Réponse à Jacques Littauer sur le revenu universel

Monsieur Littauer,

Dans un bref article paru en page 4 de Charlie Hebdo numéro 1491 du 17 février 2021, vous exprimez un dégoût contre l'idée de revenu universel.

[photo de l'article]

Je suis surpris et un peu déçu de vous voir exprimer ces idées, d'autant plus qu'outre Milton Friedman et Benoît Hamon, l'idée de revenu universel avait également largement séduit Oncle Bernard.

Ce que vous dénoncez dans votre article, c'est la version minimaliste du revenu universel, qui peut être, il faut en convenir, une escroquerie pour affaiblir l'état providence.

Mais ce n'est pas la seule version possible. Permettez-moi d'essayer de vous transmettre mon enthousiasme pour une version plus ambitieuse du revenu universel, et essayer de vous convaincre qu'elle est l'élément essentiel d'une politique de gauche.

Je viendrai à l'économie et à la politique dans quelques paragraphe, mais je vais commencer par parler de philosophie et d'éthique, car c'est à mon avis l'argument qui explique comment cette idée peut tellement bien marcher. J'expliquerai ensuite comment le revenu universel peut ouvrir la voie à la réduction du temps de travail et à de meilleurs salaires.

Le problème éthique est celui de la propriété privée. Nous vivons dans un monde qui est presque entièrement la propriété d'individus privés. Et nous ne recevons pas, à la naissance ou à la majorité, une part de ce monde, un lopin de terre à nous, à part les quelques uns qui ont su bien choisir leurs parents. En conséquence, nous sommes obligés de nous soumettre à la volonté d'autrui pour obtenir les moyens de notre survie.

Un système de propriété privée n'est pas acceptable sans mécanisme de compensation.

Le revenu universel est une des formes que peut prendre cette compensation.

J'ai envie de le dire autrement. Le monde était là avant nous. Si on peut dire que le monde appartient à quelqu'un, il faut dire que le monde nous appartient à tous. Ceux qui prétendent en posséder un bout ne sont que titulaires d'une concession perpétuelle. Le revenu universel est la part qui revient à chacun du loyer de cette concession.

Il y a d'autres manières de présenter symboliquement le revenu universel que de dire qu'il nous paye à ne rien faire.

On peut considérer que le revenu universel est notre salaire pour notre travail de citoyen. Il ne suffit pas de voter, il faut d'abord se renseigner pour bien voter. Ça demande du temps et des efforts, c'est un travail.

On peut également considérer que le revenu universel est la reconnaissance de tous les travaux non rémunérés pourtant indispensables au bon fonctionnement de la société. En l'état actuel, on peut être subventionné pour payer quelqu'un à garder ses enfants, mais pas être subventionné pour garder ses propres enfants ; c'est toute l'absurdité d'une société sans revenu universel.

J'en viens aux considérations pratiques, aux modalités de mise en place. Et je commence bien sûr par le montant.

Un revenu universel, un vrai, doit être suffisant pour vivre. Frugalement, certainement, mais décemment, au moins. Ça se voit d'ailleurs dans le nom en anglais : « universal basic income », il fournit une base pour vivre.

Vous opposez le montant de 1500 € au montant dérisoire de 500 €. J'ai personnellement vécu pendant quelques années avec l'équivalent d'environ 1500 € par mois, donc je sais assez ce que ça représente. C'est très loin d'être le luxe, mais outre vivre décemment je pouvais m'offrir des livres, de l'équipement informatique, quelques trajets en TGV, et même épargner de manière non négligeable.

Le seuil de pauvreté est estimé actuellement estimé à 1041 €. C'est à mon avis une somme raisonnable pour servir de base au revenu universel.

Pouvons-nous nous le permettre ? Je constate qu'il n'y a en France pas de pénurie de nourriture, de vêtements, ni même de logements. Donc nous avons les moyens de fournir à tous une vie décente.

Ensuite, le revenu universel n'est une menace contre la protection sociale, la retraite et la réduction du temps de travail que si on souhaite qu'il le soit.

À terme, le revenu universel aurait vocation à remplacer beaucoup de prestations sociales, c'est vrai. C'est souhaitable, parce que tant de prestations sociales sont juste très mal conçues, elles stigmatisent les pauvres et les empêchent de s'élever au dessus de la pauvreté. Mais ça ne veut pas dire qu'il faut tout supprimer d'un coup. Ce qu'il faut, c'est mettre en place le revenu universel et le laisser agir. Ce n'est qu'ensuite, quand le nouvel équilibre commence à être visible, qu'on peut envisager de réduire ou supprimer des mesures devenues obsolètes.

En ce qui concerne la retraite, il s'agit d'une partie de nos revenus que nous avons gardée pour plus tard. Il n'y a aucune raison de le changer à cause du revenu universel. La retraite et le revenu unviersel s'additionnent, c'est tout. (Il faut une réforme en fond de la retraite pour permettre la réduction du temps de travail, mais c'est indépendant.)

Vous parlez de plein emploi. Beaucoup de gens parlent de plein emploi. Mais de quoi est-il question au juste ? Voulons-nous que le prochain Mozart perde son temps dans un centre d'appels ou à livrer des repas ?

Pour moi, la seule manière acceptable de comprendre le plein emploi, c'est que tous ceux qui le souhaitent puissent travailler. J'insiste bien : qui le souhaitent. Comme le revenu universel permet à ceux qui ne veulent pas travailler de s'en dispenser, il rend plus facile à ceux qui le souhaitent de le faire. Le revenu universel n'exclue pas le plein emploi, il le rend possible. Et il élimine les « bullshit jobs ».

De plus, le revenu universel renforce considérablement le pouvoir de négociation des travailleurs. En situation de conflit social, le revenu universel est une caisse de grève confortable et à durée illimitée. Largement de quoi permettre aux travailleurs d'exiger des salaires décents et plus de loisirs. Les travaux pénibles, en particulier, devront être payés décemment, faute de quoi personne ne voudra les faire.

En conclusion, les arguments que vous donnez sont des choses auxquelles il faut être attentif, des écueils à éviter qui ne seraient que trop crédibles si la mesure est mise en place par des filous.

Mais si le revenu universel est mis en place par des gouvernements qui souhaitent réellement améliorer le lot des habitants, alors il devient la clef de voûte d'une société où personne ne connaît la misère, où chacun peut travailler exactement autant qu'il le souhaite pour des salaires corrects.