Samuel GRANICK
Aux origines de la vie : une aurore de pierres
Comprendre ce qu'est la vie suppose au préalable une représentation cohérente de la Nature (Φύσις). Durant plusieurs millénaires, à partir de la réflexion commencée par les penseurs présocratiques, qui distinguaient les Modèles du Monde de la Réalité, les savants-philosophes se sont interrogés sur les principes ultimes, les quatre éléments ou les atomes dont la combinatoire permettait de penser le monde et, au moins à court terme, d'en prédire le comportement.
Notre représentation contemporaine du monde culmine avec la combinaison de quatre éléments centraux (bien différents de ceux des présocratiques), masse, énergie, espace et temps. Cet ensemble est résumé dans la fameuse équation d'Albert Einstein, qui résume le monde en un extraordinaire condensé E = mc2. Pourtant, à peine proposée, cette vision d'un monde où aucun point de vue ne pourrait être privilégié, était suivie par la découverte du comportement énigmatique de l'énergie, à la fois onde et corpuscule, et cela conduisait à l'incertitude de Werner Heisenberg ΔxΔp ≥ h/4π où apparaît l'absence inattendue d'une entité complémentaire, l'information, l'introduisant au cœur même de la physique.
Notre modèle du monde, désormais, combine donc cinq catégories, et organise la Science selon une hiérarchie bien différente de celle que proposait Auguste Comte, en plaçant la Biologie très près de la Mathématique, dont le centre d'intérêt est presque purement l'information (avec cependant, comme l'a remarqué Charles Bennett, une composante temporelle essentielle).
Ce contexte renouvelle entièrement nos interrogations à propos de l'origine de la vie : il s'agit en effet d'y découvrir la façon dont va s'accumuler l'information. C'est ce qu'a résumé Freeman Dyson dans son ouvrage sur le sujet, volontairement intitulé Origins of Life, au pluriel, où il distingue la reproduction, qui peut s'améliorer au cours du temps, de la réplication. La reproduction est fondée sur la genèse progressive de cycles métaboliques de plus en plus compliqués. Et c'est ce qu'il importe de comprendre d'abord, le plus profondément possible, lorsqu'on s'interroge sur l'origine de la vie (abiogenèse).
Il faut pour cela partir de deux extrémités opposées. D'une part le raisonnement conduit assez facilement à comprendre la nécessité de découvrir une compartimentation essentielle pour enrichir peu à peu l'information du système — et elle n'est pas possible dans le brouet empoisonné de la "soupe prébiotique" encore parfois en vogue — et surtout les goulets d'étranglement de l'instabilité métabolique que sont les coenzymes et, bien sûr, les nucléotides, dont l'instabilité chimique est notoire.
Dans ce domaine l'extraordinaire absence de curiosité qui conduit à s'enthousiasmer pour la découverte d'un malheureux acide aminé, produit banal, dans une météorite, est la marque de beaucoup des efforts de ce qu'on a peine à nommer une recherche. La deuxième approche consiste à s'interroger sur ce qu'est la vie, aujourd'hui, et à essayer de remonter le temps. L'analyse du programme génétique des Bactéries, et c'est tout à fait remarquable, conduit à imaginer un scénario plausible d'origine, à la surface de solides en milieu aqueux. Et cela conduit à comprendre que la chimie du carbone est loin d'être suffisante et qu'il faut interroger, bien sûr, la façon dont l'azote, le soufre et le phosphore se sont incorporés à la chimie qui fait aujourd'hui la vie sur Terre. Mais il faut encore ne pas penser que n'importe quoi est possible, et oublier l'absurdité scandaleuse qui a conduit la NASA et le magazine Science à faire croire à certains que l'arsenic pouvait remplacer le phosphore comme élément central de la chaîne formant les acides nuclériques.
Une vue renouvelée de l'origine, fondée sur le point de vue de l'ingénieur (que devrais-je faire pour inventer la vie ?) se trouve à l'Encyclopédie de l'Environnement. Mais ne devrions-nous pas entièrement repenser les circonstances de cette origine, et nous souvenir qu'à l'origine des ordinateurs se trouvent des monstres comme l'ENIAC, alors que nos téléphones portables, très petits, sont le fruit d'une très longue évolution ? Doit-on vraiment considérer les bactéries comme primitives ?