Pourquoi ne pas lire les romans grecs ?




Pourquoi ne nous a-t-on jamais parlé des romans grecs avant ? Je veux dire, tout le monde sait vaguement que le roman, en dehors de ses origines épiques, a commencé à exister dans l'Antiquité "tardive" (encore une notion qui n'est qu'un cliché stupide, mais bon, un seul sujet à la fois...) mais les romans grecs et latins passent pour des trucs sans consistance et sans intérêt, racontant toujours la même histoire, et que de toute façon personne ne lit.

Dommage ! On manque vraiment quelque chose. J'ai dû lire déjà trois romans grecs dans le cadre du séminaire de Ruth Webb à Nanterre, et quoique d'intérêt inégal, ces oeuvres sont... de vrais romans, pleins d'aventures et de péripéties, plus ou moins bien écrits et composés selon l'auteur, mais il y a largement de quoi y trouver son compte.

Les romans grecs racontent toujours les aventures de deux jeunes gens amoureux qui se retrouvent embarqués dans toutes sortes d'histoires impliquant en général des pirates, des brigands, des Barbares, des intrigues familiales et sentimentales super compliquées, de grands discours éloquents, ce qu'il faut de combats et de guerres, et toutes sortes de voyages dans des contrées exotiques. Je concède que généralement ça finit bien, mais j'ai au moins un exemple en tête où ce n'est pas si simple. Alors bon, si déjà ça ça ne vous fait pas envie, je ne peux plus rien pour vous...

Je passe rapidement sur les deux autres romans que j'ai déjà lus : Chéréas et Callirhoé de Chariton, et Leucippé et Clitophon d'Achille Tatius. Le premier est le plus simple (en apparence) des trois : l'histoire se déroule dans l'ordre chronologique, à la troisième personne, sans beaucoup de fioritures. Ça peut passer pour un peu brut, mais c'est parfois rafraichissant à côté du deuxième, à la composition plus complexe et intéressante, mais qui contient toutes sortes de digressions et de morceaux d'éloquence qui peuvent devenir pédants ou étouffants à la longue (même si tous ne se prennent pas au sérieux, et sont parfois très drôles).
Et je passe au troisième, que je viens de finir : Les Ethiopiques d'Héliodore. Sur l'auteur, ça va aller vite : on n'en connaît rien, à part que comme la plupart des romanciers grecs il a vécu à l'époque hellénistique (après Alexandre le Grand, donc), mais situe l'action de son livre au début du Vème siècle av. J.C.- un Vème siècle un brin réimaginé pour l'occasion à coups d'Hérodote, surtout pour les pays exotiques, mais ça fait partie du charme.

Or donc, les Ethiopiques narrent les aventures de Théagène et Chariclée, deux amants, deux jeunes... Grecs ? Justement, ce n'est pas si simple... car le passé des deux amants, surtout celui de Chariclée, est on ne peut plus mystérieux, et n'est dévoilé que progressivement. Car la grande qualité d'Héliodore à mon avis est que c'est probablement celui des trois auteurs qui maîtrise mieux le suspense, jusqu'à la dernière page. Contrairement à Chariton, il commence son récit in medias res, et le lecteur a intérêt à s'accrocher pour savoir ce qui est vraiment arrivé, car les personnages ne sont pas à un mensonge près. Et contrairement à Tatius, Héliodore (heureusement pour nous) ne part pas dans des digressions interminables ou de longs développements rhétoriques : il serre de près son action. Ce que je peux dire sans dévoiler grand chose, c'est que le voyage de Théagène et Chariclée va les conduire très loin de la Grèce, jusqu'en Egypte (pays qui fascinait les Grecs) et finalement - comme l'indique le titre - jusqu'en Ethiopie.


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Un passage des Ethiopiques d'Héliodore, VI.


Pour compléter ma petite présentation des romans grecs, je ne résiste pas au plaisir de vous faire lire un extrait des Ethiopiques. Nous sommes à la fin du livre VI (il y en a dix au total). Après des péripéties que je renonce à résumer, Théagène a été enlevé par des Perses et Chariclée part à sa recherche, en compagnie de son père adoptif, le vieillard Calasiris.
C'est Pierre Grimal qui traduit, et nous allons assister à une scène de magie noire.

Après quoi, ils se dirigèrent, sans plus tarder, vers le village de Bessa, où ils espéraient trouver Théagène et Thyamis. Mais ils devaient être déçus. Comme ils approchaient en effet de Bessa vers le coucher du soleil, ils virent sur le sol un grand nombre d'hommes récemment égorgés, dans la plupart desquels ils reconnurent des Perses à leur costume et à leur armement, et aussi un petit nombre d'indigènes. Ils supposèrent que c'était là le résultat de quelque rencontre belliqueuse, mais quels avaient été les combattants, ils l'ignoraient. Ils se mirent à aller d'un cadavre à l'autre, tout en examinant s'il n'y avait pas là quelqu'un de leur connaissance - car les âmes sont promptes à imaginer le pire à propos de ceux qu'elles aiment - et, ce faisant, ils rencontrèrent une petite vieille qui tenait embrassé l'un des cadavres et poussait des lamentations de toutes sortes. Ils eurent l'idée d'essayer de tirer quelque chose de la vieille, si possible, et, pour cela, s'installèrent près d'elle et tentèrent de la consoler et d'apaiser son grand chagrin. Puis, comme elle se laissait faire, Calasiris lui demanda en égyptien qui elle pleurait et quel était ce combat. Et elle leur raconta tout brièvement : celui qu'elle pleurait était son fils, qui était tué ; elle avait fait exprès de venir parmi les cadavres pour être attaquée et délivrée de la vie ; en attendant, elle rendait les derniers devoirs à son fils comme elle le pouvait, avec des larmes et des lamentations.

[Je passe sur le récit que fait la vieille du combat : en gros, les Perses qui avaient fait Théagène prisonnier ont été attaqués et massacrés par des villageois révoltés, qui l'ont capturé à leur tour.]

Calasiris traduisit à Chariclée tout ce qu'elle [la vieille] avait dit, puis il la prit par la main et s'éloigna. A quelque distance du champ couvert de morts, ils trouvèrent un petit tertre où Calasiris se coucha, la tête sur le carquois ; Chariclée, elle, s'assit en prenant sa besace comme siège. La lune, qui venait de se lever, éclairait toute la scène de sa lumière brillante - car c'était le troisième jour après la pleine lune. Calasiris, qui était vieux et qui, de plus, avait été fatigué par le voyage, s'endormit.
Chariclée, que ses soucis perpétuels tenaient éveillée, fut témoin d'une scène infernale, mais bien familière aux Egyptiennes.

La vieille, pensant que personne ne la voyait ni ne la dérangeait, commença par creuser une fosse de part et d'autre de laquelle elle alluma un feu et, entre les deux bûchers, elle étendit le cadavre de son fils ; ensuite elle prit, sur un trépied qui se trouvait auprès, un récipient de terre cuite plein de miel, et le versa dans la fosse, puis, avec un autre, elle fit une libation de lait et avec un troisième, une autre, celle-là de vin. Ensuite elle prit une figurine de pâte en forme d'être humain, la couronna de laurier et de fenouil et la jeta dans la fosse.
Après tout cela, elle prit une épée, et, gesticulant comme si elle était saisie d'un transport frénétique, elle adressa à la lune une longue prière avec des mots barbares et au son étrange ; puis elle se fit une incision au bras, essuya le sang avec un rameau de laurier et en aspergea le foyer ; elle accomplit encore des rites bizarres et, finalement, se pencha sur le cadavre de son fils, lui murmura quelque chose à l'oreille et réussit, par la puissance de sa magie, à l'éveiller et à le faire mettre debout.
Chariclée, qui, déjà, n'avait pas vu sans frayeur le début, fut saisie d'un frisson d'horreur et, terrifiée devant ce spectacle extraordinaire, elle réveilla Calasiris pour qu'il fût lui aussi témoin de ce qui se passait. Comme ils se trouvaient dans l'obscurité, on ne les voyait pas, mais ils voyaient tout sans difficulté, à la lumière de la lune et à celle des feux et, comme ils n'étaient pas très éloignés, ils entendirent tout ce qui était dit, car la vieille, maintenant, interrogeait le mort à haute et intelligible voix.

La question était si le frère du mort, le fils qui lui restait à elle, reviendrait vivant. Le mort ne répondit rien, il eut seulement un geste de tête qui permettait à la mère de comprendre, à son gré, ce qu'elle voudrait, et, brusquement, il tomba le visage en avant.
Alors elle retourna le corps sur le dos et ne renonça pas à obtenir une réponse, se servant, semblait-il, des moyens de contrainte les plus violents dont elle pouvait disposer, chantant incantation sur incantation à ses oreilles, bondissant, l'épée en main, tantôt vers le feu, tantôt vers la fosse : elle finit par l'éveiller une nouvelle fois, et quand il fut debout, elle renouvela ses questions, le contraignant à ne pas répondre seulement d'un signe de tête, mais à exprimer son oracle avec des paroles et sans aucune équivoque.

[Chariclée est alors tentée de se montrer pour questionner le mort elle aussi... mais Calasiris, qui est prêtre, l'en dissuade sévèrement.]

Il parlait encore lorsque le cadavre, d'une voix qui paraissait sortir de sous la terre, ou d'une caverne profonde, une voix sourde et rauque, murmura :

"J'ai commencé, ma mère, par vouloir t'épargner, bien que tu aies violé les lois de la nature humaine, transgressé les décrets des Moires et que tu cherches, par tes sortilèges, à mettre en branle l'immuable, car le respect de ses parents survit, en quelque manière, même chez ceux qui ne sont plus. Mais puisque tu détruis toi-même ce respect, et que tu en viens, non plus, comme d'abord, à user simplement de pratiques coupables, mais à pousser le crime au delà de toutes limites, que tu contrains un cadavre non seulement à se dresser et à faire des signes, mais encore à parler, sans te soucier de mon intérêt à moi, en m'empêchant de me mêler aux autres âmes et en faisant de moi simplement un instrument pour toi, apprends donc ce que j'hésitais depuis longtemps à te révéler.

Non, ton fils ne reviendra pas vivant, et toi-même tu n'échapperas pas à une mort violente ; toi qui as toujours passé toute ta vie à ces pratiques sacrilèges comme celles-ci, tu n'as plus longtemps à attendre la fin brutale réservée à ceux qui s'y livrent, toi qui as l'audace d'accomplir devant d'autres personnes des mystères aussi abominables et ne te contentes pas de les accomplir dans la solitude, le silence et les ténèbres : voici que tu divulgues devant des témoins tels que ceux qui sont là maintenant les destins d'outre-tombe.
L'un est un prêtre - et cela est le moins grave, car il est assez sage pour mettre sur de telles révélations le sceau du secret et n'en rien dire, et d'ailleurs, il est cher aux dieux ; [...] mais, ce qui est plus grave, une jeune fille assiste à tout ce spectacle et entend tout, une pauvre petite femme tourmentée par l'amour et qui, pour tout dire, court le monde entier à la recherche de son bien-aimé, avec lequel, après mille aventures et mille dangers, elle vivra, au bout du compte, l'existence brillante d'une reine."

Après ces paroles, il s'effondra, et la vieille, comprenant que les étrangers étaient les spectateurs en question, se précipita immédiatement contre eux, épée en main, folle de rage, et parcourut tout le champ couvert de morts, soupçonnant qu'ils se dissimulaient parmi les cadavres ; son intention était de les tuer, si elle les trouvait, car elle pensait qu'ils avaient eu de mauvais desseins contre elle et qu'ils avaient voulu assister à ses sortilèges pour les contrarier.

Mais, tandis qu'elle allait ainsi, furieuse, sans précautions, poursuivant ses recherches parmi les cadavres, elle ne vit pas un morceau de lance brisée qui se dressait et lui transperça l'aine. Elle tomba morte, ayant accompli de la sorte, sans délai, la prédiction que lui avait faite son fils et trouvé un juste châtiment.


Si c'est pas de la belle narration sans complexes, ça...

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Lire les romans grecs :

Comme beaucoup d'oeuvres antiques peu connues, les romans grecs ne sont pour la plupart disponibles qu'en Budé, c'est-à-dire qu'ils coûtent cher. Mieux vaut les emprunter en bibliothèque ou les trouver d'occasion.
Le lecteur curieux de découvrir les romans grecs et latins, dans une traduction solide et sans se préoccuper tout de suite de regarder le texte original, peut lire le volume Pléiade "Romans grecs et latins" (Gallimard, 1958) réalisé par Pierre Grimal, et qui regroupe, de façon très commode, neuf romans parmi les plus connus, c'est-à-dire :
Romans grecs : Chéréas et Callirhoé de Chariton ; Leucippé et Clitophon d'Achille Tatius ; Les Ethiopiques d'Héliodore ; Vie d'Apollonios de Tyane de Philostrate ; l'Histoire véritable et La Confession de Cyprien de Lucien ; Daphnis et Chloé de Longus.
Romans latins : le Satiricon de Pétrone ; les Métamorphoses d'Apulée.



Page rédigée le 5 février 2007.
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