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Je vivais à une époque, qui, toutes les cinq minutes, adopte de nouveaux slogans et de nouvelles grimaces, avec des rictus convulsifs, autrement dit, une époque de transition

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Witold GOMBROWICZ


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Science et Paix: La réponse des Nobel

En octobre 1983 la FNAC organisait à la Sorbonne un débat mettant en jeu plusieurs prix Nobel pour discuter des enjeux éthiques et politiques du moment. L'idée était évidemment commerciale étant donnée la structure organisatrice, et il est clair que l'avis des prix récompensés par l'inventeur de la nitroglycérine s'apparente bien souvent à celui du café du commerce, mais elle avait précisément le mérite de mettre ce fait bien en évidence. On remarquera en particulier l'insistance de William Shockley, prix Nobel de physique en 1956 à justifier un eugénisme d'autant plus ridicule qu'il avait eu lui-même à se plaindre des compétences (selon lui) de ses enfants. Pourtant l'un d'eux était titulaire d'un Ph.D. de physique de Stanford et sa fille était diplômée de Radcliffe, mais on rapporte que Shockley a dit un jour : "my children represent a very significant regression", et qu'il en attribuait la cause à sa première femme : "my first wife -- their mother -- (who) had not as high an academic-achievement standing as I had."

Il va de soi qu'aujourd'hui ma réponse aux questions posées par le journaliste organisateur du débat serait légèrement différente : on sait beaucoup plus de la génétique humaine, et surtout de l'épigénétique, mais elle serait qualitativement semblable. Pour la définition de l'espèce, son flou s'estompe peut-être avec l'idée que les génomes sont formés d'un paléome, qui retrace l'histoire de leur origine, et d'un cénome, qui les place en contexte. Par ailleurs, depuis que nous savons qu'une partie de l'humanité descend pour une part de l'Homme de Néanderthal, et qu'il n'y a donc ni Adam, ni Ève, il faut commencer à revoir nos idées sur ce que signifie la structure génétique de l'homme. Chez les bactéries "race" deviendrait "souche". Et chez les animaux les distinctions de races sont infiniment plus fines, pour ne plus constituer que des variations sur les gènes, et non sur les gènes eux-mêmes, permettant la formation d'ensembles cohérents doués de caractères bien identifiables. Cette distinction, toutefois, n'a pas encore été explorée (2015) dans le cas des organismes formés de cellules à noyau. Un point important de cette distinction reste : même la perte d'une fonction peut avoir des conséquences positives. Il s'en suit que, sauf cas extrême, il n'est pas possible de prédire l'aptitude d'un organisme à s'adapter à des conditions elles-mêmes imprévisibles.


Journaliste: La génétique est la science de l'hérédité. La notion de race, de race humaine en particulier, contient un concept de transmission héréditaire. La génétique a-t-elle permis de donner au mot race une signification scientifique ?

AD: La signification du mot me paraît essentiellement culturelle. On utilise "race" pour définir ce qui est "autre". Scientifiquement, déjà, la notion d'espèce est difficile à cerner, au moins pour des espèces proches : on est rapidement conduit à introduire des sous-espèces, ou des races, c'est à dire des variants stables ayant des particularités repérables mais qu'on ne peut pas définir comme espèces puisqu'ils sont interféconds, qu'ils ne sont pas isolés génétiquement. D'ailleurs la définition de l'espèce par l'isolement génétique pose vite un problème précis : est-ce que le comportement entre dans la définition de l'espèce ? Le problème s'est posé pour une espèce de drosophile (mouche du vinaigre), à ma connaissance la seule espèce qui ait été créée en laboratoire*. Apparemment, elle est indistingable de l'espèce parente, même à l'observation microscopique. Pourtant ces mouches savent se reconnaître ; elles ne se croisent pas entre elles, même élevées ensemble, et on ne sait pas pourquoi. Ce peut être un attractant sexuel qui manque, ou qui est différent d'une espèce à l'autre. En tous cas il y a eu création d'une espèce —au sens habituel du terme puisqu'il n'y a plus d'interfécondité ; mais peut-être pour des raisons seulement comportementales.

Cet exemple montre que la définition d'espèce est un concept  flou. Pour race, c'est encore plus flou, et le mot recouvre essentiellement un concept de différence lié à ce que, dans une certaine culture, on vit d'une certaine manière, on a une certaine identité, et que cette identité est surtout définie par la différence avec d'autres. En d'autres termes, pour qu'on puisse exister, il faut qu'il existe des autres, différents. Cela amène facilement à les rejeter, parce qu'ils sont autres. Si l'on doit coexister avec eux, cela commence par de la xénophobie, typiquement culturelle : puis très rapidement on cherche des critères physiques pour dire que ces gens différents sont inférieurs. On crée ainsi une notion toute particulière, qui n'existe pas pour les espèces, la notion d'infériorité. C'est une chose qui m'étonne toujours, que des gens puissent établir une relation d'ordre entre les patrimoines génétiques. C'est évidemment absurde : on peut remarquer des différences de stabilité dans un environnement donné ; on peut constater qu'un certain patrimoine génétique est fortement défavorisé dans cet environnement. Mais prédire quels individus survivront dans un environnement changeant est une toute autre chose.

Journaliste: Vous niez donc l'infériorité de certains patrimoines génétiques. C'est nier la possibilité de l'eugénique, une idée pourtant introduite par des scientifiques, qui faisait presque l'unanimité il y a cinquante ans et que certains défendent encore aujourd'hui.

AD: Lors du débat, William Shockley a estimé qu'il fallait éliminer les diabétiques avant la naissance. C'est vrai que le diabète est lié à des contraintes génétiques précises, encore mal connues, mais il y a là un pari sur l'avenir très osé.

Mais on ne peut pas éluder la question de l'eugénique aujourd'hui, car les méthode de diagnostic prénatal vont devenir de plus en plus efficaces, de plus en plus nombreuses, de moins en moins chères. Avec la libéralisation de l'avortement, le problème se pose. Il faudra faire des choix précis qui ne devraient pas être du ressort des individus, mais de celui de la loi, donc résultant d'un consensus.

À part quelques cas de monstruosité sur lesquels l'accord paraît facile, que peut-on faire ? On a tendance à penser que les mutations défectives, celles qui interdisent à une protéine de remplir sa fonction normale, sont toutes mauvaises. On pourrait donc faire le tri et éliminer dès la naissance les porteurs de certaines de ces mutations. Or un exemple montre que ce n'est pas si simple. Il existe un système enzymatique qui nous protège de poisons alimentaires — tout ce qui tourne autour du cytochrome P450, et qui sert à dégrader de nombreuses molécules qui sont des poisons d'une manière ou d'une autre. Or nous changeons sans arrêt d'environnement. La chimie moderne introduit dans l'environnement quelques milliers de molécules nouvelles chaque année — molécules auxquelles aucun système enzymatique de dégradation ne correspond. Aucun système n'a été sélectionné comme antagoniste de ces molécules. Il est plausible, et même démontré dans quelques cas, que notre système enzymatique de défense peut transformer une de ces nouvelles molécules en un cancérigène très puissant. Auquel cas ce qui était un avantage devient un inconvénient très sérieux ; ceux qui seront avantagés seront les mutants défectifs dont le système de protection enzymatique était déficient pour la dégradation de cette molécule ! J'ai considéré dans cet exemple le cas d'un seul gène. Or les gène n'agissent pas indépendemment les uns des autres, et cela conduit à des combinatoires fort complexes. On ne peut donc vraiment rien affirmer sur la qualité d'un patrimoine génétique.

Journaliste: Un autre problème sur lequel la génétique a son mot à dire, c'est la controverse sur l'inné et l'acquis. En le disant de manière brutale : qu' y a-t-il de génétique chez l'homme ?

AD: Ainsi posée, la question n'a pas beaucoup de sens. Tout est génétique si l'on veut puisque nous sommes l'expression d'un programme génétique. Mais beaucoup de gens ne comprennent pas la différence entre un programme — un livre de recettes — et la recette effectivement exécutée, la réalisation du programme. En fait cette réalisation résulte de ce que le programme est construit pour prendre en compte son environnement. C'est une grande "découverte" du système vivant, de ne pas s'isoler de l'environnement mais de le prendre en compte.

La vie a essentiellement procédé de deux façons. L'une est de fabriquer un individu très petit et versatile, dont l'expression du patrimoine peut varier presque instantanément en fonction de l'environnement. C'est le cas des bactéries. Quand on regarde de près ce que subit un colibacille au cours de son cycle biologique normal, c'est bien pire que d'aller sur la Lune. Cela commence en présence d'oxygène dans un milieu relativement pauvre et d'humidité très variable. Brutalement le colibacille arrive dans un estomac, donc est soumis à une acidité violente ; ensuite, il rencontre un détergent puissant, les sels biliaires, qui d'ailleurs détrui pratiquement tous les microbes autres que les entérobactéries. Ensuite il lui faut se multiplier dans un milieu certes riche en nourriture, mais presque complètement dépourvu d'oxygène. Enfin le colibacille se retrouve, hors de l'intestin, au point de départ, en milieu pauvre et oxygéné. Il lui faut donc un patrimoine génétique ultra-versatile, capable de s'adapter à tous ces changements d'environnement.

Au contraire, chez les êtres différenciés, l'idée si l'on peut dire est de multiplier les peaux, de créer toutes sortes d'enveloppes pour constituer des organes, et aussi toute une série de systèmes sensoriels qui permettent de se prémunir contre les variations de l'environnement en les décelant et en leur donnant une réponse convenable. Cela a conduit au système nerveux.

Or on n'a pas la mémoire de la vie de ses parents : chaque individu acquiert progressivement toutes les informations qui lui sont nécessaires. Tout est fait pour pouvoir acquérir le plus possible. Il paraît d'ailleurs très clair que les capacités cérébrales d'engrangement sont gigantesques, et que le facteur limitant est la vitesse d'accés par les sens. De plus on n'acquiert vite que lorsqu'on est jeune et on est ensuite limité par les possibilités d'apprentissage qu'on a eues dans son enfance. C'est une limitation considérable.

Le patrimoine génétique humain, c'est un programme qui permet d'engranger les caractéristiques de l'environnement. C'est le rôle du système nerveux, mais aussi d'un autre système qu'on commence tout juste à comprendre, le système immunitaire, qui permet la reconnaissance du soi et non-soi. L'idée ici est de créer une très grande variabilité, probablement pour se protéger contre des agressions extérieures tout à fait inattendues. Il y a le système immunitaire proprement dit, avec les anticorps qui reconnaissent des molécules étrangères et un système d'histocompatibilité qui reconnaît des cellules étrangères. La variabilité de ces systèmes est extraordinaire ; à l'exception des vrais jumeaux, deux individus, y compris dans une même famille, ont des systèmes profondément différents. C'est pourquoi il est si difficile de réussir des greffes. Tout est fait dans les gènes pour créer ici une très grande variabilité ; pour en revenir à l'eugénique elle n'a dans ce cas aucun sens puisqu'il n'y a pas deux individus identiques et qu'on ne peut donc pas définir une norme.


Notes

-* Il s'agit d'une sous-espèce qui ne se mélange pas à l'espèce sauvage. Par ailleurs, la dispersion accidentelle dans la nature de variants spontanés isolés en laboratoire a fini par remplacer les espèces sauvages.