Powell et Pressburger, vous connaissez ? Ces deux
géants du cinéma brittanique (et même du cinéma tout court) n'ont
peut-être pas par chez nous l'aura qu'ils mériteraient, leurs films
étant bien rarement visibles. En ce qui me concerne, je les ai
découvertes, comme tant d'autres, lors d'une séance de Colonel
Blimp au ciné-club de l'ENS, film dont je garde une souvenir assez
flou mais plutôt bon (j'ai en tout cas bien en tête que c'était un film
assez singulier). Quand s'est profilée une ressortie en salle des
Chaussons rouges en copie numérique tout fraiche, j'ai donc
couru vérifier cette première impression.
Les chaussons du titre, ce sont ceux d'un conte d'Andersen mettant en
scène une danseuse qui ne peut plus s'empêcher de tournicoter une fois
les chaussons enfilés, jusqu'à en mourir. Le film lui-même est uns sorte
de mise en abyme du conte, narrant l'ascension foudroyante de la jeune
Victoria Page au panthéon de la danse, sous la férule inflexible du très
vicieux Lermontov, et sa chute apparement inéluctable.
C'est donc à une sorte de conte moral sur la condition d'artiste que
nous sommes conviés, un sujet palpitant qui, même s'il n'est pas
toujours exploité au mieux ici, suscite quelques interrogations à la
sortie de la salle. Mais ce questionnement ne pointe en fait le bout de
son nez que dans la dernière partie du film, qui commence assez
tranquillement comme une peinture du milieu du ballet au début du
vingtième siècle, avec pour personnage principal un ersatz assez mal
déguisé de Serge de Diaghilev, curieusement affublé du nom d'un écrivain
russe tout aussi réel. Bref, si on aime voir un orchestre au travail ou
des danseurs répéter à la barre, on sera comblés, et ce d'autant plus
que le Technicolor rend ces premières séquences très vivifiantes. On
pourra tout de même regretter un léger manque de réel souffle dans tout
cela, les réalisateurs se plaçant résolument en spectateurs (emerveillés
certes, mais celà suffit-il ?). Seule la toute première scène trouve un
ton emballant. Les bons mots vachards de Lermontov suffisent tout de
même à rendre tout cela très plaisant.
Cette plongée dans le petit monde de la danse culmine lors d'une
représentation intégrale du ballet donnant son titre au film, et qui
nous est présenté sous une forme fantasmée (avec fuites en-dehors du
lieu de la représentation et effets spéciaux à l'avenant) assez
originale et plutôt inspirée. Tout le monde n'aimera pas, mais ça a le
grand mérite de réellement interpeller et faire preuve d'une volonté
artistique intéressante.
C'est moins le cas de tout ce qui se passe après cet apogée. Le film
force assez artificiellement des péripéties dispensables pour atteindre
sa conclusion (n'aurait-on pas pu l'imaginer intervenant largement plus
tôt ?), et dilue fortement son intérêt, au point même que le message
final n'est pas bien clair. Entre la danseuse et le musicien, qui a
vraiment trahi l'autre ? Personne peut-être, l'artiste était simplement
condamné dès le départ. En tout cas, quelle que soit l'interprétation
qu'on en fera, la dernière scène est inoubliable, et sa magnificence
ferait presque oublier les défauts de ce qui précède.
Roupoil, 21 avril 2010