Depuis le jour où j'ai porté aux nues La Double vie
de Veronique, mes fidèles lecteurs n'ont sûrement eu de cesse de se
demander ce que j'attendais pour faire une critique des autres oeuvres de
Kieslowski. La réponse est simple : mes rares autres visions de films du
cinéaste polonais datent de plusieurs années. Même ces trois couleurs,
dont je n'avais jusqu'ici vu que la dernière, j'ai mis quelques mois avant
de me décider à y jeter un oeil. Peut-être encore une fois la peur (voire
la certitude ?) d'une déception quand on a l'impression d'avoir atteint
des cîmes insurpassables avec le précédent film. En plus, un film qui
s'appelle Bleu, c'est presque de la provocation avec moi :-).
C'est l'histoire d'une femme qui a tout perdu dans un accident de voiture.
Son mari et sa fille y ont laissé la vie. Incapable de détruire
physiquement la sienne, elle décide de couper tous les ponts avec son
existence d'"avant" et de ne plus rien faire. Mais peut-on réellement
disparaitre ainsi ? Le souvenir la hante, et des rencontres inévitables,
ainsi que l'attachement d'un homme, vont la forcer à refaire surface.
Il y a des films qui mettent du temps à démarrer, où il faut faire
l'effort de rentrer dans l'esprit du réalisateur pour apprécier pleinement
son travail. Pas de ça ici ; en dix minutes et à peine plus de mots,
Kieslowski nous détruit aussi sûrement que son héroïne. Je ne peux
m'empêcher de comparer Bleu avec La Double vie de
Veronique. Après tout, les deux oeuvres se succèdent dans la
filmographie de Kieslowski, et lui-même glisse quelques allusions peu
subtiles, comme l'évocation du musicien fictionnel Van den Budenmayer. Les
thèmes des deux films sont d'ailleurs les mêmes : l'amour, la mort, la
musique. Dans les deux cas, la musique va de pair avec la mort, et l'issue
passe par l'amour. Et pourtant, en deux ans, quelle évolution dans le
style ! Kieslowski est passé du stade d'apprenti-sorcier qui transforme en
or tout ce qu'il touche à celui de maître complètement conscient et sûr de
ses choix. Bleu est un film qui, par sa lenteur et ses effets de
réalisation très réfléchis (cadrages improbables, et bien sûr
l'utilisation de la couleur) pourra en agaçer certains. Pour moi, au
contraire, il réussit l'exploit d'atteindre en permanence le but souhaité,
et, pour ne citer qu'un exemple, l'utilisation des coupes noires pour
évoquer les souvenirs de Julie, loin d'être un effet gratuit, sont un
formidable moyen d'exprimer l'état d'esprit de l'héroïne.
Car ce film est avant tout un étonnant portrait de femme perdue. Rien de
spectaculaire dans le déroulement de l'intrigue, les mauvaises langues
pourraient prétendre qu'il ne se passe rien, certes, mais Kieslowski
observe justement ce vide avec une sidérante acuité. Il est bien sûr
soutenu par l'interprétation de Juliette Binoche, et par la musique
de son fidèle comparse Zbigniew Preisner, qui joue comme d'habitude un
grand rôle. On retrouve d'ailleurs un certain nombre de leitmotives du
réalisateur, comme le passage avec la petite vieille toute voûtée, ou
encore les visites à la mère qui n'a plus toute sa tête.
Que dire de plus ? Rien, ce film atteint dans son genre une sorte de
perfection qui se passe de tout commentaire. On ne m'en voudra pas, comme
c'est souvent le cas, de conserver un petit faible pour le précédent,
moins abouti et maitrisé mais porté par un formidable élan de génie.
Celui-ci est certainement l'oeuvre la plus indiscutable de son auteur.
Roupoil, 30 novembre 2006.