Julien Gracq, Le rivage des Syrtes, Corti, 1951

La chambre des cartes

 

 

 

 

Dès que j’en avais pour la première fois, au cours de mes explorations dans ce dédale de cours et de casemates, poussé par simple curiosité la porte, je m’étais senti progressivement envahir par un sentiment que je ne saurais guère définir qu’en disant qu’il était de ceux qui désorientent (comme on dit que dévie l’aiguille de la boussole au passage de certaines steppes désespérément banales du centre de la Russie) cette aiguille d’aimant invisible qui nous garde de dévier du fil confortable de la vie, – qui nous désignent, en dehors de toute espèce de justification, un lieu attirant, un lieu où il convient sans plus de discussion de se tenir. Ce qui frappait d’abord dans cette longue salle basse et voûtée, au milieu du délabrement poussiéreux de la forteresse démantelée, était un singulier aspect de propreté et d’ordre, – un ordre méticuleux et même maniaque, – un refus hautain de l’enlisement et de la déchéance, une apparence à la fois fastueuse et ruineuse de rester toute seule au port d’armes, un air surprenant qu’elle gardait sous le premier coup d’œil, au milieu de ce décombre, de demeurer obstinément prête à servir. En faisant grincer les gonds sur cette solitude surveillée, comme sur l’arroi théâtral et intimidant d’un banquet de gala avant l’entrée des convives, je ne pouvais m’empêcher de ressentir chaque fois le léger choc qu’on éprouve à pousser à l’improviste la porte d’une pièce apparemment vide sur un visage soudain plus sinistre que celui d’un aveugle, absent, dissous, pétrifié dans la tension absorbante du guet.

La pièce ne paraissait pas exactement sombre, mais le jour, tombant des vitraux presque dépolis par les bouillons nombreux qui bossuaient leurs verres, y conservait une qualité incertaine et comme perpétuellement déclinante ; sa pénombre, à toute heure du jour, semblait dissoudre une tristesse stagnante de crépuscule. Elle était sommairement meublée de tables de travail en chêne poli ; contre les murs nus, des placards de bois sombre contenaient des livres – presque tous de lourds in-folios aux reliures ternies – et des instruments de navigation d’un modèle ancien. Sur le mur du fond de la salle, à mi-hauteur de la voûte, s’appliquait une galerie étroite et légèrement construite qui courait le long d’une autre rangée de placards grillagés. Les murs nus, les mappemondes, l’odeur de poussière, l’aspect de polissure et de long frottement des tables usées inégalement comme une paume, faisaient songer à une salle de classe, mais que l’épaisseur des murailles, le silence de cloître, et le jour douteux, eussent confinée dans l’étude de quelque discipline singulière et oubliée. Cette impression encore matérielle se contaminait presque aussitôt d’une autre plus déroutante : on eût dit que traînait dans la pièce quelque chose de cette atmosphère lourde, de pensée fanée et croupie, qui s’attarde aux lieux où l’on cloue des ex-voto. Et – comme guidé par le fil de cette analogie vague – si l’on faisait quelques pas vers le milieu de la pièce, l’œil était soudain fasciné, au milieu de ces couleurs ternes d’encre et de poussière, par une large tache de sang frais éclaboussant le mur de droite : c’était un grand drapeau de soie rouge, tombant à plis rigides de toute sa longueur contre le mur : la bannière de Saint-Jude – l’emblème d’Orsenna – qui avait flotté à la poupe de la galère amirale lors des combats du Farghestan. Au devant, s’allongeait une estrade basse, garnie d’une table et d’une seule chaise, que le trophée semblait désigner comme le point de mire, le centre irradiant de cette chambre tendue comme un piège. Le même recours magique qui nous porte, avant toute réflexion, à essayer un trône dans un palais désaffecté qu’on visite, ou le fauteuil d’un juge dans une salle de tribunal vide, m’avait amené jusqu’à la chaise ; sur la table s’étalaient les cartes de la mer des Syrtes.

 

 

 

Julien Gracq, Le Rivage des Syrtes, éd. José Corti, 1951.

Chapitre 2 « La chambre des cartes », p.30-31.