Dans la peau d’un objet

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Brr... je frissone encore au moment où ma pointe s'enfonce à toute
vitesse dans la chair rouge de sang. Décidément, je ne m'y ferai jamais.
Les cris poussés ne me parviennent que très atténuées à cause de la main
calleuse qui me tient par le manche. Je regrette encore le temps où,
avant qu'on me refonde, je me contentais de servir à couper le pain.
Certes, ma lame n'était pas aussi tranchante et je m'usais plus vite,
mais au moins je ne subissais pas ces écarts de température à chaque coup
planté dans la chair vivante. Un autre coup me ramène à mes esprits, et
ma lame se retrouve pleine de sang, vaguement essuyé ensuite sur le pan
d'un vêtement.
Ah, cette fois on me range. Du coup, les sons me parviennent beaucoup
plus fort. Youjours cette cacophonie, parsemée de cris. Sans doute
d'autres couteaux qui font leur œuvre à côté.
En tout cas, c'est bien fini pour aujourd'hui, en ce qui me concerne.
Enfin fini...Heureusement que je n'ai pas un estomac comme eux, car avec
toute cette crasse noirâtre qu'il dépose sur le bout de ma lame en se
nettoyant les ongles, y'a de quoi relâcher ses dix derniers repas.
Et après, séance de nettoyage, tous les soirs, sans exception. Ça en
devient lassant. Je sens durement les mini-rayures se former sur ma lame
lorsqu'elle passe sur le scotch-britt, et ma largeur perdre vingt bons
micromètres à chaque fois qu'il m'aiguise. Je prends mon mal en patience
à mesure que ma retraite forcée arrive et qu'on me refonde, je l'espère,
dans un environnement plus calme. Enfin, il me range dans l'étui en cuir,
entièrement recouvert, et je suis enfin au calme pour plusieurs heures.
Je me prends à rêver de montres métallisées, de ceintures, voire - qu'en
sais-je ? - de fusées ou de satellites qui s'envolent dans l'espaces. Ça
a ses avantages et ses inconvénients, certes, mais par pitié, je ne veux
plus voir un seul poulet !

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