QU’ EST-ce qu’ UnE ESPECE RARE ?
Origines et
fonctionnement de la rareté naturelle
Aurélie Garnier,
Travail bibliographique DEA BEFA
SOMMAIRE
Introduction
1 Evolution des théories sur la rareté :
pourquoi une espèce est-elle rare ?
1.1 Existe-t-il une relation entre l’âge d’une espèce et son
aire de répartition ?
1.1.1 L’hypothèse AGE AND AREA de Willis (1922)
1.1.2 Théorie de
l’endémisme relictuel (relicutal endemism)
1.2 La rareté est-elle due à un manque de
compétitivité ?
1.3 La rareté en relation avec les facteurs écologiques
1.4 Vers une explication synthétique de la rareté :
La GENE
POOL-NICHE INTERACTION THEORY de Stebbins (1980)
1.5 Récapitulation : origines et maintien de la rareté
2 Recherches actuelles sur les aspects génétiques et
l’évolution des systèmes de reproduction chez les espèces rares
2.1 Point méthodologique : intérêts de la comparaison
espèce rare/ espèce cousine commune
2.2 La rareté est-elle synonyme de faible diversité
génétique ?
2.2.1 Le paysage
théorique
2.2.2 Qu’en est-il des
recherches actuelles sur le sujet ?
2.3 Systèmes de reproduction et rareté
2.4 Existe-t-il des avantages sélectifs à être rare ?
Conclusion
Introduction
La notion
d'espèce rare semble au premier abord évidente, instinctive. Qu'est-ce qu'une
espèce rare? C'est une espèce difficile à trouver, peu fréquente, représentée
par un petit nombre d'individus. Mais si on l’observe d’un peu plus près, la
rareté nous réserve des surprises: une espèce rare à l'échelle d'un pays peut
apparaître localement abondante dans une région particulière. L’espèce est à la
fois rare par endroits et commune ailleurs: la rareté semble dépendre du lieu. Par ailleurs, la
rareté semble être intimement associée à
un type de milieu: une espèce caractéristique des tourbières ou des hautes
montagnes est introuvable ailleurs.
La
caractérisation de la rareté apparaît donc déjà comme multiple et ne se résume
pas à une simple définition.
Ainsi, de
tous temps, les espèces naturellement rares ont été un objet d'étude privilégié
pour les scientifiques qu'elles intriguaient. De nombreuses théories se sont
succédées pour tenter de définir, d'expliquer la rareté naturelle, de la
comprendre, faisant intervenir l’âge des espèces, leur histoire évolutive, leur
diversité génétique ou encore la spécificité de leur habitat. Nous allons
parcourir ces idées successives, qui s'invalident parfois mais se complètent le
plus souvent les unes les autres, afin de mieux appréhender la complexité du phénomène
de rareté et la diversité des processus en jeu.
Aujourd'hui
encore la rareté est à la mode car les préoccupations relatives à la protection
de la biodiversité engendrent de grandes vagues d'études des espèces rares et
menacées (qu’elles soient rares naturellement ou mises en danger par les
activités humaines), notamment des études génétiques approfondies, dans un but
de compréhension pour une meilleure protection. Nous nous pencherons sur les
recherches menées actuellement (ou récemment) à ce sujet et sur ce qu'elles
peuvent apporter pour la compréhension de la rareté naturelle, et dans la
validation des théories.
La rareté et l’endémisme ont depuis longtemps intrigué
les naturalistes qui s’interrogeaient sur les raisons du confinement de
certaines espèces à des aires limitées ou à
des milieux très particuliers. Dès 1820, De Candolle trouvait déjà curieux ce
phénomène inexpliqué et introduisait le terme « endémique » pour désigner
certains genres, certaines familles ou encore certaines espèces qui
n’apparaissaient que dans un certain lieu, et nulle part ailleurs. Le lieu
considéré pouvait être d’aire variable, et De Candolle ne réduisait pas sa
définition aux espèces n’occupant qu’une aire minuscule, comme cela a pu être
le cas par la suite (De Candolle, d’après Anderson (1994)). Bien
que rareté et endémisme soient des termes souvent associés, voire pris l’un
pour l’autre, ils ne sont pas équivalents, même s’ils concernent le même
registre. Que l’on parle d’une espèce rare
ou d’une espèce endémique, l’idée de
fragilité, de valeur, de danger latent qui pèse sur l’espèce est toujours
sous-jacente. Les différences entre les deux qualificatifs sont assez subtiles.
Le terme « rare » qualifie en général des
espèces qui vérifient au moins une des deux caractéristiques suivantes :
- de faibles
effectifs,
- une aire de
distribution relativement restreinte.
Le terme « endémique », lui, fait référence à l’habitat* de l’espèce, qui
présente au moins une des deux spécificités suivantes :
-habitat très localisé, (un seul endroit du globe)
-habitat caractérisé par des conditions
environnementales particulières, spécifiques d’un type de milieu.
On peut tout de suite
s’apercevoir qu’une espèce endémique
n’est pas nécessairement considérée comme rare : il suffit que son
milieu de prédilection soit largement représenté sur Terre, ou de grande
taille. Par exemple une plante spécialiste (donc endémique) des substrats
sableux n’est pas « rare » à proprement parler, vu la quantité de
tels milieux sur Terre. De même, une espèce qui serait endémique d’Australie ne
serait pas forcément rare, vu la surface de ce pays. De plus, une espèce
endémique peut présenter des effectifs élevés, si elle a eu la possibilité de
bien se multiplier dans son habitat. A l’inverse, une espèce rare n’est pas
nécessairement endémique, même si c’est le plus souvent le cas. On peut prendre
l’exemple du loup : il se trouve à plusieurs endroits sur le globe, et ne
vit pas sur un milieu hyperspécifique. Cependant, les actions de l’homme à son
encontre l’on fait devenir rare dans certaines régions. On considérera par la
suite qu’une espèce rare est généralement endémique, et l’étude de l’endémisme
fera partie intégrante de notre travail sur la rareté.
Le bloc 1.
donne quelques précisions sémantiques qui seront nécessaires pour s’y retrouver
entre les différents types de rareté et d’endémisme sur lesquels sont fondées
les théories successives que nous allons aborder.
Þ
Pourquoi
est-elle rare ? Parce qu’elle est jeune et n’a pas encore eu le temps de
s’étendre !
Une observation toute simple
du déroulement de la vie d’une espèce est le fondement de la théorie Age and Area de Willis. Une espèce
naît sur une aire restreinte. Elle s’étend au cours de son existence à partir
de son aire d’origine. Sa répartition actuelle dépend du temps dont elle a
disposé pour s’étendre et, entre deux espèces proches, la plus vieille sera
celle qui se sera étendue le plus loin. Cette théorie s’applique bien aux
espèces invasives, qui ont été, aux débuts de leur histoire, d’aire
géographique restreinte (et ont même pu à l’époque être cataloguées comme
rares), puis se sont étendues par la suite au fil du temps.
Gleason (1924) souligne certaines
limites de cette théorie : d’une part, Age
and Area désigne les espèces endémiques comme jeunes, alors qu’il peut
s’agir de vieilles espèces qui n’ont pas
eu la possibilité de s’étendre, à cause d’un habitat restreint par exemple
(comme les endémiques locales insulaires, ou les endémiques strictes vivant sur
des milieux d’aire très restreinte), et/ou de faibles capacités de dispersion (Gleason 1924).
D’autre part, Willis ne considère
pas les éventuels retraits d’espèces
(suite par exemple à une dégradation d’une partie de leur habitat, ou à des
modifications climatiques), qui, en se retirant, laissent derrière elles des
populations relictuelles*. Les arguments des paléontologues de l’époque vont
également à l’encontre de cette théorie : nombreux sont les cas où l’espèce
présente actuellement une aire de distribution restreinte, alors que les
fossiles découverts correspondant à cette espèce montrent qu’elle était
largement distribuée à des époques antérieures : cas des Magniolia, Araucaria,
Taxodium (Berry 1924). L’analyse des fossiles soutient l’idée que les
espèces ont une histoire de vie finie, qu’elles naissent, acquièrent au cours
de leur vie vigueur et réussite, inventent des formes nouvelles et finissent par s’éteindre (Sinnott 1924).
La théorie Age and area est restrictive et ne saurait être appliquée à tous
les cas d’espèces rares. Si elle ne permet pas de relier de manière simple et
généralisable l’aire d’une espèce à son âge, elle met en avant un facteur
important entrant dans le mécanisme de rareté : l’histoire de l’espèce, via la notion d’âge. C’est de plus la
première tentative de théorie sur l’origine de la rareté, qui se voulait
généralisable à toutes les espèces.
Pour compléter Age and Area afin d’englober une plus
grande partie des cas observés de rareté, des botanistes (dont Stebbins) se sont
attachés à différencier deux types d’endémisme (local) selon l’âge du taxon:
-le paléoendémisme
est représenté par de vieilles espèces relictuelles, qui auraient été largement
répandues auparavant. D’après Stebbins, ce serait le résultat d’une
constriction progressive de leur habitat au cours du temps.
-le néoendémisme correspond à de récentes espèces, tout juste différenciées de l’espèce
parente, et qui sont susceptibles d’étendre leur aire et leur pool génique* (Stebbins 1980). Les espèces néoendémiques vérifient la théorie Age and Area, puisqu’elles pourront
potentiellement étendre leur aire au cours de leur histoire.
La relation
entre l’aire de répartition d’une espèce et son âge n’est donc pas si simple et
elle fait intervenir l’histoire évolutive d’une espèce, les éventuels
migrations, retraits, extensions, qui ont pu produire la distribution observée
à l’heure actuelle.
L’espèce
n’est pas seule dans son milieu mais entourée de compétiteurs* et d’exploiteurs
avec lesquels elle interagit en permanence. Si une espèce est confinée dans un
habitat restreint, serait-ce parce que c’est le seul milieu que lui laissent
ses compétiteurs et exploiteurs, et où elle n’est pas exposée à leurs effets
néfastes ?
La compétition avec d’autres
espèces et l’exploitation par des prédateurs ou des herbivores interviennent
dans la répartition des espèces, pour les endémiques locales et strictes ainsi
que les espèces à répartition clairsemée et peu dense. Ces types d’espèces n’arriveraient
pas à « s’imposer » sur de larges étendues du fait d’une moindre
compétitivité. L’état d’endémisme ( avec éventuellement des effectifs élevés)
serait une position « refuge », l’état clairsemé serait un échec à
maintenir des effectifs plus grands.
Pour Griggs (1940), une espèce
est rare à cause de son insuccès à établir une descendance qui puisse être
compétitive pour l’habitat. « L’explication de la rareté doit reposer sur
une évaluation de la compétitivité* des espèces » (Griggs 1940). D’après lui, les facteurs climatiques et édaphiques*
ne sont pas les causes premières de la rareté, mais bien la compétitivité d’une espèce. .
Voici deux scénario d’apparition
d’espèces endémiques, en réponse à une fuite face aux compétiteurs/exploiteurs:
1. L’endémisme strict, ou fuir
les compétiteurs en s’adaptant à des conditions extrêmes
Une espèce ayant des difficultés
à survivre face à ses compétiteurs est susceptible de développer une adaptation
pour un milieu aux conditions très rudes (telles qu’une toxicité du sol), si
elle possède dans son pool génique des allèles de résistance, qui peuvent être
sélectionnés sur ce milieu (Kruckeberg et Rabinovitz, 1985). L’avantage pour
l’espèce de s’y implanter est l’absence de compétiteurs sur ce milieu. Une fermeture du système de reproduction est
sélectionnée (par exemple un passage de l’allogamie* à l’autogamie*) car les
flux de gènes en provenance des populations environnantes mal-adaptées sont
néfastes pour l’adaptation locale* en cours. Cet isolement reproducteur conduit
à terme à une spéciation. Une fois installée, l’espèce peut s’y développer à
son aise, mais ne peut pas s’étendre ailleurs, car elle serait remise en
contact avec les compétiteurs. Elle reste cantonnée à cet habitat contraignant,
elle est une endémique stricte.
Des expériences de conservation ex-situ ont montré que des endémiques
strictes spécialistes de milieux difficiles (pelouse calcaire, acidophile ou
tourbière) se développaient parfaitement, voire mieux sur milieu neutre que sur
leur substrat habituel, en l’absence de
compétiteurs. Les conditions
particulières de leur habitat naturel ne sont donc pas indispensables à leur
survie mais c’est l’absence de compétiteurs dans cet habitat qui représente un
fort avantage.
C’est ce type d’espèce que Drury
décrit comme « très attachées à leur aire habituelle et peu enclines
à coloniser de nouvelles aires ou des aires anciennes une fois qu’elles les ont
abandonnées » (Drury 1980). Ces espèces seraient « préadaptées » à la
rareté, la préadaptation reposant dans la préexistence, dans des populations
sur substrat neutre, de gènes de résistance aux milieux difficiles. On imagine
que les endémiques strictes seraient issues d’espèces à grande variabilité
génétique (dont le pool génique disposerait de différents gènes de résistance),
susceptibles de donner naissance à des populations résistantes à des conditions
drastiques.
Dans le cas de l’adaptation aux
métaux lourds (endémisme strict sur substrat surchargés en métaux lourds), on
observe des apparitions rapides, multiples et indépendantes de populations
résistantes, comme dans le cas d’Arabidopsis
Hallieri (Brassicaceae). Le même nom d’espèce est donné aux individus des
populations résistantes, ce qui sous-entend un processus de spéciation multiple : plusieurs
événements indépendants de spéciation auraient conduit à l’apparition de
l’espèce résistante. Mais seule une analyse phylogénétique peut montrer si
l’ensemble des populations résistantes forme bien une espèce résistante à part
entière ou au contraire une multitude d’espèces distinctes.
La
compétition est donc une pression de sélection qui peut conduire une espèce à
s’adapter à des conditions extrêmes, à devenir endémique stricte de milieux
difficiles.
Tous les cas d’endémisme strict,
même dans des milieux rudes ne sont pas forcément le fait de l’interaction avec
des compétiteurs et le résultat d’événements de création multiples. En effet,
comment expliquer qu’une espèce endémique des montagnes (milieu rude, endémisme
strict) puisse être trouvée sur des sommets extrêmement éloignés les uns des
autres ? L’hypothèse d’un événement de spéciation unique sur un sommet
donné puis de colonisation des autres sommets est peu plausible. De même qu’une
hypothèse faisant intervenir des événements de spéciations multiples sur chaque
sommet montagneux. Darwin avait proposé une solution intéressante (aujourd’hui
globalement acceptée) qui fait intervenir le facteur climat et repose sur l’alternance des périodes glaciaires et
interglaciaires. Le scénario qu’il propose se résume comme suit (traduction
d’après le texte original):
Au plus fort de la période glaciaire, les
montagnes se couvrant de neige, les espèces sont descendues et occupent les
vallées. Au retour de la chaleur, les espèces se retirent vers le Nord et migrent
vers les régions arctiques, où la température devient compatible avec leur
développement. A mesure que la neige quitte les pieds des montagnes, les formes
s’emparent de ce terrain déblayé devenu propice et remontent de plus en plus
haut vers les sommets. Lorsque la chaleur sera complètement revenue, les mêmes
espèces qui auront précédemment vécu dans les vallées des régions tempérées, se
retrouveront tant dans les régions arctiques que sur les sommets de montagnes
très éloignées les unes des autres (Darwin 1859).
Ici, une espèce présente
initialement dans les vallées est devenue une endémique des sommets montagneux
non pas à cause de compétiteurs qui ne lui auraient laissé que cette solution,
mais à cause de modifications climatiques.
2. L’espèce fuit ses
prédateurs et compétiteurs en se réfugiant sur une île isolée :
Une espèce qui aurait des
difficultés à se maintenir à cause d’une grande pression de compétiteurs et
exploiteurs peut trouver sa place dans un milieu « vide », dépourvu
de prédateurs, parasites, herbivores, compétiteurs, tel qu’un habitat pionnier,
de début de succession ou encore une île isolée au beau milieu de l’océan,
encore vierge, comme le souligne Griggs (1940).
En effet,
imaginons que par hasard quelques individus d’une espèce en difficulté face à
ses compétiteurs parviennent jusqu’à un site isolé, vierge de tout compétiteur
et prédateur. Ils s’y installent donc et s’y développent facilement. La
dispersion des individus à l’extérieur de ce site refuge est cependant contre-sélectionnée
du simple fait de l’infime chance qu’aurait un dispersant de trouver un autre
milieu favorable, vu l’isolement géographique de son site refuge. Les individus
qui n’investissent pas dans la dispersion sont sélectivement avantagés par
rapport à ceux qui le font. L’espèce ne disperse donc plus et reste confinée à
son refuge. De nombreuses études ont montré de tels cas de disparitions d’aptitude
à la dispersion chez des espèces habitant des sites isolés géographiquement. Drury
(1980) cite notamment l’exemple de râles ayant perdu leur capacité de vol, des
tiques incapables de disperser, des coléoptères aptères. Isolée génétiquement,
elle diverge de l’espèce source, ce qui peut mener à une spéciation.
Stebbins
(1980) compare les Genévriers et les Cyprès (deux genres voisins de Conifères)
sur le critère d’aptitude à la dispersion, et souligne que les Genévriers, qui
possèdent les meilleures mécanismes de dispersion (des graines contenues dans
des fruits qui seront mangés par les animaux) sont généralement des espèces à
aire de répartition large, alors que les Cyprès, qui n’ont pas ces mécanismes
de dispersion des graines, ont pour la plupart des aires de répartition
restreintes géographiquement.
Mais il
faut faire attention à la relation cause-conséquence « faible
dispersion/aire géographique restreinte » : quelle est la cause,
quelle est la conséquence ? On a vu ci-dessus que la dispersion était
contre-sélectionnée chez une endémique stricte d’un site isolé : ici l’aire de distribution restreinte (la
cause) produit une faible aptitude à la dispersion (la conséquence), du fait de l’isolement géographique du site. Dans
d’autres cas, l’espèce est peu étendue (conséquence) car ses faibles capacités
dispersives (cause ) l’en empêchent.
L’étude de la Centaurée de la
Clape (Freville 2001) montre le même genre de processus de perte d’aptitude
à la dispersion suite à un isolement géographique. Le complexe d’espèces
Centaurées présent dans ce massif est constitué d’une espèce commune (C. maculosa ssp. maculosa) et d’une
espèce rare, endémique des falaises rocheuses de ce site (Centaurea corymbosa (Asteraceae)). Les auteurs ont montré que
l’endémique avait des capacités de dispersion des graines très limitées ce qui
expliquerait l’existence de sites favorables
pourtant non colonisés. L’espèce endémique serait issue du taxon commun qui
aurait réussi à installer des individus dans les habitats de falaises
rocheuses, très isolés les uns des autres, aux conditions très difficiles, mais
vierges de compétiteurs. L’isolement génétique qui s’en suit aurait mené à la
spéciation de Centaurea corymbosa.
Ici, c’est un fonctionnement en
métapopulation* qui est à l’origine de l’apparition d’un taxon endémique :
certaines des populations étant particulièrement isolées génétiquement et
géographiquement des autres ont dérivé de façon indépendante.
Le succès de ces espèces endémiques, qui ont réussi à
s’implanter dans un milieu à l’abri des exploiteurs et compétiteurs consiste
davantage en la capacité de se maintenir dans la zone refuge, plutôt que
d’étendre leur aire. Ces espèces sont
par contre fortement exposées aux risques de destruction de leur habitat, car
elles sont incapables de s’adapter à un nouveau site aux conditions différentes
Il y a
pourtant des espèces qui tentent de subsister en se maintenant tant bien que
mal dans les habitats où sont présents leurs compétiteurs et exploiteurs, sans
pouvoir s’installer dans un milieu vierge. Ces espèces-là montrent des
répartitions clairsemées, à faibles densités, avec des populations résiduelles
et fragmentées. Mauvaises compétitrices, ou incapables de disperser pour étendre
leur aire de distribution, elles subsistent çà et là.
Dans
certains cas, l’interaction « plante/herbivore spécialiste* » peut
conduire au maintien de faibles densités chez les deux espèces, comme l’ont
étudié Kery et al.(2001) sur le
couple Gentiana cruciata (Gentiane
endémique des prairies calcaires très anthropisées)/Maculinea rebeli (Papillon se nourrissant exclusivement de Gentiana cruciata). Si une population de
G. cruciata est de trop faible
densité, elle procure une ressource insuffisante au papillon qui voit ses
effectifs diminuer. Les petites populations de Gentiana cruziata ne sont donc pas soumises à la pression
d’herbivorie. Par contre, si la population devient trop dense, elle redevient
une ressource suffisante pour l’herbivore spécialiste et subit une forte
pression d’herbivorie. L’interaction
trophique entre les deux espèces est responsable du maintien des faibles
densités chez la Gentiane (et donc également chez le papillon) (Kery et al. 2001).
Depuis, il
a été montré que sous le nom d’espèce «Maculinea
rebeli» se trouvait un complexe de plusieurs espèces de papillons (non
différentiables visuellement, mais différentiables génétiquement), chacune
étant spécifique d’une espèce de fourmi qu’il parasite. La rareté du papillon
est le fait de deux spécificités : sa ressource en tant qu’herbivore, son
hôte fourmi en tant que parasite. On pourrait parler d’endémisme d’hôte., comme spécificité du parasite à un hôte bien
particulier.
L’origine de certains endémismes stricts et locaux
serait expliquée par les interactions de compétition et d’exploitation entre
les espèces, qui pousseraient une
espèce peu compétitrice à se retrancher dans un milieu libre de tout
compétiteur et exploiteur.
Oublions pour le moment les
interactions entre l’espèce rare et les autres espèces exploiteurs ou
compétiteurs et attardons-nous quelques instants sur l’interaction entre nos
espèces rares et le milieu dans lequel elles vivent.
Drury (1980) ainsi que Kruckeberg
et Rabinowitz (1985) notent que la distribution géographique en mosaïque des
espèces endémiques strictes reflète les discontinuités géologiques des terrains
qu’elles habitent. Ils observent que dans de nombreux cas, les endémiques
strictes occupent des habitats discontinus, aux conditions climatiques et
édaphiques particulières, spéciales, différentes des conditions alentours. Dans
une région climatique donnée, le fractionnement du paysage par des
discontinuités physiques et/ou chimiques produit une multitude d’habitats discrets
susceptibles d’être occupés par des endémiques strictes, bien adaptées à ces
conditions du milieu tout à fait singulières. Ils en déduisent que les multiples discontinuités créées par les
processus géologiques seraient peut être la cause ultime de la rareté locale et
de l’endémisme strict (Drury 1980; Kruckeberg & Rabinovitz 1985).
Dire que les discontinuités
géologiques sont la cause, l’origine de l’endémisme strict est peut être un peu
abusif, car on voit mal comment un milieu pourrait agir pour
« forcer » une espèce à demeurer endémique. Par contre, on peut
modifier légèrement cette idée de la façon suivante : « Les patches
d’habitats aux conditions très variées et très contraignantes seraient
susceptibles d’offrir un abri, un refuge,
pour les espèces qui tentent de fuir la compétition. Ces habitats discrets
favoriseraient l’apparition d’endémisme strict, dont la cause première est
l’évitement de la compétition et de l’exploitation ». Pour décrire ces
patches discrets, Stebbins définit la
notion d’îles écologiques (ecological islands) : petits
patches où un facteur environnemental (ou une combinaison de facteurs
environnementaux) diffère tellement des conditions alentour qu’une espèce ayant
colonisé ce patch se trouve isolée (en particulier des compétiteurs), de la
même façon que si elle habitait une île au beau milieu de l’océan. C’est le cas
des sols serpentinisés (roches ultrabasiques et métamorphiques), des sommets
montagneux ou des coulées de laves volcaniques (Stebbins 1980). Les discontinuités géologiques favorisant
l’apparition d’endémiques en leur offrant un refuge, il est logique de trouver
des endémiques sur ces patches.
Afin d’affiner la définition des
différentes formes de rareté, Kruckeberg et Rabinowitz ont réalisé une
classification faisant intervenir, en plus de l’aire de répartition et de
l’effectif des populations (fréquence et densité), la « spécificité »
de l’habitat de l’espèce. Un « habitat of high specificity » (terme
des auteurs) désigne un habitat généralement de surface réduite, (ou composé
d’un ensemble de petits patches isolés de petite taille présentant les mêmes
conditions) où la gamme de variations spatiales des paramètres écologiques
(édaphiques et climatiques) est très restreinte, où les conditions du milieu
diffèrent beaucoup des conditions alentour. Ce type d’habitat sera appelé
« habitat discret ». Par
exemple des patches de serpentinites dans un paysage sont de ce type, tout
comme un herbier de posidonies en milieu marin, ou des laisses de mer sur une
plage.
« Habitat of low
specificity » désigne un habitat de surface plus grande ; où les
variations spatiales des conditions environnementales sont continues,
graduelles à l’échelle de l’habitat. Le milieu terrestre, dans son ensemble,
est de ce type : les variations des conditions environnementales sont
progressives à son échelle (même si elles peuvent être discontinues à une
échelle plus petite), de même que le milieu marin dans son ensemble. Le milieu
forestier est également de ce type : les variations dans l’espace des
conditions d’humidité, de luminosité, sont continues On désignera ce genre
d’habitat par le terme « habitat
continu », sachant que la notion de continuité s’applique ici aux
variations des conditions au sein de l’habitat et non pas à l’aspect non fragmenté
de celui-ci. D’après ces deux définitions, un habitat continu est susceptible
d’être composé d’un assemblage d’habitats discrets.
Les endémiques restreintes à un
habitat très spécifique, habitantes des îles
écologiques de Stebbins (endémiques strictes) se retrouvent dans le tableau
de Kruckeberg et Rabinowitz, dans la case intitulée espèce « localement
abondante dans un habitat spécifique, mais restreinte géographiquement »
(case C) et la case
« clairsemée continûment et restreinte géographiquement dans un habitat
spécifique » (case G) .
Dans la
plupart des cas, l’origine d’une espèce endémique, qu’elle soit stricte ou
locale, résulterait de la fuite face aux compétiteurs et exploiteurs. Les
discontinuités géologiques, en mettant à disposition des espèces mauvaises
compétitrices d’éventuels refuges, faciliteraient l’apparition, en leur sein,
d’espèce endémiques locales. De même, les îles au milieu de l’océan sont
susceptibles de servir d’abri à des espèces qui ont fuit leurs exploiteurs.
Cependant, un fait reste inexpliqué : pourquoi,
une fois que ces espèces se sont installées dans leur refuges, et s’y sont
développées en bonne santé, n’essaient-elles pas de conquérir d’autres milieux ?
On a parlé de perte d’aptitude à la dispersion chez les endémiques insulaires
(ou équivalentes, telle la Centaurée de la Clape) du fait du grand isolement
géographique du site où elles se trouvent, mais qu’en est-il des endémiques
strictes, qui vivent sur des discontinuités géologiques ? Il n’y a pas à
priori de barrière physique qui les empêcheraient d’essayer de disperser et de
tenter de conquérir d’autres milieux, éventuellement d’autres habitats discrets
(au sens de Kruckeberg et Rabinowitz). Stebbins nous apporte des éléments de
réponse en termes de pool génique.
Stebbins (1980) suggère que
seule une théorie synthétique, prenant en compte à la fois des données
écologiques, de structure génétique des populations et concernant le passé
évolutif des espèces étudiées pourraient permettre de comprendre le phénomène
de rareté observé aujourd’hui.
C’est ce qu’il désigne par la gene
pool-niche interaction theory (Stebbins 1980).
Cette théorie apporte des éléments de réponse à la question suivante : Une espèce endémique stricte est-elle
restreinte à l’aire qu’elle occupe actuellement parce qu’elle est incapable de
survivre au-delà de ces limites ou pourrait-elle se trouver sur de vastes aires
si elle y était transportée ?
D’après Stebbins, deux facteurs
en interaction sont en jeu dans la répartition d’une espèce :
1. Niche écologique* de
l’espèce : adaptation de l’espèce à une combinaison de facteurs
écologiques (climatiques et édaphiques) qui sont eux-mêmes localisés (tels que
la texture et la composition chimique du sol, l’humidité, la température…)
2. Pool génique de la
population : variabilité génétique dont dispose la population,
particulièrement les traits qui favorisent la fondation de nouvelles
populations, tels que la capacité de dispersion, d’installation de nouveau
individus.
3. Interaction entre niche
écologique et pool génique : Comment le pool génique d’une espèce et
la niche qu’elle occupe peuvent-ils interagir et influencer la colonisation
d’une nouvelle niche par l’espèce ?
Les schémas du bloc 3. donnent
une représentation visuelle du principe d’interaction pool génique/niche
développé par Stebbins.
Cette théorie nous donne des
clefs de réponse quant au maintien de l’endémisme :
Endémique stricte
vivant dans un habitat de type discret (selon
K&R): Les processus à
l’origine de l’espèce (sélection d’individus possédant des allèles de
résistance aux conditions contraignantes du milieu) ont restreint le pool
génique de l’espèce (effet de fondation), ce qui fait que l’espèce a un pool
génique trop faible et qu’elle ne peut casser la forte adaptation locale
qu’elle a développée pour son habitat, ce qui l’empêche d’aller coloniser
d’autres milieux avec des contraintes différentes (auxquelles elle a toutes les
chances d’être mal-adaptée).
Endémique locale
d’un habitat isolé : L’espèce
a suffisamment de variabilité génétique pour « sortir » de la niche,
s’adapter à des conditions environnementales différentes, mais d’autres
facteurs empêchent la colonisation de nouveaux milieux : ils peuvent être extrinsèques (ex : trop grande
distance géographique séparant les habitats favorables) ou intrinsèques (ex : faible pouvoir de dispersion des graines ).
Ce peut être le cas d’une endémique insulaire où la dispersion a été
contre-sélectionnée du fait de l’isolement géographique de l’habitat dans
lequel elle se trouve.
La rareté peut intervenir à différents moments de la
vie de l’espèce, de façon ponctuelle et transitoire (en début de vie, en fin de
vie), ou se maintenir tout au long de l’histoire de l’espèce. Pour chaque
dynamique de rareté, les processus à l’œuvre diffèrent quelque peu, mais on
peut en dégager les grandes lignes suivantes :
v
Aire
restreinte initiale, aux débuts de la vie de l’espèce, qui
devient abondance plus tard :
C’est le cas des néoendémiques de Stebbins, qui suivent
la théorie Age and area de Willis.
Ces espèces ne sont rares à un moment donné que parce qu’elles n’ont pas encore
eu le temps d’étendre leur aire, mais elles ont la capacité de le faire dans le
futur.
v
Rareté initiale, qui se maintient :
Ø
Endémismes
local et strict (en général): ils ont pour origine une fuite de l’espèce
peu compétitive face aux compétiteurs et exploiteurs, qui s’adapte à un milieu
contraignant (si son pool génique lui permet) ou en colonisant un milieu vide,
isolé. Ces endémismes se maintiennent grâce à une contre-sélection de la
dispersion, ou une insuffisance du pool génique pour s’adapter à d’autres
conditions (gene pool-niche interaction
theory de Stebbins)
Ø
Répartition
clairsemée, faibles densités : C’est le cas des espèces de faible
compétitivité, qui ont été incapables de fuir leur compétiteurs et prédateurs,
et se maintiennent en faibles fréquences et faibles densités par le jeu des relations
trophiques et compétitrices.
v
Espèce abondante,
qui devient rare : Suite à
une destruction ou modification de l’habitat, ou à l’apparition d’une
concurrente invasive, une espèce largement répandue peut être amenée à se
retirer en laissant derrière elle des populations relictuelles. C’est le cas
des paléoendémiques de Stebbins.
La rareté, sous les diverses
formes qu’elle est susceptible de prendre, est un phénomène dynamique, qui peut
évoluer dans le temps par des transitions, au cours de l’histoire évolutive de
l’espèce, entre état rare et état abondant. Elle résulte des interactions
multiples entre l’histoire de l’espèce, son fond génétique, son environnement
biotique (compétiteurs, exploiteurs) et abiotique (son milieu de vie).
Les
analyses de génétique des populations rares sont susceptibles d’apporter de
précieuses informations quant à l’état du
pool génique d’une espèce (via les mesures de diversité génétique et
l’étude de la structuration de cette diversité), l’éventuelle dépression de consanguinité* que peut
subir une espèce rare, ainsi que des renseignements sur les mécanismes à
l’origine de l’isolement reproducteur entre l’espèce rare et l’espèce parente
(modifications du système de reproduction).
Pendant
longtemps, les études comparatives qui tentaient de déterminer les traits
distinctifs des espèces rares comparées aux espèces communes se contentaient de
synthétiser différents travaux réalisés de façon indépendante (généralement
dans des laboratoires différents) sur des taxa communs et rares qui n’étaient
pas étroitement apparentés. Les méthodes ont évolué depuis et les études
comparatives se font de manière beaucoup plus rigoureuse.
Le parcours d’études actuelles
ou récentes effectuées au sujet des espèces rares nous donne souvent à lire des
travaux comparatifs entre une espèce rare et une cousine largement répandue.
Bevill et Louda soulignent l’importance de telles démarches et distinguent deux
types d’études :
-
Des études comparatives entre deux espèces proches,
l’une rare et l’autre commune, ayant pour but de dégager des différences entre
les traits respectifs de chaque type d’espèce,
-
Des études très précises sur un taxon rare en
particulier, qui tentent d’expliquer les causes de l’état rare de cette espèce,
et de donner des conseils pour diriger une politique de conservation de l’espèce.
Le désavantage de ce type d’étude est qu’elles sont en général non généralisable,
et restent des études de cas spéciaux (Bevill & Louda
1999).
Bevill et Louda soutiennent que
l’étude des mécanismes sous-jacents de la rareté ne saurait se contenter d’approches
génétiques, mais doit également aborder les aspects démographiques des espèces
rares. Ils pensent qu’une approche synthétique et standardisée de l’étude des
espèces rares est nécessaire, ainsi que l’élaboration d’une grande banque de
données regroupant les différents travaux, qui seraient menés de façon
standardisée. Et là, deux choix doivent être très réfléchis :
-
Le choix des paires d’espèces pour les études
comparatives est primordial. Elles doivent être non seulement proches phylogénétiquement,
pour éliminer l’effet que pourraient avoir des histoires évolutives
différentes ; mais aussi écologiquement, pour s’affranchir des
disparités dues à des phénologies ou des histoires de vie différentes.
-
Le choix des paramètres démographiques, qui doivent
être standardisés pour que les études puissent être comparées entre elles (par
exemple les taux de fécondité et de mortalité âge-spécifiques).
Ils suggèrent que des études
expérimentales soient menées en parallèle avec les études de terrain pour la
détermination des facteurs écologiques et démographiques-clefs de la rareté.
Karron (1987) ajoute que l’étude
d’un couple de taxa rare/commun au sein d’un même laboratoire, avec les mêmes
techniques, analysant les mêmes loci*, permet de réaliser des comparaisons plus
rigoureuses entre les deux taxa.
La rareté a souvent été
associée à une faible compétitivité, une pauvre diversité génétique* et donc un
pouvoir adaptatif réduit. Plusieurs mécanismes peuvent expliquer une faible
variabilité génétique (genetic depletion)
chez une espèce ou une population. Ils sont décrits par Drury (1980) et complétés par Kruckeberg et Rabinowitz (1985):
-La dérive génétique* (genetic
drift) agit comme un échantillonnage aléatoire des gamètes, qui conduit à
la perte, par pur hasard, d’allèles* dans les populations, et d’autant plus
rapidement que les populations sont de petite taille. Elle agit donc comme un
facteur diminuant le polymorphisme*.
-L’effet de fondation ou
goulot d’étranglement (founder
principle, bootleneck) : le petit nombre de migrants fondateurs d’une
population (ou d’une espèce) représente un faible échantillon de la diversité
génétique de la population source. La population (ou l’espèce) nouvellement
fondée commence donc son histoire avec un appauvrissement génétique, son pool
génique n’étant qu’un sous-ensemble du pool de l’espèce source.
-La sélection locale : Un environnement constant produit une
pression de sélection directionnelle, homogénéisante qui diminue
l’hétérozygotie et donc le polymorphisme.
-La consanguinité (inbreeding) :
en augmentant le taux d’homozygotes*, la consanguinité* (et à l’extrême,
l’autofécondation) accélère les effets appauvrissants de la dérive génétique.
Ces mécanismes interviennent-ils dans le cas des espèces
rares ?
-
Dérive génétique :
elle intervient d’autant plus lorsque les espèces rares de type clairsemées, à
populations fragmentées, ont des faibles effectifs.
-
Effet de
fondation : La spéciation donnant naissance à une espèce endémique
locale fait généralement intervenir peu d’individus fondateurs. L’espèce subit
donc un fort goulot d’étranglement à sa création (comme le cas de Stephanomeria malheurensis issu d’une
perte d’auto-incompatibilité).
-
Sélection
directionnelle : de nombreuses endémiques strictes semblent n’être
adaptées qu’à un ensemble restreint de conditions environnementales, ce qui
peut limiter le niveau de variabilité génétique maintenue (Baskauf et al. 1994).
-
Consanguinité :
une espèce très adaptée à un milieu particulier serait susceptible d’évoluer
vers des systèmes de reproduction consanguins, voire autogames, limitant les
flux de gènes provenant de populations maladaptées. Ces systèmes de
reproduction conservatifs permettent de conserver et reproduire seulement les
génotypes qui réussissent, ce qui est très avantageux dans un environnement
constant. A l’extrême on peut voir de la reproduction asexuée.
Tout cela
porte à croire qu’une faible diversité génétique est caractéristique des
espèces rares. De plus, on a tendance à relier pauvreté génétique et faible
compétitivité, du fait de deux choses : d’une part, une espèce de faible
diversité génétique est incapable de s’adapter à des variations du milieu,
d’autre part, si la consanguinité est une des causes de la pauvreté génétique,
on peut s’attendre à ce que la dépression de consanguinité* intervienne, et ce
en diminuant la compétitivité de l’espèce.
Nous verrons
que l’étude de la diversité génétique d’une espèce rare n’est évidemment pas si
simple et que tout dépend de quel type de rareté on étudie.
v
Dépression de consanguinité
Les espèces rares à faible
densité sont susceptibles de souffrir de dépression de consanguinité, d’autant
plus que le régime de reproduction est consanguin et que les flux de gènes sont
faibles. Byers (1998) a étudié le cas de deux espèces du genre Eupatorium, l’une endémique des marais
acides (E. resinosum), l’autre
commune (E. perfoliatum). Elle a
étudié l’effet de la distance géographique plant mère/ donneur de pollen sur la
fitness* des descendants, et ce pour chaque espèce. Les résultats ont montré
que E. resinosum souffrait de
dépression de consanguinité (mais pas E.
perfoliatum) et que cette dépression touchait plus fortement les caractères
tardifs du cycle de vie (taille, reproduction). Les caractères précoces (tels
que la masse des graines et la taille à la première année) bénéficiaient d’un
fort effet maternel* (Byers 1998).
La présence d’une dépression de
consanguinité chez une espèce endémique (stricte ici) est donc tout à fait
plausible comme le vérifie ce cas particulier.
v
Diversité génétique
On s’attend à ce qu’une espèce
endémique, inféodée à un seul type de milieu, et/ou dans une aire géographique
très restreinte (c’est-à-dire en endémique stricte et/ou locale), présente une
faible diversité génétique.
Baskauf et al.
(1994) ont réalisé une étude comparative entre deux espèces du genre Echinacea (Asteraceae), l’une étant
endémique stricte des clairières forestières calcaires (E. tennesseensis) – ces clairières correspondant bien à la
définition d’ « îles écologiques » de Stebbins , l’autre étant
commune des prairies (E.
angustifolia); les deux présentant différentes populations. Les analyses
génétiques ont révélé que le taxon rare
avait une plus faible variabilité génétique (que ce soit au sein de ses
populations qu’entre différentes populations) que le taxon largement répandu.
Le pool génique de E. tennesseensis
étant en fait un sous-ensemble du pool génique de E. angustifolia (Baskauf et al. 1994).
H. Freville (2001), dans son
étude de la Centaurée de la Clape, a également montré que le taxon endémique
local (Centaurea corymbosa) avait une
moindre diversité génétique qu’un taxon largement répandu et très proche (C. maculosa ssp. maculosa). Le pool
génique de C. corymbosa était un
sous-ensemble du pool génique de C. m.
maculosa (Freville 2001).
Karron (1987) a réalisé une étude
synthétique des travaux comparatifs espèce
rare (endémique stricte, d’au plus 20 populations et au plus 20000
individus)/espèce commune, qui
traitaient du niveau de polymorphisme (11 genres différents, 23 taxa rares, 25 taxa
communs). Il a montré que les taxa rares étaient significativement moins polymorphes (nombre de loci
polymorphes* moindre, nombre moyen d’allèles par locus polymorphe plus faible)
comparativement aux taxa apparentés largement répandus.
On peut imaginer d’autres
patterns pour une espèce rare qui occuperait (certes de manière discontinue et
clairsemée) une large aire. Comme le
soulignent Baskauf et al.(1994), une
espèce qui parviendrait à maintenir plusieurs populations dans des milieux
différents (par exemple des raretés du type B, D ou F dans le tableau de Kruckeberg et
Rabinowitz du bloc 2.) pourrait maintenir un haut niveau de diversité génétique
globale, quand bien même la diversité génétique au sein de chaque population
serait faible, aussi faible que dans les populations d’une endémique stricte
d’aire restreinte (Baskauf et al. 1994).
Edwards et Sharitz (2000) ont
étudié deux espèces rares qui présentaient des populations fragmentées
susceptibles d’abriter une diversité génétique relativement importante à
l’échelle de l’espèce. Il s’agit de deux Sagittaires (Sagittaria isoetiformis et S.
teres (Alismataceae)) endémiques de marécages isolés les uns des autres.
Des études antérieures ont montré que les plantes aquatiques possèdent des
niveaux de diversité génétique plus élevés à l’échelle de l’espèce, mais plus
bas à l’échelle des populations, que les plantes terrestres. Ce n’est pas étonnant
vu le très grande isolement auquel sont soumises ces populations d’eaux douces.
Le tableau 1. résume des résultats quant au polymorphisme à l’échelle de
l’espèce pour les deux taxa rares comparés aux moyennes issues de travaux antérieurs
pour des taxa communs, endémiques locaux et endémiques stricts. Comme attendu, S. isoetiformis présente de plus hauts
niveaux de polymorphisme à l’échelle de l’espèce (HES=0,399) que se
soit par rapport à la moyenne des espèce endémiques (HES=0,096 pour
les endémiques strictes, HES=0,137 pour les endémiques locales) ou
par rapport à la moyenne des espèces largement répandues (HES=0,202).
S. teres présente un niveau de
polymorphisme à l’échelle de l’espèce moyen (HES=0,177 légèrement
plus élevé que pour les endémiques, mais légèrement plus faible que la moyenne
des espèces largement répandues).
Taxon/ type d’espèce |
Sagittaria
isoetiformis |
Sagittaria.
teres |
Espèce largement répandue |
Espèce endémique stricte |
Espèce endémique locale |
Taux d’hétérozygotie* attendue |
HES=0,399 |
HES=0,177 |
HES=0,202±0,015 |
HES=0,096±0,010 |
HES=0,137±0,011 |
Tableau 1. Résultats de l’étude de diversité génétique chez deux
plantes aquatiques endémiques (Edwards & Sharitz 2000)
Ainsi, une
espèce rare qui parvient à maintenir des populations différenciées (ici, du
fait de l’isolement relativement important entre les populations en rapport
avec le mode de vie de l’espèce), est donc susceptible de conserver un niveau
de polymorphisme élevé à l’échelle de l’espèce, même si la variabilité reste tout
de même très restreinte au sein de chaque population (Edwards & Sharitz 2000).
Des
contre-exemples témoignent de cas où des espèces abondantes et largement
répandues présentent une très faible variabilité (telles des espèces
autogames), et à l’opposé, des espèces rares qui montrent une grande richesse
de variabilité génétique (Ex California Big Tree, Sequoiadendron giganteum),
comme le souligne Stebbins (1980).
Stebbins (1980)
conclut donc sur ce sujet en déclarant qu’il n’y a pas de corrélation évidente (positive ou négative) entre le niveau de
diversité génétique et l’état de rareté ou d’abondance d’une espèce. Une
faible diversité génétique n’est pas une condition nécessaire et suffisante à
la rareté.
v
Sélection directionnelle :
Dans le cas des endémiques
strictes, comme dans le cas des endémiques locales, on s’attend à ce que les
conditions du milieu qui sont uniformes (soit parce que l’espèce ne vit que
dans une aire très restreinte, soit parce qu’elle ne vit que sur un type bien
spécifique de milieu) génèrent une pression de sélection homogénéisante, qui
diminue la diversité génétique (pour les loci soumis à la sélection naturelle).
Petit et al.(2001) ont ainsi étudié
le cas de deux endémiques locales, Centaurea
corymbosa (Asteraceae), endémique du Massif de la Clape dans le Sud de la
France et Brassica insularis
(Brassicaceae), endémique de Corse, Sardaigne et Nord Afrique. Les études
génétiques réalisées, à la fois sur des marqueurs* neutres* (isozymes) et sur
des traits adaptatifs (traits quantitatifs*) ont montré que la différentiation
génétique entre populations (au sein de chaque espèce) était plus importante
pour les marqueurs neutres (indice de différentiation entre populations ΘST plus
élevé, de l’ordre de 0,2-0,15) que pour les traits quantitatifs sélectionnés
(indice de différentiation entre populations QST plus faible :
de l’ordre de 0,05-0,1), mettant ainsi en évidence une pression de sélection
homogénéisante, sur les traits quantitatifs (Petit et al. 2001).
Cependant, les auteurs nous
mettent en garde contre la méconnaissance des loci sous-jacents aux traits
quantitatifs (qui sont, eux, phénotypiques). En effet, sous pression de
sélection homogène, le même résultat phénotypique pourrait être le fait de
différentes solutions génotypiques apparues dans les différentes populations.
C’est-à-dire que l’apparente homogénéité des traits quantitatifs considérés
pourrait cacher une variabilité génotypique sous-jacente. Si l’on passe outre
cette mise en garde, on s’aperçoit ici que le ΘST surestime le QST, qui, lui, représente le
potentiel adaptatif de l’espèce.
Il est donc tout à fait plausible
que des endémiques strictes et/ou locales puissent subir une pression de sélection homogène, comme le prévoyaient les
théories.
En fonction de son type de
rareté, une espèce peut avoir à affronter un manque de partenaires pour la
reproduction (cas des espèces rares à très faible densité), comme elle peut
devoir se protéger contre l’éventuelle pollution par des flux de gènes issus de
populations maladaptées (cas des endémiques strictes) .Ces deux contraintes
peuvent avoir un impact sur l’évolution du système de reproduction de l’espèce.
v
Evolution de l’allogamie* vers l’autogamie
Pour conserver les génotypes
performants sur un habitat spécifique, on peut s’attendre à ce qu’une espèce
traditionnellement auto-incompatible* évolue vers de l’auto-compatibilité*, vers
un régime de reproduction autogame. L’avantage sélectif d’un variant auto-compatible
est immédiat par rapport à un individu qui accepterait les flux de gènes venant
des populations maladaptées et qui donnerait naissance à des génotypes moins
performants, du fait du fardeau de ségrégation* (ou fardeau de recombinaison).
Si les partenaires pour la
reproduction viennent à manquer (dans le cas de très faibles densités
d’individus dans les populations), ou si les pollinisateurs se font rares (chez
les espèce à pollinisation entomophile, où les faibles densités de plantes sont
souvent reliées à de faibles densités du pollinisateur spécialiste) on peut
s’attendre à une évolution vers l’autogamie, vers l’auto-compatibilité.
Au vu de ces deux problèmes –
manque de partenaires sexuels, nécessité d’un isolement contre les flux de
gènes extérieurs – on s’attend à ce que les espèces rares (endémiques strictes,
locales, et/ou à faibles densités) soient moins auto-incompatibles que des taxa
cousins communs. Cependant, cette solution est vraisemblablement néfaste à long
terme car elle génère de la consanguinité.
Karron (1987) a réalisé un
travail synthétique sur les différentes études comparatives « taxon
rare/taxon commun »axées sur le système de reproduction des plantes.
Il a considéré les travaux existant sur les espèces rares endémiques locales,
de moins de 20 populations et de moins de 20000 individus au total.
Statistiquement, il n’a pas réussi à mettre en évidence de différence de niveau
d’auto-incompatibilité entre les taxa rares et leurs cousins communs. Pour
expliquer ce résultat contraire aux attentes des évolutionnistes, il a suggéré
que, quand bien même des génotypes auto-compatibles auraient été présents dans
l’espèce ancêtre (progenitor species),
ils n’auraient pas été représentés dans l’échantillonnage qui a eu lieu au
moment du goulot d’étranglement original de l’endémique. Même si la sélection
naturelle est très favorable aux morphes auto-compatibles, n’étant pas présents
dans l’espèce néoendémique, ceux-ci n’ont pu être sélectionnés (Karron 1987).
v
Evolution de la reproduction sexuée vers la
reproduction asexuée
Si les partenaires pour la
reproduction viennent à manquer, on peut imaginer des scénario où l’espèce
privilégierait un système de reproduction asexué, végétatif, au détriment de la
reproduction sexuée. Ce n’est évidemment imaginable que pour des espèces qui
ont la « possibilité physiologique » de le faire, qui ont par exemple
déjà les deux types de reproduction en parallèle. (Il est évidemment impossible
que des ours en voie de disparition de mettent à devenir parthénogénétiques,
les contraintes morphologiques et physiologiques les en empêchent…). L’avantage
sélectif d’un variant qui s’investirait plus dans la multiplication végétative
est immédiat puisqu’il produirait plus de descendants que les individus sexués
en manque de partenaire sexuel.
Pichot et al. (2001) ont décrit un cas d’apomixie* paternelle (le premier
recensé chez les végétaux) chez une espèce très menacée de Cyprès méditerranéen
(Cupressus dupreziana). Chez cette
espèce, le pollen est diploïde*, et donne naissance à un embryon en l’absence
de fécondation, sur une « mère porteuse » qui peut soit être de la
même espèce (C. dupreziana), soit
d’une espèce voisine commune (C.
sempervirens). On peut imaginer que C.
dupreziana ait développé ce système de reproduction asexuée en réponse au
problème du manque de donneurs de pollen et de la forte dépression de
consanguinité qui pouvait menacer l’espèce et précipiter son extinction
(l’espèce C. dupreziana ne compte
plus que 213 individus). Cet avantage sélectif permet à l’espèce de se
maintenir (Pichot et al. 2001). L’ingéniosité du système repose sur le fait que les
coûts de production de la graine (tissus et réserves nutritives) sont assurés
par la mère porteuse qui est d’une autre espèce. On peut imaginer que C. sempervirens ne restera pas «dupe»
très longtemps et pourrait développer des systèmes de rejet de ces grains de
pollen parasites! C. dupreziana aurait
alors du mal à contourner ces résistances, car la reproduction asexuée qui
maintient l’espèce en vie la rend homogène génétiquement et lui ôte tout
potentiel évolutif. Il serait très intéressant de suivre de près l’évolution de
ce système hôte-parasite tout à fait atypique !
Evidemment, il n’existe pas de
« gène de la rareté » susceptible d’être soumis à l’action de la
sélection naturelle, mais on peut tout de même se poser la question quant à un
éventuel avantage à être rare. Par exemple, à une autre échelle, la sélection
fréquence-dépendante est bien connue dans le cas des systèmes de
reproduction : le sexe le plus rare est avantagé, les allèles
d’auto-incompatibilité les plus rares sont avantagés.
Pour
réfléchir à cette question il faut bien sûr prendre en compte le fait que la
rareté se présente sous différentes formes : nous allons donc envisager le
problème sous les différents angles de la rareté.
Þ
Une espèce peu dense est-elle avantagée par rapport à une
espèce abondante ?
Il
semble assez avantageux pour une espèce d’être présente en faibles
densités : en effet, elle représente alors une ressource insuffisante pour
un exploiteur* spécialiste* et donc échappe à une telle pression (Drury 1980).Qu’en est-il des exploiteurs généralistes* ?
L’espèce étant présente en faibles densités, le gourmand a donc moins de
chances de tomber sur elle. De plus, dans la majorité des cas, un exploiteur
généraliste se focalise sur l’espèce la plus abondante (image spécifique de
recherche), ce qui facilite sa recherche : l’espèce rare a plus de chance
de passer à travers les mailles. Etre peu dense apparaît donc à la fois être un
avantage face aux spécialistes, et un avantage face aux généralistes. L’espèce
serait ainsi contrainte à rester en
faible densités pour échapper aux exploiteurs.
On peut regarder
aussi l’aval de la chaîne trophique : si la ressource d’une espèce est
elle-même clairsemée, présente en faibles densités, pour ne pas souffrir de
compétition intraspécifique, l’espèce est obligée de maintenir de faibles
effectifs. On peut ainsi penser aux grands prédateurs tels que l’aigle ou le
lynx qui ont un grand besoin alimentaire et doivent parcourir de grandes distances
pour trouver de quoi se nourrir. Si les individus sont trop fréquents, il n’y a
pas assez à manger pour tout le monde et l’espèce (ou du moins la population
locale) en pâtit.
Une limitation par l’aval ou l’amont de la chaîne
trophique peut contraindre une espèce à se maintenir à de faibles densités.
Þ
Une espèce endémique locale est-elle avantagée par rapport
à une espèce à large aire de distribution ?
Une
endémique locale d’une île isolée a-t-elle intérêt à rester sur son île ou à
tenter d’aller coloniser d’autres milieux ? Ici, il faut réfléchir en
termes de coûts à la dispersion. En
effet, si la dispersion est très dangereuse, si les individus ont très peu de
chances d’y survivre, si la probabilité d’arriver jusqu’à un autre habitat
favorable et de parvenir à s’y implanter est très mince, alors il vaut mieux
rester chez soi. De plus, certaines îles sont vierges de tout prédateur, ce qui
n’incite pas une espèce à aller voir ailleurs, où elle risquerait d’être mise
en présence de ses prédateurs (Cf les pertes d’aptitude à la dispersion chez
des espèces insulaires que Drury (1980) avait noté).
Il s’agit donc d’une
contrainte plutôt que d’un réel
avantage sélectif à demeurer endémique locale. : étant dans
l’impossibilité d’aller s’installer ailleurs, l’espèce est bien obligée de
rester sur son île. Cela lui permet également d’échapper à des prédateurs
absents sur l’île, si elle est incapable de se maintenir en leur présence.
Þ
Une espèce endémique stricte de milieux difficiles
est-elle avantagée par rapport à une espèce vivant dans des milieux plus
variés ?
L’avantage pour une
espèce de vivre dans un milieu aux conditions rudes est que ses concurrents ne
l’y suivent généralement pas : une espèce qui a réussi à s’adapter à un
milieu aux conditions sévères est « débarrassée » de ses compétiteurs
qui, s’ils se débrouillent très bien dans les milieux classiques, sont mauvais
sur le terrain difficile. Une fois qu’elle a réussi à développer une tolérance
au milieu rude, l’espèce n’a pas intérêt à tenter de s’étendre aux autres
milieux puisqu’elle sera mise de nouveau en compétition avec de meilleures
compétitrices.
Mais, comme le
soulignait Stebbins (1980), si l’espèce tolérante ne s’étend pas ailleurs,
c’est qu’elle n’en est pas capable, que son pool génétique, subissant une forte
pression de sélection pour l’adaptation aux conditions très spéciales du milieu
difficile, s’est appauvri, et limite toute autre adaptation (gene pool-niche interaction theory). Ici
donc encore, rester sur le milieu difficile est plutôt le fait d’une contrainte (l’espèce ne peut pas faire
autrement), qu’un réel choix stratégique.
La rareté est-elle donc une stratégie ?
A première vue, oui :
-
Rester peu fréquente pour échapper aux prédateurs
spécialistes ou pour éviter la compétition intraspécifique si les ressources
sont limitantes,
-
Aller sur une île vierge et y rester pour profiter de
l’absence de compétiteurs et exploiteurs,
-
Réussir à s’adapter à un milieu difficile pour fuir la
compétition avec les autres espèces.
Mais en fait, l’espèce ne peut voir à long terme, et si elle reste
rare, endémique, peu dense, c’est plutôt sous la contrainte, parce qu’elle n’a
pas d’autres solutions pour survivre, qu’un réel choix stratégique.
La rareté est un processus
complexe et dynamique, qui se présente sous différents formes et fait
intervenir des processus variés.
Si l’on parle d’une espèce
endémique spécialiste d’un habitat très particulier (endémique stricte), d’une
espèce endémique restreinte à une aire minuscule (endémique locale), ou encore
d’une espèce à large distribution géographique mais présente uniquement sous la
forme de petits patches clairsemés à faible densité d’individus, les processus
à l’œuvre pour la mise en place et le maintien de ces patterns de rareté sont
très différents. Les interactions trophiques et la compétition, la spécificité
du milieu où vit l’espèce, son fond génétique ainsi que son histoire évolutive
interagissent de manière complexe pour créer les patrons de rareté observés à
l’heure actuelle. On ne peut donc pas donner de définition unique de la notion
de rareté et il reste encore beaucoup à comprendre quant aux mécanismes
sous-jacents.
Pour l’œil des taxonomistes,
les espèces rares sont précieuses du seul fait de leur rareté qui les fait
apparaître comme une richesse de la Nature. Les scientifiques qui décrivent de
nouvelles espèces ont parfois la fâcheuse tendance de définir de manière
abusive une nouvelle espèce rare, que d’autres voient plutôt comme un écotype*
ou une sous-espèce d’une espèce plus commune .C’est le fameux adage « One person’s species is another person’s
variety »cité par Kruckeberg et Rabinowitz (1985). Seul le statut
d’espèce rare à part entière peut permettre d’engager d’éventuelles mesures de
protection, ce qui est le but recherché par les taxonomistes. Cette attitude a
tendance à disparaître peu à peu aujourd’hui, et l’on tente d’éviter la
surabondance de descriptions de nouvelles espèces, en privilégiant des
regroupements.
Les évolutionnistes, eux,
considèrent souvent les espèces qui ont toujours été naturellement rares comme
des exemples de « suicides évolutifs », et ne voient en elles que des
échecs condamnés à disparaître à plus ou moins long terme par la sélection
naturelle. L’intérêt d’engager des mesures de protection coûteuses pour des
espèces qui sont de toutes façons destinées à s’éteindre un jour ou l’autre ne
leur semble pas toujours justifié.
Pour les politiciens, les mesures
à mettre en œuvre pour la protection des espèces menacées doivent être
proportionnées à la valeur que l’on peut attribuer à ces espèces, qu’elle soit
commerciale, culturelle, ou encore liée aux applications médicales et
pharmaceutiques potentielles, et doivent être un compromis rendant possible une
protection durable et un maintien raisonné des activités humaines locales.
Le rôle du scientifique est de
réaliser des études approfondies permettant d’analyser de façon rigoureuse
l’état de menace des espèces rares et de guider les décideurs dans la prise de
mesures adéquates.