Comment étudie-t-on les mythes ? Le Petit Chaperon rouge dans la forêt mythologique



Cette page a été rédigée en janvier 2009. Depuis, j'ai fait beaucoup d'autres lectures concernant la notion de mythe, et j'aurais probablement toutes sortes de nuances à apporter à ce texte. Mais il reste, à ce qu'il me semble, une bonne introduction à l'étude de la notion, pour ceux qui n'en avaient aucune idée auparavant.

Ce petit texte a pour but d'expliquer en très grandes lignes ce en quoi consiste un mythe grec et la façon dont les différents courants de recherche se sont emparés en leur temps de l'étude de la mythologie. J'espère fournir ainsi aux non spécialistes une introduction brève et simple (et peut-être même drôle) à l'étude des mythes, et les débarrasser d'un certain nombre d'idées reçues sur la mytologie grecque.
Dans ce but, je vais utiliser un exemple volontairement très éloigné de la mythologie grecque : celui du "Petit Chaperon rouge". Pourquoi un conte, qui n'a pas grand-chose d'un mythe, et pas un vrai mythe grec ? Simplement pour faire passer le contenu du récit à l'arrière-plan, car ce n'est pas là ce qui nous intéresse le plus, et faire ainsi ressortir, par contraste, la façon dont fonctionnent les choses. Le Petit Chaperon rouge, donc, n'est pas un mythe de la Grèce antique. Mais pour les besoins de l'explication, nous allons faire comme si c'en était un.

Ce que n'est pas un mythe

Quelques définitions générales, d'abord. On dit que l'on "étudie un mythe", mais un mythe est une entité difficile à saisir. La définition de ce qu'est un mythe pose d'ailleurs d'énormes problèmes à tout le monde, y compris aux mythologues eux-mêmes, mais tous les détails de ce problème ne nous concernent pas ici. Ce qu'il est important de savoir en premier lieu, c'est qu'un mythe est un récit, une histoire. Cela suffit déjà à le distinguer des légendes, dont on sait avec certitude qu'elles sont directement dérivées d'événements historiques : on peut parler de la "légende du roi Arthur", car il est inspiré d'un personnage qui a réellement existé, même si le personnage tel que nous le connaissons a été considérablement embelli et enrichi de toutes sortes d'éléments purement fictifs par les auteurs qui se sont emparés de lui afin de raconter ses exploits imaginaires. Les Romains, de leur côté, possédaient de nombreuses légendes fondées sur des personnages ou des événements historiques, par exemple l'histoire de Coriolan ou celle de Mucius Scaevola, ou bien encore celle des oies du Capitole qui auraient sauvé la ville d'une invasion gauloise en 390 av. J.C., mais ils ne possèdent qu'assez peu de mythes à proprement parler. Mais un mythe aussi peut se rattacher à une réalité historique ? Certes, mais le problème est beaucoup plus compliqué (généralement on en est beaucoup moins sûr), et surtout un mythe n'est jamais inspiré d'un événement historique (c'est là une prise de position de ma part, puisque certaines anciennes méthodes d'étude des mythes faisaient précisément la part belle aux interprétations historiques : j'y reviendrai plus tard).

Il convient aussi de distinguer le mythe des personnages, dieux, héros ou figures extraordinaires que l'on rattache à la mythologie : il existe des dieux qui n'apparaissent dans presque aucun voire aucun mythe, ce qui n'empêchait nullement les Grecs de leur rendre un culte. De même, certains personnages ou créatures ne jouent qu'un rôle très restreint dans les récits mythiques : ils se contentent d'exister. Les Muses, par exemple, apparaissent dans les cortèges festifs des mariages entre dieux et héros, et elles sont bien sûr très liées aux poètes et aux musiciens ; on connaît leur nombre, leurs noms, leur généalogie etc. mais elles ne jouent aucun rôle actif dans les récits eux-mêmes. Pour en revenir aux Romains, la religion romaine comporte un nombre impressionnant de divinités qui jouaient un rôle important dans la vie quotidienne, mais auxquelles ne se rattache aucun récit - par exemple les Pénates, divinités protectrices du foyer.

Il est très important de bien savoir qu'un mythe n'est pas une oeuvre littéraire. Un mythe n'a pas un auteur (1) ; dans une certaine mesure on peut même dire qu'il n'a pas d'auteur du tout, pas plus qu'un proverbe ou qu'une coutume : un mythe est produit par une population donnée, il est diffusé et employé à l'intérieur d'une communauté qui le réinvente en permanence. En revanche, on trouve le mythe évoqué dans des textes par plusieurs auteurs (parfois très nombreux) dont chacun présente une version, qu'il transmet, résume, condense, sur laquelle il peut broder, et qu'il peut même modifier ou réinventer selon ses besoins ou son bon plaisir. C'est là l'une des grandes difficultés liées aux mythes : toute personne qui les transmet les réinvente aussi dans une certaine mesure, ce qui est bien normal, puisqu'un mythe n'est pas un texte littéraire ni un texte sacré dont il faudrait respecter la lettre ; rien n'oblige à le reproduire à l'identique. Le mythe est à l'opposé complet de notre conception contemporaine du droit d'auteur ou du copyright ; à tout prendre, il est plus proche d'une histoire qu'on diffuserait sur Internet en laissant toute liberté à chaque internaute d'en raconter sa propre version.

Ce caractère "d'oeuvre collective", de même que la tradition orale et le phénomène des variantes (voir ci-dessous), rapprochent le mythe du conte, donc du Chaperon rouge. Mais le mythe n'est pas non plus un conte. Il s'en distingue par plusieurs caractéristiques. D'abord par son rapport à la religion, ou du moins au culte (puisque le mot "religion" n'a pas d'équivalent exact en grec ancien) : les mythes mettent en scène des dieux et des héros auxquels on rendait un culte, ou bien des hommes ou des créatures liées par leur généalogie à ces dieux et à ces héros. Ensuite par ses sujets : les mythes abordent souvent (mais pas toujours : c'est loin d'être leur caractéristique principale) les "grandes questions" que se pose l'humanité sur ses origines, l'origine du monde, des dieux, et des différents aspects de la société. Enfin, et c'est un point beaucoup plus important, le mythe se distingue du conte par son régime de vérité. Là où le conte est une fiction, le mythe relève, dans une certaine mesure, de la croyance. Attention cependant : on a souvent trop vite fait de surestimer la crédulité des populations antiques, sous le prétexte commode qu'elles ont vécu il y a longtemps et ne bénéficiaient pas de nos connaissances scientifiques actuelles. Je renvoie donc, par exemple, aux analyses de Paul Veyne (Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?) pour les précautions qui s'imposent à ce sujet. Il est indéniable que les héros fondateurs tels que Thésée ou Héraklès étaient aux yeux des Grecs anciens des personnages historiques ayant réellement existé ; mais les mythes de création du monde, de même que les éléments merveilleux des récits liés aux dieux ou aux héros, ont été très vite remis en cause, probablement même avant la période classique. La croyance en la vérité d'un mythe ne se situait donc pas toujours dans la vérité absolue que l'on prête à un évènement historique, même si on ne les considérait sans doute pas comme de purs divertissements. La croyance en la vérité de tel ou tel mythe devait varier considérablement en fonction du milieu social, de la formation intellectuelle et du lieu de naissance d'une personne donnée, et nous savons qu'elle a rapidement et considérablement évolué d'une époque à l'autre.

Précisons enfin, pour être tout à fait clair, qu'un mythe n'est pas un texte sacré. Le culte des dieux en Grèce ancienne n'est pas une religion du livre comme le sont les grands monothéismes actuels : les Grecs ne connaissaient ni le concept de Parole divine ni celui de sa mise par écrit dans un ensemble de textes canons. L'intrigue du mythe en elle-même n'est pas invariable - bien au contraire - et il n'y a donc rien d'hérétique à en contester tel ou tel détail. (Le concept d'hérésie n'existe d'ailleurs pas vraiment en Grèce ancienne : on parle d'impiété lorsqu'un homme ne souscrit pas aux pratiques courantes du culte, ou qu'il les tourne en dérision. L'identité commune des Grecs se fonde en bonne partie sur le fait d'honorer les mêmes dieux, par distinction avec les barbares, mais même des cultes étrangers peuvent parfois s'intégrer peu à peu à la vie cultuelle d'une cité.) Quant aux textes qui comportent des récits mythiques, certains sont effectivement liés à la pratique du culte, mais ils n'ont pas un statut sacré en eux-mêmes ; et de nombreux autres, par exemple les épopées d'Homère ou les tragédies, sont des oeuvres littéraires à part entière (même si le cadre dans lequel on représentait les tragédies, par exemple, est une célébration religieuse).

Les sources des mythes et les variantes

On dit "un mythe", mais on ne trouve jamais un mythe à l'état brut : on ne le trouve que dispersé, dans des textes religieux, des oeuvres littéraires, des représentations picturales, etc. Etudier un mythe, c'est donc avant tout étudier les sources dont nous disposons à son sujet.
Nous en arrivons alors à la caractéristique principale du mythe : un mythe comporte des variantes, c'est-à-dire que c'est un récit dont on possède plusieurs versions, parfois proches, parfois très différentes les unes des autres. Les variantes peuvent être des variantes "de détail", qui n'affectent pas le déroulement du récit lui-même - imaginez par exemple une version où le Petit Chaperon serait vert au lieu d'être rouge, ou bien une version où l'animal dangereux qui la dévore serait un lion au lieu d'un loup - mais parfois ce sont des différences beaucoup plus grandes, qui transforment le cours des événements - par exemple, une version "pessimiste" où le petit chaperon rouge et sa grand-mère ne seraient pas sauvées par le bûcheron à la fin de l'histoire.
Outre ces sources écrites et picturales, se pose la question de la "vie" du mythe, de sa circulation de bouche à oreille, bref, de sa "tradition orale". C'est la partie la plus inconfortable de l'étude des mythes, puisque nous ne disposons d'aucune source à ce sujet ; seule la comparaison avec des usages équivalents dans les sociétés où cette forme de tradition orale existe encore, ou bien le rapprochement avec des phénomènes comme les rumeurs ou les légendes urbaines sous nos latitudes, permettent d'approcher indirectement ce à quoi la "vie orale" d'un mythe en Grèce ancienne pouvait ressembler. Cependant, une bonne part de cette strate du mythe nous échappe : les modes de transmission orale d'un récit obligent à remonter avant même le début de l'Histoire, que les historiens placent justement au moment où l'on commence à retrouver des sources écrites.
De manière générale, plus on dispose de sources écrites à propos d'un mythe, mieux vont les choses. Mais une fois que l'on a retrouvé autant de sources que possible, le travail ne fait que commencer : il faut savoir quelle méthode adopter pour étudier ces sources, déterminer s'il vaut mieux toutes les conserver ou bien en choisir certaines au détriment d'autres qui seraient moins valables, etc. Il faut aussi savoir ce que l'on va faire des différentes variantes du mythe - là encore, la question se pose de savoir s'il faut toutes les prendre en compte, ou bien s'il faut choisir, et selon quels critères. Enfin, il faut s'interroger sur la méthode à adopter pour étudier le contenu du récit mythique lui-même. Les personnes qui se sont intéressées à l'étude des mythes au fil des siècles ont répondu de manières très diverses à ces questions méthodologiques.

Les différents courants de l'étude des mythes

Notre exemple du Chaperon rouge va nous permettre de distinguer rapidement les différentes méthodes possibles pour l'étude d'un mythe.

Dans l'Antiquité

Une interprétation allégorique ferait correspondre chaque élément du mythe à une réalité différente, afin d'en déduire un "message" ou une signification que le mythe chercherait à communiquer de manière indirecte à ceux qui l'entendent ou le lisent.

Un évhémériste (disciple d'Evhémère, mythographe grec du IVe s. av. J.C.) utiliseait une allégorie historiciste : il chercherait à reconstituer un événement ou une réalité historique à partir du récit mythique, en en éliminant les éléments invraisemblables ou extraordinaires. Il expliquerait que le "Chaperon rouge" est un personnage historique des temps anciens qui a été élevée au rang de héros. Le loup, quant à lui, est un élément trop extraordinaire du récit pour avoir existé tel quel : c'était probablement un général ou un guerrier célèbre qui était surnommé "le loup", ou bien qui portait une peau de loup pendant les combats, et qu'on a fini par prendre pour un vrai loup au fil des déformations du récit.

Un philosophe ou un rhéteur pourrait avoir recours à une allégorie éthique identifiant chaque élément du mythe à une abstraction, passion, qualité morale ou vice, etc. La grand-mère dévorée par le loup pourrait être interprétée comme le symbole de la vieillesse, devenue vulnérable à la maladie ou à la mort, ou encore aux fâcheux qui importunent les vieilles personnes. Le chaperon rouge, de son côté, deviendrait le symbole de l'innocence à la merci du vice.

Un philosophe pourrait aussi tout à fait concevoir une allégorie physique du récit : il expliquerait que le chaperon rouge représente le soleil, qui voyage chaque jour dans la forêt du monde où vit sa grand-mère la terre et est dévoré chaque soir par le loup, qui symbolise la nuit ; mais le bûcheron, gardien de l'ordre du monde, vient le délivrer chaque matin.

À l'époque moderne

Un psychanalyste au XIXe-XXe s. (par exemple Freud, Jung ou Bettelheim) aurait recours à une allégorie psychanalytique du récit : il expliquerait que la venue du chaperon rouge dans la forêt était liée à un désir de transgression inconscient doublé d'un désir de phallus, que vient combler symboliquement sa dévoration (symbole sexuel) par le loup (allégorie à la fois pédophile et gérontophile du Ça).

Un historien ou un archéologue historiciste, lointain héritier d'Evhémère, utiliserait une forme plus complexe d'allégorie historiciste : il expliquerait que le caractère sombre du récit où le loup dévore la petite fille et sa grand-mère est une trace de la peur du loup dans laquelle vivaient les populations rurales au Moyen Âge ; l'archéologue s'aiderait des apports de la science moderne pour calculer la superficie des forêts en France, beaucoup plus grande que de nos jours, à l'époque probable où a été inventé le récit et expliquer ainsi le rôle important qu'y joue la forêt. Il utiliserait peut-être une allégorie initiatique expliquant que dans la France médiévale, les petites filles parvenues à l'âge nubile étaient envoyées toutes seules dans la forêt, vêtues d'un chaperon rouge et avec une simple galette et un pot de beurre pour toute provision, et devaient rejoindre la maison d'un parent située au delà de la forêt pour prouver qu'elles avaient atteint l'âge adulte, et que seules celles qui parvenaient à survivre au froid, à la faim et aux loups étaient réintégrées dans la communauté, et il finirait par arrêter là et par aller revoir 300.

Un anthropologue de l'école de Cambridge au XIXe-XXe s. (par exemple Frazer ou Harrison) chercherait à retrouver dans le mythe les traces d'un rituel religieux - recourant donc à une allégorie ritualiste. Il reconstituerait probablement quelque chose comme un faux meurtre rituel d'un officiant vêtu de rouge et portant la galette et le pot de beurre, instruments du culte, par un autre officiant vêtu d'une peau de loup.

Un anthropologue de l'école de Paris au XXème s. (par exemple Vernant ou Detienne) adopterait une méthode structuraliste : il examinerait non pas le sens possible du récit mais la structure qu'il présente dans ses différentes variantes, le comparerait à d'autres mythes de la même culture, étudierait les connotations liées au chaperon, à la couleur rouge, au loup, à la forêt et au pot de beurre dans la culture en question, s'interrogerait sur l'humain et le bestial, les modalités normales ou pathologiques de la consommation de nourriture, le gras et le non gras, etc., et tenterait d'en conclure quelque chose sur les structures de pensée des gens qui ont diffusé cette histoire.

Un anthropologue comparatiste, enfin, chercherait dans les cultures des pays voisins d'autres récits pouvant être rapprochés de celui-ci, afin de voir si le mythe ne vient pas d'ailleurs, ou s'il n'a pas influencé l'imaginaire des populations voisines. Il expliquerait que le Chaperon rouge se retrouve, sous des formes un peu différentes, dans tel ou tel autre pays européen, ou bien qu'il vient peut-être du Proche-Orient ; il finirait par découvrir par hasard des récits étrangement proches de celui-ci en Amérique du Nord, au Japon ou en Polynésie, mais serait bien embarrassé pour prouver que ces différentes versions ont le moindre rapport entre elles.


(1) Ou alors il s'agit d'un mythe littéraire, lancé par un auteur donné à un moment précis de l'histoire de la littérature, et repris par d'autres auteurs ensuite. Tous les personnages littéraires bien connus, comme Don Quichotte ou Sherlock Holmes, peuvent être considérés comme des mythes littéraire. L'Atlantide, selon l'interprétation de Pierre Vidal-Naquet qui me paraît de loin la meilleure, est un mythe littéraire : ce continent englouti a été inventé par Platon dans deux de ses dialogues, et il serait vain de lui chercher une quelconque réalité historique ; en revanche, il est extrêmement intéressant d'examiner comment cette histoire a été reprise et transformée par des multitudes d'auteurs au fil des siècles.



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