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Ce que disent les minuscules formes vivantes

© 2018 Antoine Danchin 唐善•安東 & l'Archicube (a-Ulm)

Une version légèrement différente de cet article est parue dans l'Archicube, volume 23, février 2018.

Il introduit l'idée que la croissance de la cellule crée une pression de sélection positive sur la membrane de la cellule, tendant à éloigner sa forme de la sphère. Mais cette pression s'applique au génome lui-même, avec pour conséquence que l'évolution tend à favoriser, toutes choses égales par ailleurs, l'accroissement de la longueur des génomes. Cette vue est contraire à l'intuition habituelle qui conduit à penser que comme l'expression des gènes est couteuse en termes de masse et d'énergie, la tendance devrait être à la réduction de la longueur des génomes.

Cette vue nouvelle amène à revoir la théorie de l'évolution, puisque le programme génétique serait par construction contraint d'emporter avec lui des gènes sans « utilité » directe. C'est ainsi que se propagent les transferts génétiques horizontaux et que s'impose la duplication contingente des gènes. Mais cela permet à la cellule d'emporter avec elle un arsenal inattendu qui permettra à sa descendance de survivre mieux dans un avenir imprévisible.

Faite de matière malléable, la vie explore une variété de formes infiniment plus large que celles qu’on observe dans la matière inorganique. Cela provient d’une implantation originale de la vie au sein des catégories qui définissent le Réel —masse, énergie, espace, temps et information, et qui favorise la dernière. De fait, comme son nom l’indique, l’information est justement le lieu de l’apparition de la forme. Les philosophes Grecs l’avaient compris très tôt, j’aime à le rappeler, comme Plutarque le souligne :

Le navire à trente rames sur lequel Thésée s’était embarqué avec les jeunes gens offerts au Minotaure, et qui le ramena victorieux dans Athènes, fut conservé par les Athéniens jusqu’au temps de Démétrius de Phalère. Ils en changèrent les planches au fur et à mesure qu’elles vieillissaient, les remplaçant par des pièces neuves, plus solides. Aussi les philosophes, dans leurs discussions sur la nature du changement des choses choisirent-ils ce navire comme exemple, les uns soutenant qu’il reste le même, les autres qu’il est différent du vaisseau de Thésée.

Bien qu’elle soit nécessaire, ce n’est pas la matière qui fait que le navire flotte, mais une autre réalité, bien physique mais de nature différente et productrice de forme. Cette vue est centrale pour concevoir ce qui fait la vie, mais l'information seule ne suffit pas, il nous faut aussi comprendre comment la matière s'articule avec elle. Un navire de chêne sera différent d'un navire fait d'acier. Toute la difficulté de la biologie est là résumée : il faut à la fois une réflexion profondément abstraite, et avoir “les mains dans le cambouis”, bien matériel, pour dévoiler les secrets de la vie. Comment comprendre alors la variété des formes du vivant ? Dans un livre qui a longtemps eu un grand succès malgré ses presque 800 pages, On Growth and Form, d’Arcy Thompson montre combien il a été frappé par la variété des formes macroscopiques de la vie. Il y découvre que des principes physiques et des transformations mathématiques chères à notre camarade René Thom, plus ou moins faciles à comprendre, sont à l'œuvre. Son livre est ainsi rempli d'illustrations de déformations homéomorphes qui permettent de passer d'un type d'organisme à un autre. Mais ce qui est remarquable c’est que l’étude des formes ainsi trouvées, et expliquées par la physique, ne dit rien, en réalité, sur ce qui fait que la vie est bien différente des manifestations courantes de la physico-chimie, pour l’instant rencontrées uniquement sur notre Terre. Il y a bien là une première intuition essentielle, qui accepte que la vie soit comme le reste du monde, soumise aux lois de la physique, et en particulier aux contraintes liées à la matière. Mais cela ne permet nullement de comprendre ce qui fait les fonctions repérables chez tous les organismes vivants, et en particulier leurs deux fonctions majeures, profondément intriquées l'une avec l'autre : explorer le monde, et créer une descendance toujours jeune.

L'articulation matière / information conduit à une telle variété de contraintes et de solutions que les causes des formes vivantes sont en nombre infini. C’est pourquoi je vais me restreindre ici à la cellule, et même aux bactéries pour mettre au jour certaines de ces contraintes originales à la vie. Peu d’entre nous en sont conscients, mais même ces organismes unicellulaires minuscules ont toutes sortes de formes, spécifiques de chaque espèce. En dehors de celle que chacun retient, la forme commune en bâtonnet du bacille, on en trouve qui ressemblent à des ballons de rugby, des citrons ou des larmes. Certaines sont carrées, d’autres triangulaires. Bien sûr on en trouve, comme la bactérie de l’ulcère de l’estomac, qui forment des tire-bouchons. Beaucoup de bactéries sont de longs filaments, souvent ramifiés. De fait, la forme la plus simple, la sphère, est très rare, nous allons voir pourquoi.

Au-delà de la vue traditionnelle (mais erronée) de la sélection naturelle

L’exploration du milieu ouvre pour la forme d’infinies perspectives. Cela suppose par exemple créer du mouvement, mais aussi s’arrêter là où les conditions sont propices à la vie, tout en échappant aux prédateurs. Même les bacilles, cylindres terminés par deux demi-sphères, possèdent des appendices qui leur permettent de se mouvoir, des flagelles, ou des poils pour se fixer à un support. Il est facile de comprendre que la forme naturelle la plus fréquente lorsqu'il s'agit d'associer des éléments identiques ou très semblables, liés par des interactions conservées, est l'hélice, structure cylindrique aux spires plus ou moins serrées. Fixés aux pôles de la cellule, les flagelles sont ainsi des structures hélicoïdales, ancrées dans un collier fixé dans sa membrane, et capables de tourner dans un sens ou dans l’autre. Cette rotation conduit la cellule rassemblant ses flagelles en un faisceau à nager très vite dans une direction, où à les séparer pour l’arrêter tout en la faisant tourner sur elle-même. Lorsque la cellule est immobilisée, il arrive que le flagelle polaire se transforme en une spirale qui enveloppe le corps de la cellule et lui permet de s'échapper en partant vers l'arrière comme on dévisse une vis. Ce commutateur est réversible et les bactéries qui ont échappé au piège peuvent revenir à leur mode de nage normale par un autre renversement de la rotation du moteur. Tous ces éléments affectent, directement ou indirectement, la morphologie bactérienne. Pour aller vite, les cellules tendent à être petites, ce qui augmente le rapport surface / volume et diminue la quantité de cytoplasme nécessaire aux synthèses. Nous y reviendrons.

Cet exemple de gestion plastique des formes n'est qu'un aspect de ce que je souhaite mettre en avant ici. J'aimerais aller au cœur de la vie, et voir comment l'articulation la plus élémentaire entre matière et information ne peut se résoudre que par une exploration de la forme, avant même que n'agisse la sélection naturelle. Une première réflexion nous y conduit. L'accès d'une cellule aux nutriments est compliqué par l'existence d'une "enveloppe de diffusion" qui accroît ses dimensions effectives, l'entoure et voyage avec elle. La forme de cette zone est semblable à celle de la cellule elle-même si la cellule est une sphère parfaitement symétrique ou un bâtonnet lisse. Mais des enveloppes de diffusion semblables peuvent entourer des cellules de formes différentes. Par exemple, une cellule hélicoïdale sera entourée par une enveloppe qui aura perdu tout ou partie de son caractère "enroulé" parce qu'une partie des éléments qui contribuent à la sphère de diffusion se chevauchent. Cela affectera cependant leur accès aux nutriments. En effet, si un bacille lisse et une cellule spiralée ont des sphères de diffusion équivalentes, la seconde pourra importer plus de nutriments parce que sa membrane aura une surface plus grande, autorisant l'insertion de plus de transporteurs. Ces contraintes géométriques ont une conséquence remarquable. Non seulement elles permettent à la cellule de se conformer aux contraintes du milieu où elle vit, mais, nous allons le voir, elles la conduisent à anticiper, à prévoir que l'avenir sera souvent imprévisible et qu'il faut se préparer à l'inattendu.

Le "principe de Gaudi" permet à la forme de s'adapter à un avenir imprévisible

Penser la forme comme causée par la sélection naturelle est une tendance habituelle, typiquement "instructive", en contradiction flagrante avec l'idée de sélection sans dessein (il n'y a bien évidemment pas de "sélection du plus apte", mais simplement élimination du totalement inapte). De fait, la forme n'est pas inventée par un ingénieur suprême, il faut d'abord que la forme existe, avant que la sélection naturelle ne puisse agir, en évitant de l'éliminer. Or, comme d'Arcy Thompson l'avait remarqué, la croissance en elle-même va imposer des règles qui deviennent créatrices de formes. Tous les essais sont permis. Cependant il reste une contrainte importante : les éléments de la celllule doivent rester compatibles entre eux. C'est là que nous pouvons trouver dans la façon dont l'architecte Catalan Antoni Gaudi a conçu ses édifices une illustration parlante de la façon dont peuvent se passer les choses, menant à des formes à la fois adaptées aux contraintes de la physico-chimie, et fonctionnelles.

Les différents éléments qui constituent la cellule, son enveloppe, ses chromosomes, les têtes de lecture qui lisent le programme génétique et l'interprètent doivent s'arranger en un ensemble aussi peu contraint que possible, ou plutôt contraint par les lois ordinaires de la physico-chimie, à l'échelle moléculaire. Cela doit se faire sans dessein intelligent, en laissant opérer la nature. Sans aucun calcul, en utilisant la gravité, Gaudi aborde le problème de l'ajustement des distances et des connexions entre les composants matériels d'un édifice compliqué. Pour cela il construit des maquettes des différents éléments de l'édifice associés par des liens sous forme de fils qui incarnent leurs interactions. Chaque élément est représenté par un sac de sable dont le poids est choisi en proportion du poids attendu de chaque composant. Il suspend alors l'ensemble et laisse le système libre et s'ajuster pour mettre au jour, sans calcul compliqué, l'impact des connexions locales sur la forme finale de la construction entière. Grâce à un miroir, on peut alors créer une image inversée de ce modèle suspendu, et à partir de la mesure exacte des angles entre les fils connectés, construire des arches orientées de façon à maintenir la structure de façon robuste. La forme clé obtenue est la chaînette, qu'on retrouve par exemple dans l'arche qui délimite l'entrée de la ville de Saint Louis (Missouri). Tout cela donne une allure inattendue aux édifices puisque les verticales disparaissent en pratique, pour être remplacées par des piliers inclinés. La méthode permet donc de trouver une solution optimale pour répartir des composants dans un assemblage difficile, de sorte que la nature elle-même (c'est-à-dire la gravité, dans le cas de Gaudi) fournit une manière de résoudre un problème qui implique plusieurs échelles, et qui ne pouvait pas être résolu par les moyens de calcul disponibles à l'époque.

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Pouvons-nous extrapoler cette façon de voir à propos de la forme des bactéries ? Revenons à ce qu'est la vie. Une cellule vivante se comporte comme une machine très semblable à  un ordinateur qui ferait ses calculs de façon hautement parallèle. On y distingue une mémoire fixe, portée par l'ADN du chromosome qui contient le programme —matériellement distinct du reste de la cellule, et séparable. Ce programme gére le fonctionnement interne de la cellule et ses échanges avec le milieu environnant. On y trouve aussi une mémoire labile, qui met en œuvre des portions du programme au gré de la demande (essentiellement explorer et reproduire la cellule sous la forme de copies semblables, contenant un programme identique). La cellule vivante réplique alors son programme (en fait une copie exacte) tout en reproduisant la cellule en entier (en fait une copie approximative, en mesure de s'adapter aux contraintes de la croissance). Plutôt qu'explorer seulement la variété des formes de l'architecture globale des bactéries pour les relier à la physique de leur environnement, voyons en quoi les contraintes de la physique ont des conséquences majeures sur le devenir du milieu intérieur de ces microbes (à charge pour le lecteur d'étendre à l'ensemble du monde vivant les conclusions rencontrées).

La question qui se pose n'est pas simplement celle de la croissance de la cellule. Il faut prendre en compte les contraintes qui autorisent cette croissance en lui permettant de s'organiser en deux cellules distinctes. Or, trois ensembles géométriquement incompatibles entre eux doivent se dupliquer harmonieusement. Le volume cellulaire suppose une croissance à trois dimensions, celle de la membrane, une croissance à deux dimensions, et l'ADN enfin, qui n'est qu'un fil faits de quatre motifs chimiques enchaînés, ne croît qu'à une dimension. Or le métabolisme cellulaire doit bien sûr être en mesure de remplir la cellule en doublant le nombre de ses composants. Il s'en suit que les quantités des matériaux de base élaborées par ce processus sont en excès considérables par rapport à ce qu'il faut pour construire la membrane de la cellule, et plus encore, son ADN. Cela est d'autant plus vrai que la cellule est plus volumineuse. Un moyen simple de diminuer l'impact de cette contrainte est soit d'être de très petite taille, soit de s'éloigner de la forme qui conduit au rapport maximum entre le volume et la surface, la sphère. La sélection naturelle va donc laisser se développer les cellules s'accommodant des processus qui les allongent ou leur donnent des formes tarabiscotées. La forme cylindrique du bacille est à cet égard une réponse d'une simplicité manifeste. Et si le métabolisme requiert la capture de nombreux métabolites dans l'environnement, on comprend aussi la raison d'être de formes hélicoïdales, spiralées, en étoile, sans qu'il y ait une pression considérable pour les ramener à la forme la plus simple, mais inappropriée, la forme sphérique. Suivant le principe de Gaudi, le flux métabolique imposé par les conditions du milieu conduira alors à des optimisations variées.

Mais la contrainte la plus intéressante pour l'évolution est celle qui opère sur les chromosomes, parce qu'ils portent l'information génétique. L'excès des métabolites précurseurs de leur synthèse, quatre objets chimiquement très semblables, est telle, dans un contexte où les briques élémentaires de leur construction doivent absolument être distinguées avec précision si l'on doit conserver la mémoire génétique, qu'il faut absolument trouver le moyen de le rendre aussi limité que possible. Cela se fait soit par la taille de la cellule, soit par la compartimentation dans un noyau. Mais cela ne suffit pas. Aussi, la découverte de l'ADN pour former les premières cellules au cours de l'évolution est concomitante d'une bizarrerie métabolique rarement évoquée : les précurseurs de cette molécule utilisent non pas les métabolites largement disponibles dans la cellule comme on s'y attendrait, mais les dérivés qui apparaissent lorsqu'ils sont utilisés pour le métabolisme central, et donc présents à une concentration cent fois plus faible. Cela n'est cependant pas suffisant, le plus souvent. Le seul moyen d'évacuer ce trop-plein est tout simplement d'augmenter la longueur des chromosomes, qui vont alors se replier dans la cellule en des totons qui tendent à en occuper un volume très significatif. Ainsi le support du programme génétique est soumis à une pression inattendue, qui tend à en augmenter la longueur. Cela autorise l'exploration de bobinages de formes très variées. C'est ainsi que la forme des chromosomes des cellules rétiniennes des oiseaux nocturnes se modifie à la tombée du jour pour concentrer la lumière sur les cellules sensorielles, au point qu'un seul photon peut être détecté !

Survivre dans un avenir imprévisible

Pour finir, une conjecture. Si la croissance impose une pression sur la forme des chromosomes telle qu'ils doivent accumuler de l'ADN "inutile", alors on comprend la capture d'ADN étrangers, la duplication des gènes et toutes sortes de raisons expliquant la présence d'archives et de scories dans nos programmes génétiques. Mais cela a une conséquence remarquable. En effet cela implique que ces programmes puissent coder des fonctions sans intérêt aujourd'hui (et même légèrement délétères) mais qui pourront le jour venant permettre de résoudre un problème inattendu posé dans le futur. Ainsi, cette contrainte sur la forme, produit de la croissance des cellules, est une réponse anticipatrice au caractère imprévisible de l'avenir.