Il n'est déjà souvent pas facile de se faire une idée
objective d'un film mythique, tant on a été influencé par les critiques ou
avis divers avant même d'en avoir vu une image. Mais c'est peut-être
encore pire quand on découvre ce film via une version longue et que l'on
connait approximativement les différences avec l'original. C'est à un
drôle d'exercice que je vais donc me livrer aujourd'hui : la critique en
parallèle de deux films, dont un que je n'ai jamais vu...
Pour préciser un peu plus, je n'ai pas lu nom plus Heart of
darkness (Au coeur des ténèbres), le bouquin de Conrad dont est
inspiré le film. L'intrigue en est transposée au Viêtnam, où le capitaine
Willard s'ennuie ferme dans sa chambre d'hôtel de Saïgon, manifestement
hanté par les souvenirs de ses combats dans la jungle. Il va avoir
l'occasion d'y retourner pour accomplir une curieuse mission secrète :
retrouver et abattre le colonel Kurtz, brillant officier apparemment
devenu fou, qui a créé un étrange enfer sur terre dans un village
cambodgien.
Ne nous méprenons pas, Apocalypse now n'est pas un film de guerre
au sens traditionnel du terme. C'est une réflexion sur la guerre, et sur
les effets qu'elle peut avoir sur le comportement humain. On voit très peu
de combats dans le film, et le fait que la moitié des compagnons de route
de Willard soient des bras cassés qui se feront tuer avant même d'avoir eu
le temps de se battre est assez révélateur. Peut-être aussi une façon de
montrer à quel point cette guerre du Viêtnam a été différente de ce qu'on
a l'habitude de voir sur un écran de cinéma : pas de combats frontaux,
mais un minage beaucoup plus insidieux du moral des troupes adverses via
des opérations plus ciblées et souvent teintées s'une indicible horreur.
C'est bien le sujet qui préocuppe Coppola : la réaction des hommes face
aux horreurs de la guerre. Premier bon point, il n'y a pas de parti pris,
si ce n'est celui de Willard (ou des autres personnages par moments), dans
la narration. Les deux principaux personnages d'officiers américains
(Kilgore et Kurtz) sont aussi effrayant que ce qu'on peut entendre sur les
actions viêtnamiennes au cours du film. L'invraisembable jovialité de
Kilgore, plus préocuppé par le surf que par le sort des ennemis (si ce
n'est quand il s'agit d'être conforme à une certaine image de marque de
l'officier, inflexible mais humain quand il s'agit de sauver un gamin
viêtnamien après en avoir massacré quinze lors du bombardement) et si bien
résumé par sa réplique culte « I love the smell of napalm in the morning »
(j'aime l'odeur du napalm le matin), fait froid dans le dos.
C'est en quelque sorte le point de départ du voyage, intérieur plus
qu'autre chose, de Willard. La question est posée explicitement : « Qu'a
donc bien pu faire Kurtz pour être à ce point stigmatisé par la
hiérarchie, quand on voit déjà comment se comporte un Kilgore ? ». La
réponse viendra après un long cheminement sur une rivière qui semble par
ailleurs curieusement épargnée par les combats (encore une fois, la
violence n'intervient que par à-coups, aussi saisissants que brefs). Ou
plutôt, l'absence de réponse. Car, une fois pénétré le territoire de
Kurtz, on entre dans un autre monde, où la réalité à laissé place à une
folie mystique perturbante. On a beau voir les atrocités perpétrées dans
ce camp retranché, il est très difficile de condamner en bloc Kurtz,
surtout après avoir écouté ses justifications (incroyables scènes avec
Brando à peine visible et pourtant totalement présent). Willard aussi a du
mal à se faire une opinion. Il tranchera finalement d'un coup de machette
définitif, mais pour le spectateur, les questions restent nombreuses.
C'est toute l'incroyable force de ce film, qui réussit de bout en bout à
mener une réflexion très intelligente sans imposer de conclusion.
Le reste n'est presque que détail, mais on ne peut tout de même pas passer
sous silence l'impressionnante photographie du film. Les images sont en
permanence sublimes, et aident à faire passer relativement facilement les
trois heures et quelque du film (en version longue). Relativement, car il
reste quelques passages peut-être évitables à mon goût, comme par exemple
celui de la plantation française. Certes, donner un autre éclairage sur la
guerre du Viêtnam est fort intéressant, mais la séquence, assez longue,
casse un peu le rythme du film par cette irruption soudaine de personnages
alors que jusque-là tout ou presque se passait dans la tête de Willard. Je
pense que la version initiale doit être plus satisfaisante de ce point de
vue, même si la version longue reste étonamment digeste pour un film de
plus de trois heures.
Si vous avez envie d'assister à autre chose qu'à une suite de fusillades
sans réflexion associée, ce film de guerre-là est fait pour vous. Je vais
sortir un beau lieu commun si je conclus avec une phrase du style « Un
film comme on n'en fait plus aujourd'hui », mais c'est vraiment ce qui me
vient à l'esprit quand je revois ce qui est selon moi le plus grand film
de Coppola.
Roupoil, 27 avril 2004.