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Vers 2008, une présentation intitulée Les maîtres du yoga a fait le tour du net polonais. On y voyait des hommes — je ne me souviens plus avoir vu de femmes — campés dans les postures incroyables d’un sommeil fortement alcoolisé. Cette image cadrait bien avec une réputation internationale bien enracinée. «Na zdrowie» est sans doute l’expression polonaise la plus connue des Français. Et c’est une «Polonaise qui en buvait tous les matins». Les Américains ne sont pas en reste, eux qui font du Polonais le prototype du rustre. Que l’on songe au rôle de Marlon Brando dans un tramway nommé désir

Une réputation usurpée?

Pourtant, cette réputation d’alcoolisme invétéré est contredite par les chiffres. Si l’on en croit les données européennes, le Polonais moyen de plus de 15~ans a consommé un peu plus de 10~litres d’alcool pur en 2008. Soit 4 de moins qu’un Français… Comment se fait-il qu’avec des statistiques qui les placent dans la norme européenne, et ce depuis trente ans de mesures officielles, les Polonais se soient taillés une telle réputation ? Le constat est d’autant plus surprenant qu’il se vérifie pour le XVIIe siècle. D’après l’historien qui s’est livrés au calcul — mes sources citent toutes la même statistique — le noble polonais standard aurait alors consommé en moyenne 6~litres d’alcools purs annuels, vins et bière non compris. Ce n’était pas rien, mais à côté de ses voisins hongrois ou russes, il faisait pâle figure.

Plus que la quantité d’alcool ingurgitée, cette réputation est à mettre sur le compte de la façon de boire, ce que les Polonais appellent «kultura picia». Dès le moyen-âge, les voyageurs décrivent des Polonais ivres, en précisant que leur hydromel faisait beaucoup plus d’effet que le vin. Or l’hydromel (miód pitny) était reservé aux grandes occasions, et les beuveries observées par ces témoins, sans être rarissimes, n’étaient pas non plus des scènes de la vie quotidienne. Depuis le moyen-âge, la bière était, de loin, la boisson la plus consommée. À l’époque moderne, elle fournissait près de 20 à 30 % de l’apport calorique quotidien des classes populaires. Elle était consommée comme boisson, mais aussi en soupe : la soupe à la bière, sous diverses formes, par exemple avec des œufs et du lait, a fait partie du petit-déjeuner standard jusqu’au XXe siècle. Il faut dire que certaines brasseries sortaient des produits très nutritifs. Un litre de jopenbier de Dantzig, une des bières les plus réputées représentait un apport de 1400 kcal, soit près de 60 % des besoins quotidiens d’un homme adulte… Il s’agissait cependant d’un cas exceptionnel, la plupart des bières étaient au moins deux fois moins nourrissantes. Elles étaient par ailleurs moins fortes que les notres (entre 1 et 6°). Consommée à tout âge, la bière était parée de toutes les vertus. L’humaniste Mikołaj Rej la recommandait ainsi aux femmes enceintes pour que leurs enfants naissent forts comme des veaux…

L’hydromel était par contre une boisson chère, ce qui ne l’empêchait d’être fort appréciée, bien au contraire. Dans la plupart des cas, le mot «miel» doit être compris comme alcoolisé… Lorsque Zagłoba, le héros de la Trilogie de Sienkiewicz dit: «du miel, messire Michał!», chacun comprend qu’il ne s’agit pas d’adoucir sa tisane à la verveine… Signe de son enracinement dans la culture polonaise, l’hydromel est désigné de la même manière depuis le moyen-âge: trójniak lorsque la proportion est de trois doses d’eau pour une dose de miel, dwójniak pour une proportion de 2:1 et półtorak pour du 1,5:1. Quant à la wódka, c’est un produit d’importation. Elle est arrivée d’Allemagne au XVIe siècle, d’abord comme médicament. La noblesse dédaignait la vodka pure, digne du bas-peuple, à moins d’avoir plusieurs années d’âge, et lui préférait les vodkas dites gatunkowe, c’est-à-dire aromatisées. Le roi Étienne Batory était ainsi, paraît-il, un grand amateur de vodka à la cannelle (cynamonówka).

C’est en fait au siècle suivant que les Polonais se sont taillés leur réputation. Deux facteurs l’expliquent. L’un, technique, concernait la paysannerie. La découverte d’un nouveau procédé de fabrication d’eau-de-vie (gorzałka) à base de grains brûlés fit chuter les prix des alcools forts. La consommation paysanne augmenta en conséquence, pour atteindre son maximum au milieu du XIXe siècle. Celle-ci restait inférieure à celle observée en Europe de l’Ouest, mais ses effets étaient plus visibles, en raison de la rapidité avec laquelle la vodka était consommée, et de la sous-alimentation chronique d’une bonne partie des ruraux. Dans le même temps, les hautes sphères prirent l’habitude d’organiser périodiquement des beuveries mémorables. Celles-ci étaient entourées de tout un cérémonial, avec jeux, concours et chant. On appellait ainsi kulawki des chopes de 2 l. qu’il fallait boire cul sec. Y manquer passait pour une insulte. Un proverbe d’alors disait que pour bien recevoir un invité, il fallait s’enivrer avec lui. Les visiteurs étrangers furent semble-t-il impressionnés par ces précurseurs du binge drinking et leurs descriptions firent le tour du continent.

Par la suite, la culture polonaise s’est emparée de ce trait. Tandis que Zola faisait de l’alcoolisme la cause de tous les maux de ses Rougons, Henryk Sienkiewicz faisait de Zagłoba, l’un des héros de sa Trilogie, l’archétype du Polonais. Un peu trop porté sur l’alcool, certes, mais bon vivant et surtout gardant en toutes circonstances sa vivacité d’esprit. Car tel est le revers valorisant du stéréotype : le Polonais boit beaucoup, certes, mais il est le champion du monde de la résistance à l’alcool. Une image que renforcent les cas records signalés par la presse, telle cet homme interpellé avec 12,3 mg d’alcool dans le sang en 2004…).

Porté par Sienkiewicz, mais aussi par les passionnés souhaitant relancer la production d’hydromels à l’heure où l’on cherchait à definir les caractères «nationaux», le thème de l’alcool n’a plus vraiment quitté la scène culturelle polonaise. Il a inspiré une riche production, plus qu’en France en tout cas, où on l’évoque plutôt sous l’angle de la biographie de l’artiste, comme dans le cas de Toulouse-Lautrec. Le peintre et dramaturge Witkacy en a fait un des moteurs de ses expérimentations.

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