On est rarement conscient au moment de prendre son
billet à un guichet de cinéma qu'on va peut-être vivre dans les deux
heures qui vont suivre un moment qui restera à jamais marqué dans nos
mémoires. Peut-être est-ce d'ailleurs préférable, car ce ne sont pas
toujours les films dont on attend monts et merveilles qui nous marquent
finalement le plus. Je n'attendais rien de spécial de ce Requiem for a
dream quand je suis allé le voir pour la première fois le premier mai
2001 (un ami m'y ayant plus ou moins trainé), il est maintenant devenu un
de mes films de chevet, et peut-être parmi ceux-ci celui que j'admire le
plus profondément.
L'histoire est celle d'une descente aux enfers, rythmée en trois saisons,
et l'automne n'a jamais aussi bien porté son nom anglais, fall (chute).
Au début, pourtant, la vie n'est pas si noire pour Harry, sa copine
Maron, son pote Tyrone et sa vieille mère. Certes, les trois premiers
cités se droguent allègrement avec tout ce qui leur passe entre les mains,
mais leur avenir est peut-être justement dans la poudre blanche : un peu
de deal pour se former un petit capital, et ils pourront monter le magasin
dont rêve Marion, styliste en herbe. Quand à la mère, téléphage
accomplie, elle reçoit une invitation pour son émission préférée. Pour
elle, c'est le début d'un régime qui prendra vite des allures de
cauchemar. Pour eux aussi, l'avenir va rapidement s'obscurir, sans
possibilité de retour.
Contrairement à ce que beaucoup y ont vu, ce film n'est pas pour moi un
plaidoyer contre la drogue. C'est, comme son nom l'indique, un requiem, un
magnifique écrin funèbre pour un rêve de printemps qui ne se réalisera
jamais. Le fait que les quatre principaux personnages soient tous accros,
chacun à leur façon, à des substances illicites, est presque accessoire,
et ne sert finalement qu'à fournir sa trame au film. On aura droit,
naturellement, à quelques scènes obligées au coeur du "milieu", mais pas
d'analyse ni de prise de position vraiment manifeste. Loin de condamner
ses héros, Aronofsky semble au contraire éprouver un grand attachement
pour eux. Ils sont tous victimes de leur destin, ou plutôt de leur
condition d'être humain. La drogue est une échapattoire pour eux. Comme le
résume si bien Sara, la mère d'Harry, lors d'une scène bouleversante
(peut-être la plus belle du film) où Harry finit par renoncer à empêcher
sa mère de prendre ses pilules coupe-faim qui sont en train de la
détruire, « it just makes tomorrow alright ». Ça rend les lendemains
possibles (mauvaise traduction, mais on fait ce qu'on peut). « It's like a
reason to get up in the morning » (c'est une bonne raison de se lever le
matin).
Techniquement, on peut ne pas apprécier la façon de filmer de Darren
Aronofsky. Il faut bien avouer qu'il use et abuse parfois d'effets
franchement dispensables, qui iront jusqu'à faire ressembler son film à
une pub branchouille étirée sur deux heures à ceux qui n'apprécieront pas.
Personnellement, cette réalisation tape-à-l'oeil ne me dérange pas dans la
mesure où elle s'intègre bien dans le déroulement de l'histoire, et où
elle les effets, indépendamment de leut intérêt, sont plutôt réussis. Et
puis, la réalisation frénétique de l'hallucinante scène finale vaut tout
de même le détour. Par ailleurs, le rythme du film est vraiment idéal, et
dans leur contenu, quasiment toutes les scènes sont absolument
irréprochables (allez, s'il y en a une que je dois critiquer, c'est
l'irruption des vedettes télé dans le salon de Sara, qui ne convainc pas
vraiment). On passe de la tendresse à l'écoeurement, de l'espoir au drame,
et l'émotion est constamment à son comble (attendez-vous à ressortir
particulièrement secoué de la projection...). Le tout fluidifié par une
musique qui est certainement la plus extraordinaire jamais composée pour
le cinéma. Un mélange de sons éléctroniques et de musique plus ou moins
répétitive pour quatuor à cordes, passant du contemplatif au grinçant en
restant toujours incroyablement belle et en parfaite adéquation avec les
images, à tel point que le simple fait d'entendre le thème principal, même
sans les images, devrait suffire à vous replacer sur des cîmes
émotionnelles rarement atteintes (en tou cas, c'est mon cas).
S'il fallait continuer à encenser ce bijou, il faudrait encore que je dise
énormément de bien des quatre acteurs principaux, tous complètement
imprégnés dans leur rôle. Mais je peux aussi me contenter d'inciter tous
mes lecteurs à voir ou revoir pour la dixième fois ce diamant brut,
extrêmement noir et pourtant si beau, un miracle de cinéma comme il en
arrive trop rarement.
Roupoil, 24 avril 2005.