pour sauter le menu

Histoire et mémoire en Pologne

§ Marienbourg/Malbork : les Chevaliers teutoniques §

Les ruines imposantes du château de Malbork sont un vestige de la puissance de l'Ordre teutonique. Marienbourg n'était encore qu'une modeste † commanderie lorsque le grand-maître, y fixa son siège en 1309, mais l'ordre était déjà une puissance régionale.

Au coeur de l'État teutonique

La Prusse n'avait d'abord été qu'un front secondaire pour cet ordre militaire fondé vers 1190 à Saint-Jean d'Acre et privilégiant la défense des territoires croisés. Mais c'est en Prusse que les moines-soldats remportèrent leurs principaux succès.

Le duc de Mazovie les y avait appelé pour lutter contre les Pruthènes, païens remuants de Prusse. Grâce à l'appui du pape, les Teutoniques s'émancipèrent de leur protecteur et conquirent pour leur compte la Prusse et la Livonie païenne. La Prusse était donc toute désignée pour accueillir le siège de l'Ordre après la perte de la Terre Sainte en 1291. Une puissance régionale était née, comme en témoignait l'annexion de terres chrétiennes (Dantzig et la Pomérélie en 1308), que des croisés auraient dû laisser en paix.

Le défrichement de grands domaines, une habile spéculation sur les cours céréaliers et les revenus du † commerce hanséatique furent à la base de la puissance teutonique, dont témoignait l'évolution de Marienbourg. Considérablement embelli (construction d'une quatrième aile avec dortoir et d'une vaste église) et agrandi (édification d'un moyen château, remanié en 1383-1389 pour accueillir le palais du grand-maître, puis d'un château bas) en 1310-1345, le siège de l'ordre devint une imposante forteresse.

Son haut château quadrangulaire était typique des châteaux-couvents de Prusse représentatifs du « style teutonique ». En fait, malgré ses spécificités, comme les danskers, des tours isolées faisant saillie et reliées à l'enceinte principale par une galerie couverte, cette architecture militaire n'était pas très originale. Son homogénéité provient du fait que ces châteaux de brique évoluèrent peu après le XIVe siècle.

De Marienbourg, le grand-maître dirigeait une élite de chevaliers — 455 pour la Prusse entre 1228 et 1309 — ayant fait voeux de chasteté, pauvreté (souvent transgressé étant donné le recrutement de plus en plus aristocratique de l'ordre) et obéissance. Ils vivaient dans des commanderies avec des prêtres, moins nombreux et, parfois, des frères. Des convers assuraient sans doute les tâches les plus matérielles. L'ordre comptait aussi des laïcs « familiers » et des « demi-soeurs ».

Celui-ci recrutait presque toujours des Allemands, ce qui n'empêcha pas la fine fleur de la chevalerie européenne, parfois accompagnés de jongleurs et de musiciens, de venir lui prêter main-forte pour les reise, à la fois razzias semestrielles et pèlerinages armés en Lituanie païenne. Marienbourg en marquait la première étape ; le grand-maître y festoyait avec ses hôtes, qui se rendaient ensuite à Königsberg, lieu de concentration des croisés. Ceux-ci rêvaient de se faire adouber en territoire ennemi et de voir leur bravoure honorée par une invitation à la Table du grand-maître, qui dirigeait l'expédition.

Du déclin à la sécularisation

La conversion des Lituaniens au catholicisme (1385), en privant l'ordre de sa raison d'être, la lutte contre le paganisme, le condamnait à un lent déclin. Marienbourg permit certes aux Teutoniques d'échapper au pire, puisque les débris de l'armée vaincue à Grunwald s'y retranchèrent avec succès du 25 juillet au 19 septembre 1410, avant d'arracher une paix favorable à l'ordre (Thorn, 1411).

Celui-ci avait cependant perdu sa supériorité militaire. Affaibli économiquement par les raids polonais périodiques, l'ordre dut composer politiquement avec la noblesse terrienne et la bourgeoisie des villes, deux groupes en plein essor qui constituèrent une Ligue prussienne en 1440. Celle-ci déclara en 1454 son rattachement à la Pologne.

Les circonstances de la chute de Marienbourg, le 8 juin 1457, illustraient le déclin de l'ordre. Faute de chevaliers, il en avait confié la garde à des mercenaires qu'il ne fut plus en mesure de payer. Ceux-ci se dédommagèrent alors en vendant la forteresse aux Polonais… À l'issue de la Guerre de Treize Ans (1454-1466), les Teutoniques perdirent la moitié de leur État. Malgré leurs efforts ultérieurs, ils ne purent jamais renverser la tendance. En 1525, la Prusse teutonique devint une principauté sous vassalité polonaise.

Le passé teutonique : mythes et construction nationale

Le sort ultérieur du château de Marienbourg illustre l'oubli progressif dans lequel sombra le passé teutonique, si ce n'est en Prusse royale, où il était fréquent de comparer les violations des privilèges locaux par la Pologne à la « tyrannie » teutonique. Mal entretenu, puis converti en caserne en 1737-1744, le château fut réaménagé en 1780-1803 pour héberger une garnison prussienne, au mépris du du patrimoine médiéval : fenêtres emmurées, conversion en filature du palais des grands maîtres…

Le romantisme, qui réhabilitait un passé médiéval méprisé au XVIIIe siècle, inversa la tendance. En 1804, les travaux de démolition de Marienbourg furent interrompus grâce à l'intervention du poète von Schenckendorf. À partir de 1816, on entreprit même de redonner au château un aspect médiéval, mais en prenant des libertés avec la réalité historique… Les romantiques polonais, eux, firent du teutonique une métaphore de l'oppression tsariste. Mickiewicz fit ainsi de son héros † Konrad Wallenrod, chevalier Teutonique détruisant l'ordre de l'intérieur, un modèle. Le mot polonais wallenrodizm désigne même un travail de sape patriotique.

L'évolution du nationalisme influença les générations suivantes. Dans Das deutsche Ordensland Preußen (1862), l'historien allemand † Treitschke fit de l'État teutonique le creuset de la nation allemande et un modèle d'administration rationnelle. Cette vision anachronique connut un immense succès . Elle était typique de † l'historiographie de l'époque, qui construisait un passé aux nations alors en formation. La restauration du château de Marienbourg, conduite cette fois pour redonner son aspect authentiquement médiéval, fut ainsi patronnée par l'empereur d'Allemagne à partir de 1881. Il s'agissait d'en faire le pendant oriental du Haut-Königsbourg : un témoignage de la présence séculaire du « génie allemand ».

À la fin du XIXe siècle, le † darwinisme social rendit les nationalismes européens plus agressifs. L' † Europe du Centre-Est fut dès lors perçue comme un champ de bataille sur lequel s'affrontaient Slaves et Germains. Les nationalistes allemands se sentaient menacés par des Polonais barbares, mais prolifiques, et leurs homologues polonais tentaient de résister à la politique de germanisation. Marienbourg et l'Ordre teutonique permettait aux deux camps de projeter dans le passé un conflit bien contemporain.

En 1902, † Guillaume II s'y posa ainsi en restaurateur de l'ordre devant un parterre en costume médiéval, dans une perspective raciste affirmant l'existence d'une lutte éternelle du Germain contre le Slave. Dans l'autre camps, Les Chevaliers teutoniques d’† Henryk Sienkiewicz faisaient des Teutoniques, cruels et perfides, l'envers manichéen des Polonais. Les héros de † Kraszewski ou Sienkiewicz n'étaient plus Lituaniens, mais Polonais, ce qui témoignait d'une lecture de plus en plus nationaliste du passé.

Marienbourg, sous son nom polonais de Malbork, fut annexée par la Pologne populaire en 1945. Ce régime se servit des Teutoniques pour agiter le spectre d'un retour en force des Allemands, mais il exploita peu l'ancienne capitale du grand-maître, reconstruite à partir de 1957. Elle n'apparaissait que furtivement dans l'adaptation cinématographique des Les Chevaliers teutoniques, qui donnait une vision très noire de la Prusse : les pendus remplaçaient les arbres, contre toute logique (quel propriétaire éliminerait sa main d'oeuvre en l'exécutant pour arriérés d'impôts ?). Cette vision transposait en fait au Moyen-âge la terrible occupation nazie, présentée ainsi comme la quinquessence d'un supposé esprit national allemand.

Le château est à l'heure actuelle un haut-lieu touristique, inscrit en 1997 à l'UNESCO, bien loin des enjeux passionnels qui l'ont entouré au plus fort de la confrontation germano-polonaise. La découverte récente d'une fosse commune de 2.000 corps, probablement des civils exécutés par l'Armée Rouge en marge des combat féroces qui ravagèrent la ville pendant six semaines en 1945, pourrait cependant associer la ville à un autre enjeu de mémoire, longtemps tabou, les exactions ayant entouré l'invasion soviétique de 1945.

Haut de page

À lire…

Romans et bandes dessinées

Études historiques

À voir…

Bibliographie de l'article