Chaque année, au mois de mai, le cinéphile affligé par
l'inanité des sorties en salles depuis le Noël précédent, voit une lueur
d'espoir poindre à l'horizon : le festival de Cannes approche, et avec lui
la perspective de voir un ou deux films intéressants. En plus, cette année,
l'ouverture tombe sur une semaine où j'ai du temps libre, je vais pouvoir
profiter des premières sorties. Alors, ça commence par quoi ? Wes Anderson.
Aïe. Ma seule tentative le concernant est une Vie aquatique qui
m'a laissé de douloureux souvenirs et des fourmis dans les jambes chaque fois
que je vois son nom sur une affiche. En même temps, à l'époque, Jicibi le
grand (un ancien condisciple qui fait désormais une thèse sur l'esthétique du
détail au cinéma, spécialiste de Chris Marker de surcroit, on a des références
sérieuses sur ce site !) m'avais assuré que je faisais erreur et qu'il ne
fallait pas jeter Anderson à la poubelle. Eh bien, allons-y, laissons-lui
une seconde chance.
Sur une île perdue vont se croiser les destins de quelques personnages hauts
en couleur : la famille Bishop, avec son père un peu fêlé, sa mère qui se
tape en douce le flic benêt du coin, et sa tribu dont l'aînée est censée avoir
un petit grain, et s'enfuit sans crier gare avec un scout qui vient de déserter
son camp, ledit camp étant tenu de main de maitre (ou pas) par un prof de maths
grotesque. Bref, tout le monde se lance à la recher du couple de fugitifs, qui
découvrent à douze ans le grand amour.
Les préjugés étant redoutables, et le début du film un peu lent, je me suis
dit pendant une petite demi-heure que j'allais encore m'emmerder, et qu'Anderson
allait m'agacer avec son maniérisme. Il faut dire qu'il a son style bien à lui,
fait de rigueur presque géométrique (le coup du prof de maths n'est sûrement
pas un hasard !), ses couleurs pastel (ça j'aime bien), ses dialogues parfois
à la limite de l'absurde, et ses travellings pas très conventionnels. L'ouverture
du film, présentant la famille Bishop, est ainsi un monument d'incongruïté
cinématographique, qui en laissera plus d'un perplexe. En ce qui me concerne,
c'est l'utilisation de la musique de Britten qui a sauvé la séquence.
D'ailleurs, la musique est une composante importante de l'oeuvre, puisqu'elle
est souvent plus qu'illustrative (ça ne cause pas énormément), couvrant un
vaste champ allant de Françoise Hardy à une composition originale très réussie
d'Alexandre Desplat (au passage, ne ratez pas l'excellent générique de fin).
Voila de quoi patienter le temps que tout se mette en place et que les divers
personnages soient un peu cernés. Mais qu'est-ce donc dans la suite du film
qui m'a fait aussi brutalement changer d'avis sur le cinéma du père Anderson ?
À vrai dire, je n'en sais rien. Mais ce qui m'a d'abord touché, c'est cette
amourette de préados qui se prend très au sérieux. Les rôles sont clairement
inversés dans ce film, les adultes étant nettement plus à la ramasse que les
gamins, et ça fonctionne merveilleusement bien. Anderson en profite de temps
en temps pour toucher du doigt des sujets profonds, sans toutefois réellement
les creuser. C'est son style, on reste dans la miniature, mais c'est peut-être
un peu dommage.
Ceci dit, cet art de la miniature, Anderons le maitrise à merveille. Ici,
contrairement à La Vie aquatique, tout se met en place avec une
cohérence et une précision remarquable, et si on ne rit jamais franchement,
on est happés par une histoire qui s'accélère jusqu'à une course-poursuite
trépidante et franchement géniale sous un impressionnant déluge. La poésie
est bien là, le sourire aux lèvres aussi, on a plus envie de quitter le
petit monde farfelu de Wes Anderson.
Il est donc grandement temps que je fasse mon mea culpa : Jicibi, t'avais pas
menti, j'avais rien compris, Anderson est un génie (et je fais des rimes
pourries). Bon, on se fait une petite séance de La Vie aquatique ce
soir ? Mmm, peut-être pas, mais en tout cas, pour une bonne surprise, ce film
a été une sacrément bonne surprise.
Roupoil, 24 mai 2012.