transcultura
Kôm sã pa gudgi, a pa tisgid yé
(Si l'eau ne se trouble, elle ne se décante)

Yèl-bündi Mösé (Burkina Faso)


Table des Matières
Textes complémentaires

IV. Science et Société

Il est de moins en moins habituel aujourd'hui d'imaginer le savant-technicien isolé dans sa tour d'ivoire et ne faisant que très rarement part du contenu de ce savoir ou des modes de sa production à la communauté des ses contemporains. Beaucoup de chercheurs sont sollicités par la pression médiatique, et pensent souvent à soigner leur image plutôt que le contenu de l'information qu'ils souhaitent transmettre. On a ainsi souvent, malgré de très brillants exemples opposés, l'impression qu'un bon vulgarisateur doit être un mauvais savant. Par ailleurs, l'envahissement certain de la culture anglo-américaine tend à privilégier les faits par rapport à la réflexion, comme si ces faits existaient en eux-mêmes. Ainsi, la réflexion sur la Science se trouve éliminée comme une obscénité avec pour corollaire la spécialisation : on admet qu'il existe alors des épistémologues – et il existe des prés carrés maintenus par des titres sans contenu, mais jamais, au grand jamais, un expérimentateur ne peut se permettre ce type de réflexion sur la science qu'il produit (et qu'il met ainsi en cause). Bien sûr, la tendance inverse existe aussi parfois. Elle est utilisée par certains chercheurs pour asseoir leur autorité par une utilisation plus ou moins habile des moyens de communication à grande diffusion. Le vedettariat existe aussi en Science...

Il est difficile de naviguer habilement entre ces deux écueils et il me semble que la contrainte apportée par le travail expérimental permet à la fois d'avoir la modestie qui exclut l'argument d'autorité et de parler de façon pertinente de la science en construction. Il me semble d'ailleurs qu'une tâche essentielle des savants est de créer le contexte approprié à la nouvelle création du savoir. Or, pour cela il faut, au mieux et au plus vite, et le plus clairement possible, diffuser ce savoir. Mais il faut aussi bien garder à l'esprit que les noms qui restent dans l'histoire ne sont que des accidents qui ont permis à tel individu de voir cristallisé sur lui-même un ensemble cohérent de savoirs en construction. Deux noms sont retenus pour la découverte de la double hélice, mais il est certain qu'attendre six mois de plus aurait produit d'autres noms, qui seraient devenus tout aussi fameux. Je considère pour cette raison qu'il est essentiel de participer activement — mais en évitant l'argument d'autorité — à l'élaboration des revues de "vulgarisation" de haut niveau (le niveau le plus élémentaire étant, à mon sens, plus du ressort des enseignants que des chercheurs).

Mais ce travail d'information est nécessairement relié à une réflexion plus profonde sur l'histoire des sciences et surtout sur les modes heuristiques qui ont conduit à l'état actuel de notre connaissance. Très brièvement, ma position s'inscrit dans la ligne développée par les philosophes présocratiques — les premiers créateurs de la science —retrouvée naguère par Claude Bernard et partiellement formalisée par Karl Popper. Pourtant je tiens à souligner que je me sépare nettement de Popper dans ma façon de relier le mode de l'expérience au mode de la théorie. Si, comme Claude Bernard et Karl Popper je pense que la progression du savoir se fait essentiellement grâce à la réfutation des modèles passés —et mon approche expérimentale tend toujours à mettre en évidence un aspect inadéquat des postulats qui la fondent— je sépare nettement les postulats expérimentaux de leur interprétation en axiomes théoriques. Cela implique, entre autre, que la réfutation d'une prédiction expérimentale peut se résoudre soit par une modification de l'interprétation des éléments de la théorie qui y ont conduit, soit, comme le voulait Popper, par la réfutation d'un aspect du modèle sous-jacent à la théorie. Il convient alors de remarquer que ce rôle majeur de l'interprétation, dans lequel le consensus idéologique et culturel (y compris l'argument d'autorité) joue un rôle de premier plan, exclut que l'on puisse faire ce que demandait Popper, tracer une ligne de démarcation permettant de délimiter strictement le domaine de la Science. Les conséquences de cette approche sont nombreuses, tant sur le plan expérimental que sur le plan théorique, et je les ai développées dans un certain nombre d'articles. Elles interviennent aussi dans la conception et l'utilisation des méthodes d'Intelligence Artificielle nécessaires au développement du programme de séquençage des génomes. Dans un autre domaine, au cours de ma contribution à l'effort de la Fondation Transcultura (structure intéressante mais fluctuante qui fut présidée par Umberto Eco* et qui dérivait d'un colloque aux multiples prolongements organisé par Anne Retel-Laurentin en novembre 1983), j'ai développé les raisons historiques et philosophiques qui marquent la spécificité de la Science en Occident, par rapport aux autres modes de production du savoir engendrés par les cultures variées qui forment l'humanité. C'est ce qui m'a amnené à tenter l'aventure de la création d'une structure nouvelle en Chine le HKU-Pasteur Research Centre, au début de l'an 2000 à Hong Kong. C'est cet aspect essentiel du doute, du refus de l'argument d'autorité et de la nécessaire séparation du scientifique et du technique qui ont motivé mon refus de signer ce qui a été connu sous le nom d'« Appel de Heidelberg », et qui voulait stigmatiser l'obscurantisme, contre la science éclairée des savants. Je m'en suis expliqué plus longuement dans la revue de l'initiateur de cet appel, Michel Salomon (en anglais).

L'aspect génératif, créateur, de la méthode provient essentiellement du rôle actif de la réfutation qui permet à la fois de préciser la question qu'on se pose, les interprétations des postulats et des prédictions et de modifier continuellement les postulats initiaux. On retrouvera par exemple une illustration dans mon approche de la génétique moléculaire du contrôle métabolique des synthèses macromoléculaires : il était hautement improbable de trouver d'emblée comment se font ces contrôles, mais on pouvait faire un certain nombre d'hypothèses sur leur mode d'action. La réfutation expérimentale de certains aspects de ces contrôles a permis peu à peu de les préciser et de parvenir aujourd'hui à un modèle très adéquat (mais certainement à affiner encore !)

On remarquera aussi que le fait que la science ne soit pas la découverte d'une réalité en dehors du monde implique une fonction importante des civilisations au sein de laquelle elle est développée. L'activité scientifique et ses conséquences sont fortement tributaires de la façon qu'on a, au sein d'une civilisation particulière, de concevoir la place de l'homme dans le monde. Et, au contraire de ce qu'implique l'arrogance occidentale, le fait même de considérer l'existence d'un Dieu qui présiderait aux destinées du monde n'est pas une donnée universelle. Comme le remarque WANG Bin, de l'Université Zhong Shan de Canton, le concept de Dieu n'est pas directement traduisible en Chinois. Cela a des conséquences innombrables, et en particulier à propos de questions comme celles des droits de l'homme. Il faut écouter d'abord ce que les autres ont à en dire (l'imposition de la publicité n'est-elle pas une violente atteinte aux droits de l'homme, par exemple, avec, plus souvent qu'on ne le croit, des conséquences létales). Et, contrairement à l'opinion répandue un peu partout en occident, il était jusque récemment possible d'en parler ouvertement en Chine...

Longtemps, j'ai surtout essayé de mettre en évidence le rôle des mécanismes épigénétiques dans l'hérédité. Il s'agit en effet d'une famille de concepts qui sont assez peu familiers, même de beaucoup de généticiens. Cela a été au centre de mon second livre, l'Œuf et la Poule



où j'ai développé le thème de l'évolution autour de l'épigenèse. Plus récemment je me suis intéressé aux réflexions qui sous-tendent notre approche des questions d'origine, de l'origine de la vie en particulier, dans un ouvrage paru aux éditions du Seuil à la fin de l'année 1990, Une Aurore de Pierres.

Enfin j'ai justifié mon effort pour développer la génomique par un livre, La Barque de Delphes, paru en 1998 aux Éditions Odile Jacob, puis repris entièrement pour un public anglo-américain, grâce à la contribution d'une exceptionnelle qualité de ma traductrice, Alison Quayle (The Delphic Boat, Harvard University Press).

Pour finir, je tiens à mettre en évidence le fait que toute épistémologie repose sur la connaissance intime des processus qui ont mené au savoir tel qu'il est admis aujourd'hui. Le consensus scientifique est le reflet du moment présent d'une histoire des sciences qu'il convient de connaître en profondeur. Je m'applique donc, lors de la mise en place de propositions théoriques élaborées (mémoire et apprentissage dans le système nerveux, développement du réseau immunitaire, différenciation cellulaire...) à me relier à l'histoire correspondante des modèles biologiques passés. Pour cette raison j'ai écrit plusieurs textes sur le rôle de certains postulats implicites (approche instructive/approche sélective, rôle du codage, par exemple) dans la genèse de notre savoir. Mais cela veut dire aussi que la perception de la dimension historique fait apparaître la dimension politique et la dimension morale. Non seulement "science sans conscience n'est que ruine de l'âme" mais, comme le faisait démontrer Roger Godement dans ses exercices d'algèbre et de logique, prétendre être hors de la politique est clairement faire une politique d'un type bien défini ! Ainsi par exemple, lorsque —après avoir au cours d'une des réunions de réflexion pour la fabrication de vaccins nouveaux contre la coqueluche, j'ai proposé l'utilisation d'un plasmide porteur de la calmoduline pour cloner le gène de la cyclase toxique— je me suis rendu compte qu'en cas de succès nous serions en possession du gène d'une toxine, je me suis demandé ce qu'il conviendrait de faire de ce savoir particulier. Après un temps de réflexion il m'est apparu que la divulgation de la séquence, rendant l'objet accessible à tous, était probablement la meilleure façon d'en empêcher un usage abusif. C'est ce qui fut d'ailleurs convenu au cours d'une réunion sur ce sujet à Cold Spring Harbor au milieu de l'été 1988. Il s'agit là d'une réflexion provisoire, exemple des cas de consciences qui se produisent nécessairement, et qui, à mon avis, méritent une large discussion.

De même, autour des problèmes soulevés par l'approche théorique que j'ai menée avec Jean-Pierre Changeux et Philippe Courrège sur le système nerveux central, ai-je pris une part active au débat d'idées qui entoure la question, mal posée, de l'inné et de l'acquis. Et ce sont des réflexions dérivées de notre savoir génétique, et surtout de notre savoir-faire dans le domaine de la manipulation des gènes et de leur expression, qui ont suscité mes réactions publiques, et en particulier mon intervention dans un enseignement à l'Ecole Nationale de la Magistrature et à la Faculté de Droit de Paris I. On a vu plus haut comment je conçois la notion d'hérédité. Il est clair qu'il existe un mélange intime entre hérédité génétique et hérédité épigénétique dans les manifestations les plus élaborées des performances humaines. Si la biologie a bien son mot à dire par exemple à propos de la mémoire, de l'apprentissage ou de l'intelligence, ce n'est certainement pas comme d'aucuns le voudraient, pour permettre une classification hiérarchisée des êtres humains ni surtout pour modifier leur descendance, mais pour montrer au contraire combien la diversité est essentielle à la survie d'une espèce aussi complexe, aussi envahissante, mais aussi, aussi fragile, que l'espèce humaine.

Note

* On notera qu'Umberto Eco ne faisait jamais référence à cette activité dans les pages de l'internet qui décrivaient son activité, et qu'en privé il s'amusait de replacer cette action dans le monde de Jean-Paul Sartre (à partir du titre de certaines de ses œuvres).

fl+

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