Depuis le temps que mon meilleur ami Yann Michel
m'explique que Mission est l'un des plus grands chefs-d'oeuvres
de l'histoire du cinéma, il fallait bien que je me décide à le voir un
jour. Et le moins qu'on puisse dire est que je ne regrette pas d'avoir
fait l'acquisition du DVD sur la seule base de ce témoignage.
Amérique du Sud (le décor naturel des chutes d'Iguazu est magnifique), au
dix-huitième siècle. Dans une jungle encore sauvage, le père Gabriel
(Jérémy Irons semble avoir été jésuite toute sa vie) est en pleine mission
de conversion des indigènes locaux. Sa méthode : la musique, pour laquelle
ces soi-disant sauvages semblent avoir une inclination naturelle. Au même
moment, au même endroit, Rodrigo Mendoza (Robert De Niro, tout aussi
inspiré) s'intéresse également aux indiens, mais pour des raisons
autrement moins élevées : un sombre trafic d'esclaves au profit des
représentants des gouvernements espagnols et portugais qui se partagent la
région. Il finira pourtant, suite à l'assassinat de son propre frère et
une rédemption inattendue, par rejoindre les jésuites et les Guarani et
les aider à faire prospérer l'ilot de liberté et d'humanité que représente
la mission. Seulement, même au coeur de la jungle, les intérêts politiques
n'ont pas disparu et l'arrivée d'un représentant du pape annonce des temps
difficiles pour les jésuites.
Avec cette passionnante plongée dans l'Amérique fraîchement colonisée des
années 1750, Roland Joffé nous offre plusieurs films, tous plus réussis et
marquants les uns que les autres, en un seul. On a d'abord l'impression
que, sur un fond historique qu'on a encore du mal à cerner, il nous
présente "simplement" l'histoire d'une étonnante rédemption, celle d'un
mercenaire sans âme devenant jésuite paternaliste. Si cette première
partie n'est en fin de compte pas celle qu'on retient le plus, elle offre
quelques très belles scènes (celle d'introduction, qui nous place tout de
suite dans l'ambiance, et surtout celle de la visite du père Gabriel à la
prison, qui amorce la renaissance de Mendoza) et permet de mieux cerner
les personnalités extraordinaires que sont celles de Mendoza et Gabriel
(encore, une fois, bravo aux deux acteurs pour leur performance
éblouissante). D'un côté, un mystique complètement absorbé par sa mission,
inébranlable dans sa foi en l'amour absolu de Dieu, de l'autre impulsif
cherchant un sens à sa vie, et qui ne supportera pas de voir l'idéal qu'il
avait enfin trouvé détruit par la froide obéissance aux intérêts
personnels d'hommes méprisables, catégorie dans laquelle il aurait
pourtant été facile de le fourrer avant sa conversion.
Alors que les deux hommes ont trouvé un terrain d'entente (très belles
scènes contemplatives au fil de l'eau, sur fond de choeurs) dans la
mission, Joffé fait basculer son film vers une étude historique. Tout en
évitant de fastidieuses explications (on n'est pas dans La Controverse
de Valladolid), il réussit en quelques scènes à nous faire comprendre
les enjeux politiques sous-jacents, et à montrer le dessous des cartes, la
bassesse et l'inhumanité totale de colonisateurs sans scrupules. Pour des
raisons absurdes aux yeux des indigènes (ah, la scène où ils essaient de
se faire expliquer pourquoi "Dieu a changé d'avis"), la mission doit être
détruite.
Face à ce drame qui se profile, Gabriel et Mendoza vont tous les deux
faire face, mais leurs routes divergent à nouveau. Le film ne cherchera
pas à juger les deux hommes. D'ailleurs, qui serait capable de dire quelle
est l'attitude la plus vaine, du stoïcisme de Gabriel ou du suicide
organisé par un Mendoza revanchard mais impuissant ? Joffé se contente
donc d'un constat, implacable, et laisse le soin de la réflexion au
spectateur. La scène de l'attaque de la mission, longue, terrible, est
sûrement l'une des plus fortes qu'il m'ait été donné de voir au cinéma.
On ne risque pas d'oublier de sitôt le regard de Jeremy Irons portant sa
croix jusqu'au bout, sous les yeux d'un Mendoza agonisant, ni, quelques
scènes auparavant, le moment où il s'interroge, en regardant ses amis
indiens : "Peut-être auraient-ils préféré qu'aucun de nous ne débarque ici
?".
On ressort de ce film sous le choc, désespéré d'avoir pu voir une nouvelle
démonstration de la bêtise humaine, mais assurément enthousiaste devant
une telle leçon d'histoire, d'humanisme, et surtout, de cinéma.
Roupoil, 11 août 2004.