules qui vont commencer à se construire. Si elles prennent un chemin convenable qui leur permet de continuer à construire d’autres molécules — et c’est ce qui est arrivé au système vivant, elles sont piégées dans les premiers choix qu’elles ont faits. C’est cela qu’on pourrait imaginer comme hasard et que j’appelle, moi, « contingence ».

ÉN : Le choix, pour les protéines, de tourner à droite plutôt qu’à gauche ?

AD : Pour les acides aminés, en fait. ou pour l’ADN, par exemple, en effet, de faire une hélice qui tourne à droite plutôt qu’à gauche (elle tourne d’ailleurs, dans certains cas, à gauche), mais c’est vrai que, quand les premiers enchaînements ont été faits, ceux-ci imposent les suivants. Le choix fait, peu importe le choix initial, il impose la suite. Il y a donc une certaine non-contrainte au début qui, ensuite, impose des contraintes. Ce qui va donc importer, c’est la création de lois biologiques, c’est-à-dire de règles de correspondance entre les différents objets biologiques. Et cela, c’est quelque chose qui, probablement, doit extrêmement peu au hasard. Seules certaines combinaisons, en nombre extrêmement restreint peuvent permettre ce qui donne lieu aujourd’hui à la vie.

ÉN : Cela, on peut le comprendre, mais il reste la question de savoir pourquoi ça tounre à droite plutôt qu’à gauche.

AD : Eh bien, de la même manière que, quand on a une symétrie, elle n’est pas nécessairement le cas le plus stable, on a été obligé de choisir. Cela a été ou la droite ou la gauche tout simplement parce que l’équivalence entre droite et gauche était instable. Donc, une fois qu’on est tombé d’un côté ou de l’autre, on a choisi définitivement. C’est ce choix premier qui peut être considéré comme au hasard, d’une certaine manière, mais qui est entièrement contraignant pour la suite.

ÉN : Mais il est bien vrai que cette bascule d’un côté plutôt que de l’autre est …

AD : … contingente.

ÉN : D’accord. Cela aurait pu très bien être dans l’autre sens.

AD : Absolument. On pourrait effectivement imaginer une vie totalement miroir de la nôtre. Il ne s’agit aucunement d’un hasard intrinsèque : on peut avoir une causalité entièrement déterministe qui ait mené à ce choix. Simplement il ne faut pas confondre « déterminé » et « prévisible ».

ÉN : Est-ce à dire que, pour le moment, nous ne sommes pas capables de savoir pour quelles raisons cela s’est orienté de ce côté plutôt que de l’autre ? Une cause initiale nous échapperait-elle encore ?

AD : Il me semble que cette cause initiale est purement contingente. De la même manière que la tuile qui me tombe sur la tête un jour de grand vent est une série causale indépendante de moi, mais qui aura un conséquence considérable par la suite. À mon sens, il ne s’agit pas de hasard au sens de hasard intrinsèque. Il s’agit simplement de croisement de routes. Il y a eu une cause qui produit, localement, par exemple, une concentration légèrement supérieure d’acides aminés de type L (des acides aminés dont la symétrie en miroir est d’un certain type), plutôt que de l’autre type (le type D) : c’est cela qui a été simplement le point de départ. Simplement parce qu’on ne pouvait pas maintenir (aucune loi n’aurait pu le faire) l’équivalence exacte des concentrations locales. Comme aucune divinité ne pouvait maintenir ces concentrations exactes, il y avait nécessairement en un lieu un peu plus d’un type que de l’autre. Si c’est en ce lieu que les premières polymérisations se sont faites, le système s’est enclenché, et il ne peut plus revenir en arrière.

ÉN : Cela fait penser à ce que l’on dit quelquefois à propos de la matière et de l’antimatière. Une hypothèse propose que l’antimatière ait été complètement annihilée simplement parce qu’il y avait initialement jsute un peu plus de matière.

AD : Tout à fait. C’est exactement ce que l’on dit lorsqu’on parle de rupture de symétrie. On a souvent trop tendance à croire que la symétrie c’est l’équilibre, que la symétrie est nécessaire. En réalité, elle est, la plupart du temps, impossible à maintenir. Par conséquent, cela bascule d’un côté ou de l’autre, peu importe lequel.

ÉN : Peut-on en déduire que la vie ne pouvait pas ne pas apparaître ?

AD : C’est très, très différent. Je crois qu’on ne peut pas du tout dire cela. Il existe un très grand nombre de contraintes à l’apparition de la vie. Je peux vous décrire un scénario assez détaillé. Chacune des étapes de ce scénario sera relativement simple, mais ces étapes sont très nombreuses. La probabilité de réussir la chaîne dans le bon sens est, à mon avis, relativement faible. Pour cette raison, il est difficiles d’affirmer que la vie existe ailleurs. On ne peut pas davantage affirmer le contraire.

ÉN : Chaque séquence de la chaîne est-elle indispensable à l’apparition de la suivante ?

AD : Au moins en partie. Ce qui est surtout indispensable, c’est la fabrication des petites molécules de base. Il est probable que cela sse fait dans pas mal d’endroits. Disons que, dans tous les endroits où l’on a des surfaces d’un genre proche de celles de la Terre, il est probable que le métabolisme carboné se fait. Il n’y a rien d’anormal à la chimie organique de surface, rien d’anormal non plus à la fabrication d’un grand nombre de polymères. Maintenant, que ces polymères se correspondent les uns aux autres, cela commence à devenir beaucoup plus contraint par les premières étapes. On ne peut pas faire un calcul de probabilités sur les chances de vie ailleurs, du moins la vie telle que nous la connaissons.

ÉN : Ces polymères doivent être susceptibles d’une certaine stabilité, et, ensuite, capables de se reproduire.

AD : Ces aspects-là ne sont pas nécessairement trop difficiles. Le plus important, c’est qu’ils puissent jouer d’une correspondance d’une classe à une autre classe de polymères.

ÉN : Se combiner, en quelque sorte ?

AD : Non. C’est véritablement une traduction : un texte spécifie un autre texte et le second texte manipule le premier. C’est cela le principe de la vie. C’est un faux cercle. Ce n’est pas seulement un miroir, c’est justement une transposition. Cette transposition permet de se regarder soi-même. De la même manière, d’ailleurs, que ce que nous sommes en train de faire, grâce au langage, parler de la vie alors que nous sommes vivants.

ÉN : C’est une boucle évolutive.

AD : Une boucle qui va avoir comme conséquence l’évolution, oui, mais une boucle qui a la propriété de pouvoir se contempler elle-même. La création d’une boucle de ce genre n’est certainement pas élémentaire — on pourrait imaginer d’autres types de polymères qui répondent à la question, mais je ne pense pas que l’on puisse en aucune manière faire le moindre calcul de probabilités pour savoir si ça peut avoir lieu ailleurs. Tous les maillons de base sont probables, mais leur combinaison, elle, est très particulière.

ÉN : Quand vous dites « se contempler », c’est une métaphore. Avez-vous une autre façon de formuler cette faculté particulière ?

AD : La seule façon que j’imagine, c’est le magnétoscope. Vous avez un écran de télévision et une caméra vidéo. Vous pouvez donc, avec cette caméra vidéo, regarder le monde. Elle vous donne alors une image du monde. Mais si, tout d’un coup, vous la tournez vers le téléviseur, il apparaît des structures qui ont des propriétés tout à fait nouvelles, tout à fait originales en elles-mêmes. Elles sont limitées par un certain nombre de contraintes, mais elles sont tout à fait originales. Pourquoi est-ce que l’on peut faire cela ? C’est que l’image — donc les photons lumineux — est transformée en signaux électriques traités d’une manière très particulière, signaux qui, à leur tour, peuvent remanipuler les photons. Si cette transposition des photons lumineux en signaux électriques était impossible, cette caméra ne pourrait pas se renvoyer sa propre image qu’elle regarde pour se la renvoyer et ainsi de suite. Si on réalise cet enchaînement, on voit apparaître des espèces de spirales extrêmement approfondies, éventuellement des structures pulsatiles, en fait toute une série de phénomènes tout à fait originaux qui sont, disons, émergents et nouveaux précisément parce qu’on a créé une transposition d’un objet matériel — en l’occurrence les photons — en un autre objet matériel, des signaux électriques cette fois.

ÉN : On appelle cela « larsen-image » dans le jargon audiovisuel. Si j’ai bien compris, les différentes séquences sont, en elles-mêmes, plutôt probables, mais leur combinaison présente un degré de probabilité qui n’est pas estimable.

AD : Ce qui ne veut pas dire improbable. Simplement je ne vois pas comment on pourrait l’évaluer, du moins en l’état actuel.

ÉN : C’est à cause d’un haut niveau de complexité ?

AD : Ce n’est pas extrêmement complexe, non. Je pense que ce sont de petites étapes… C’est de la conjonction-disjonction. Simplement, il y en a beaucoup. Curieusement, je pense qu’on est encore très proche de l’origine, en réalité. Dans la vie d’aujourd’hui — c’est là qu’intervient d’ailleurs la biologie moléculaire —, on voit encore très clairement beaucoup des traces de l’origine. C’est l’une des choses les plus frappantes, je trouve, qui soient apparues récemment. Nous sommes proches de l’origine, mais on ne peut pas dire que les étapes qui ont créé ce qui apparaît aujourd’hui soient ou non probables. Disons qu’il est encore très tôt. Peut-être s’apercevra-t-on qu’il n’y avait que très peu de chemins possibles, et que celui-ci était très probable. Dans l’état actuel on doit surtout avouer son ignorance.

ÉN : En fait, il y a un très grand nombre de contraintes, mais, si ces contraintes sont respectées, la vie est hautement probable.

AD : D’une certaine manière, oui. Mais le problème, c’est l’enchaînement, plus que les contraintes.

ÉN : La combinaison des contraintes.

AD : Si, dans l’enchaînement, interviennent des phénomènes du genre de la tuile que l’on mentionnait tout à l’heure, alors, cela devient très improbable. C’est tout ce que l’on peut dire. On n’en sait pas davantage à l’heure actuelle.

ÉN : Revenons à cette notion de hasard… Dans le fonctionnement de la vie, le hasard, ou, du moins, un aspect hasard, joue-t-il un rôle ? Quel est le point de vue de la biologie moléculaire ?

AD : Je préférerais, à nouveau, ne pas l’appeler « hasard ». Dès que l’on emploi ce mot, cela revient à dire que l’on ne sait rien sur ce qui se passe. Je préférerais l’appeler « opportunisme ». Je vais essayer de vous donner un exemple pour vous montrer comment procède l’évolution, en particulier l’évolution moléculaire. Vous êtes à votre bureau, vous avez beaucoup de papiers sur la table, vous êtes en train de lire un livre et, derrière vous, la fenêtre est ouverte. Le vent se lève, et les papiers vont se répandre partout. Qu’est-ce que vous faites ? Vous prenez le livre et vous vous en servez comme presse-papier. Cela veut dire al chose suivante : un objet particulier — une molécule par exemple — peut être entiièrement et brutalement détourné de sa fonction pour en prendre une autre. Le livre se transforme en presse-papier. Le plus frappant, dans les molécules du vivant, c’est précisément ce genre d’opportunisme. C’est à dire que certaines molécules, qui, apparemment, ont une fonction très bien définie et pour laquelle on a l’impression qu’elles sont admirablement adaptées, vont brutalement être détournées vers quelque chose qui n’a rien à voir et pour quoi, finalement, elles se révéleront aussi bien adaptées. Le livre comme presse-papier est très bien adapté. L’exemple qui me paraît le plus frappant à cet égard, c’est la formation du cristallin chez les vertébrés. Le cristallin est constitué de cellulles remplies de protéines qui ont la propriété d’avoir une structure vitreuse les rendant parfaitement transparentes. On s’est rendu compte récemment de quelque chose d’incroyable : quand on compare le cristallin d’oiseau, celui d’un amphibien, celui d’une souris et le cristallin humain, on ne trouve pas les mêmes protéines. Comme si, assez curieusement, on avait inventé la même chose plusieurs fois alors que la structure était là. Non seulement ce ne sont pas les mêmes protéines, mais surtout ces protéines sont des enzymes avec des activités qui n’ont rien à voir avec le fait d’être un cristallin. Brutalement, la surproduction de ces protéines dans une cellule a révélé un mélange transparent — comme le blanc d’œuf. On voit donc très bien que c’est typiquement un opportunisme, comme je cas du livre dont je vous parlais. Des cellules remplies pratiquement de n'importe quelles protéines (j'exagère, cela mériterait d'être détaillé) se transforment en une cellule transparente. Comme une cellule transparente est très utile, particulièrement dans le cas d'un cristallin, c'est sélectionné. Vous allez me dire que c'est du hasard, je vous répondrai que c'est typiquement de la contingence, de l'opportunisme.

ÉN : Oui, Ce sont les conditions initiales, provoquant cette nécessité de l'opportunisme, qui restent « hasardeuses ».

AD : C'est la sélection, en réalité. Quand on est dans un milieu très sélectif, pour lequel il y a un réel avantage... Prenons le cristallin. Il est clair que, lorsque des individus variés surexpriment certaines protéines dans certaines cellules, si ces protéines sont transparentes, c'est un avantage immédiat. Aucune divinité ne va s'interroger pour savoir si, finalement, ces protéines servaient à autre chose. Elles sont très bien là maintenant. Elles restent et on les conserve. Je crois que le terme d'« opportunisme moléculaire » devrait apparaître, plutôt que celui de « hasard ». On fait feu de tout bois, en réalité.

ÉN : Ainsi, le mot « hasard » est assez inopportun dans votre domaine. Admettons qu'il ne soit pas très pertinent.

AD : Dans nos disciplines, en fait, nous utilisons très peu le mot « hasard ». Nous cherchons à décrire l'enchaînement des causes. Le hasard s'est introduit chez nous via le livre de Jacques Monod, essentiellement. Mais c'était pour des raisons tout à fait différentes, je dirais des raisons morales, qui sont très marquées par l'époque et par la philosophie de Camus, par exemple, sur la solitude dans le monde, qui ont fait que Monod a choisi cette vision particulière de la biologie. Mais, à mon sens, on utilise peu le hasard ; on cherche à décrire des enchaînements de causes, même si ce sont des causes qui correspondent à des séries n'ayant pas tellement de raisons autres de se croiser réellement.

ÉN : Quand des biologistes comme vous réfléchissent à ces problèmes, derrière la contingence, il y a peut-être aussi cette idée de la solitude dans le monde ?

AD : Pas véritablement. C'est plutôt l'idée de l'intérêt de la variabilité, le fait qu'il y ait pas mal de causes, de choix possibles initialement présentés à chaque système vivant et, précisément, une nécessité : la création des êtres vivants. A la fois, les êtres vivants doivent lutter contre la variété et, sans cesse, utiliser la variété pour évoluer. C'est essentiellement sous cet aspect de production de variété que pourrait réapparaître, si l'on veut, cette idée de contingence essentielle.

ÉN : Une fois qu'un certain nombre de séquences  se sont produites, alors, effectivement, il y a un véritable déterminisme. Les conséquences de ces séquences préalables sont telles qu'on peut les dire déterminées. Il n'en reste pas moins, pourtant, de l'indéterminé, disons plutôt une non-connaissance...

AD : Oui. Une non-connaissance, plutôt que de l'indéterminé. Je crois — c'est un point un peu différent, mais qui peut être très important pour la biologie, la biologie moléculaire en particulier — que l'on peut parfaitement considérer les êtres vivants commen entièrement déterminés. Malheureusement, beaucoup de gens croient, à cause des idées des Lumières, que « déterministe » veut dire « macaniste », « horloger ». Or « déterministe » n'a rien à voir avec cela. On sait parfaitement, depuis, en particulier, Hadamard et Poincaré, qu'un système entièrement déterminé peut être imprévisible. Cela vient tout simplement du fait qu'il est extrêmement sensible aux conditions initiales. Donc, je crois qu'on peut admettre les systèmes vivants comme étant parfaitement déterminés, mais cela n'enlève rien ni au libre arbitre ni a l'immense variété des solutions possibles et de l'évolution. De ce point de vue, je pense qu'il y a un point, j'allais dire « moral », qui apparaît lié à la biologie moléculaire d'aujourd'hui et qu'on devrait mentionner concernant, par exemple, l'eugénisme. Il ne peut pas y avoir d'eugénisme positif. L'eugénisme est toujours absurde en soi, précisément parce qu'un système vivant est construit de telle manière que son avenir est imprévisible. Quelle que soit (sauf des cas tout à fait délétères) la combinaison choisie, on ne peut pas prédire les résultats de cette combinatoire. L'apparition de l'Homme est très probablement le résultat, entre autres, d'une anomalie chromosomique détectable que, sans doute, suivant certains modèles actuels, des gens auraient voulu éliminer rapidement. Nous nous serions ainsi tués nous-mêmes ! Ce qui montre bien qu'il est extrêmement important de comprendre que « déterminé » ne veut pas dire « prévisible ». C'est en ce sens qu'il faut se débarrasser du hasard pour rester déterministe, mais en admettant l'imprévisible, surtout avec le système vivant, produit d'un compromis entre un grand nombre de solutions. Ce compromis résulte d'une compétition entre les différentes solutions. Chaque individu est un compromis.

ÉN : Déterminé, mais libre.

AD : Certainement. Ce qui paraît paradoxal.