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Un passage des
Ethiopiques d'Héliodore,
VI.
Pour compléter ma petite
présentation des romans grecs, je ne résiste
pas au plaisir de vous faire lire un extrait des Ethiopiques. Nous
sommes à la fin du livre VI (il y en a dix au total).
Après des
péripéties que je renonce à résumer,
Théagène a été enlevé par des
Perses et Chariclée part à sa recherche, en compagnie de
son père
adoptif, le vieillard Calasiris.
C'est Pierre Grimal qui traduit,
et nous allons assister à une scène de magie noire.
Après
quoi, ils se dirigèrent, sans plus tarder, vers le village de
Bessa, où
ils espéraient trouver Théagène et Thyamis. Mais
ils devaient être
déçus. Comme ils approchaient en effet de Bessa vers le
coucher du
soleil, ils virent sur le sol un grand nombre d'hommes récemment
égorgés, dans la plupart desquels ils reconnurent des
Perses à leur
costume et à leur armement, et aussi un petit nombre
d'indigènes. Ils
supposèrent que c'était là le résultat de
quelque rencontre
belliqueuse, mais quels avaient été les combattants, ils
l'ignoraient.
Ils se mirent à aller d'un cadavre à l'autre, tout en
examinant s'il
n'y avait pas là quelqu'un de leur connaissance - car les
âmes sont
promptes à imaginer le pire à propos de ceux qu'elles
aiment - et, ce
faisant, ils rencontrèrent une petite vieille qui tenait
embrassé l'un
des cadavres et poussait des lamentations de toutes sortes. Ils eurent
l'idée d'essayer de tirer quelque chose de la vieille, si
possible, et,
pour cela, s'installèrent près d'elle et tentèrent
de la consoler et
d'apaiser son grand chagrin. Puis, comme elle se laissait faire,
Calasiris lui demanda en égyptien qui elle pleurait et quel
était ce
combat. Et elle leur raconta tout brièvement : celui qu'elle
pleurait
était son fils, qui était tué ; elle avait fait
exprès de venir parmi
les cadavres pour être attaquée et délivrée
de la vie ; en attendant,
elle rendait les derniers devoirs à son fils comme elle le
pouvait,
avec des larmes et des lamentations.
[Je passe sur le récit que
fait la vieille du combat : en gros, les Perses qui avaient fait
Théagène prisonnier ont été attaqués
et massacrés par des villageois
révoltés, qui l'ont capturé à leur tour.]
Calasiris traduisit à
Chariclée tout ce qu'elle [la vieille] avait dit, puis il la
prit par
la main et s'éloigna. A quelque distance du champ couvert de
morts, ils
trouvèrent un petit tertre où Calasiris se coucha, la
tête sur le
carquois ; Chariclée, elle, s'assit en prenant sa besace comme
siège.
La lune, qui venait de se lever, éclairait toute la scène
de sa lumière
brillante - car c'était le troisième jour après la
pleine lune.
Calasiris, qui était vieux et qui, de plus, avait
été fatigué par le
voyage, s'endormit.
Chariclée, que ses soucis perpétuels tenaient
éveillée, fut témoin d'une scène infernale,
mais bien familière aux Egyptiennes.
La
vieille, pensant que personne ne la voyait ni ne la dérangeait,
commença par creuser une fosse de part et d'autre de laquelle
elle
alluma un feu et, entre les deux bûchers, elle étendit le
cadavre de
son fils ; ensuite elle prit, sur un trépied qui se trouvait
auprès, un
récipient de terre cuite plein de miel, et le versa dans la
fosse,
puis, avec un autre, elle fit une libation de lait et avec un
troisième, une autre, celle-là de vin. Ensuite elle prit
une figurine
de pâte en forme d'être humain, la couronna de laurier et
de fenouil et
la jeta dans la fosse.
Après tout cela, elle prit une épée, et,
gesticulant comme si elle était saisie d'un transport
frénétique, elle
adressa à la lune une longue prière avec des mots
barbares et au son
étrange ; puis elle se fit une incision au bras, essuya le sang
avec un
rameau de laurier et en aspergea le foyer ; elle accomplit encore des
rites bizarres et, finalement, se pencha sur le cadavre de son fils,
lui murmura quelque chose à l'oreille et réussit, par la
puissance de
sa magie, à l'éveiller et à le faire mettre debout.
Chariclée, qui,
déjà, n'avait pas vu sans frayeur le début, fut
saisie d'un frisson
d'horreur et, terrifiée devant ce spectacle extraordinaire, elle
réveilla Calasiris pour qu'il fût lui aussi témoin
de ce qui se
passait. Comme ils se trouvaient dans l'obscurité, on ne les
voyait
pas, mais ils voyaient tout sans difficulté, à la
lumière de la lune et
à celle des feux et, comme ils n'étaient pas très
éloignés, ils
entendirent tout ce qui était dit, car la vieille, maintenant,
interrogeait le mort à haute et intelligible voix.
La question
était si le frère du mort, le fils qui lui restait
à elle, reviendrait
vivant. Le mort ne répondit rien, il eut seulement un geste de
tête qui
permettait à la mère de comprendre, à son
gré, ce qu'elle voudrait, et,
brusquement, il tomba le visage en avant.
Alors elle retourna le
corps sur le dos et ne renonça pas à obtenir une
réponse, se servant,
semblait-il, des moyens de contrainte les plus violents dont elle
pouvait disposer, chantant incantation sur incantation à ses
oreilles,
bondissant, l'épée en main, tantôt vers le feu,
tantôt vers la fosse :
elle finit par l'éveiller une nouvelle fois, et quand il fut
debout,
elle renouvela ses questions, le contraignant à ne pas
répondre
seulement d'un signe de tête, mais à exprimer son oracle
avec des
paroles et sans aucune équivoque.
[Chariclée est alors
tentée de
se montrer pour questionner le mort elle aussi... mais Calasiris, qui
est prêtre, l'en dissuade sévèrement.]
Il parlait encore lorsque
le cadavre, d'une voix qui paraissait sortir de sous la terre, ou d'une
caverne profonde, une voix sourde et rauque, murmura :
"J'ai
commencé, ma mère, par vouloir t'épargner, bien
que tu aies violé les
lois de la nature humaine, transgressé les décrets des
Moires et que tu
cherches, par tes sortilèges, à mettre en branle
l'immuable, car le
respect de ses parents survit, en quelque manière, même
chez ceux qui
ne sont plus. Mais puisque tu détruis toi-même ce respect,
et que tu en
viens, non plus, comme d'abord, à user simplement de pratiques
coupables, mais à pousser le crime au delà de toutes
limites, que tu
contrains un cadavre non seulement à se dresser et à
faire des signes,
mais encore à parler, sans te soucier de mon
intérêt à moi, en
m'empêchant de me mêler aux autres âmes et en faisant
de moi simplement
un instrument pour toi, apprends donc ce que j'hésitais depuis
longtemps à te révéler.
Non, ton fils ne reviendra pas vivant,
et toi-même tu n'échapperas pas à une mort violente
; toi qui as
toujours passé toute ta vie à ces pratiques
sacrilèges comme celles-ci,
tu n'as plus longtemps à attendre la fin brutale
réservée à ceux qui
s'y livrent, toi qui as l'audace d'accomplir devant d'autres personnes
des mystères aussi abominables et ne te contentes pas de les
accomplir
dans la solitude, le silence et les ténèbres : voici que
tu divulgues
devant des témoins tels que ceux qui sont là maintenant
les destins
d'outre-tombe.
L'un est un prêtre - et cela est le moins grave,
car il est assez sage pour mettre sur de telles
révélations le sceau du
secret et n'en rien dire, et d'ailleurs, il est cher aux dieux ; [...]
mais, ce qui est plus grave, une jeune fille assiste à tout ce
spectacle et entend tout, une pauvre petite femme tourmentée par
l'amour et qui, pour tout dire, court le monde entier à la
recherche de
son bien-aimé, avec lequel, après mille aventures et
mille dangers,
elle vivra, au bout du compte, l'existence brillante d'une reine."
Après
ces paroles, il s'effondra, et la vieille, comprenant que les
étrangers
étaient les spectateurs en question, se précipita
immédiatement contre
eux, épée en main, folle de rage, et parcourut tout le
champ couvert de
morts, soupçonnant qu'ils se dissimulaient parmi les cadavres ;
son
intention était de les tuer, si elle les trouvait, car elle
pensait
qu'ils avaient eu de mauvais desseins contre elle et qu'ils avaient
voulu assister à ses sortilèges pour les contrarier.
Mais,
tandis qu'elle allait ainsi, furieuse, sans précautions,
poursuivant
ses recherches parmi les cadavres, elle ne vit pas un morceau de lance
brisée qui se dressait et lui transperça l'aine. Elle
tomba morte,
ayant accompli de la sorte, sans délai, la prédiction que
lui avait
faite son fils et trouvé un juste châtiment.
Si c'est pas de la belle narration
sans complexes, ça...
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Lire les romans grecs :
Comme beaucoup d'oeuvres antiques peu connues, les romans grecs ne
sont pour la plupart disponibles qu'en Budé, c'est-à-dire qu'ils
coûtent cher. Mieux vaut les emprunter en bibliothèque ou les
trouver d'occasion.
Le lecteur curieux de découvrir les romans grecs
et latins, dans une traduction solide et sans se préoccuper tout de
suite
de regarder le texte original, peut lire le volume Pléiade "Romans grecs
et latins" (Gallimard, 1958) réalisé par Pierre Grimal, et qui
regroupe, de façon très commode, neuf romans parmi les plus connus,
c'est-à-dire :
Romans grecs : Chéréas et Callirhoé de Chariton ;
Leucippé et Clitophon d'Achille Tatius ;
Les
Ethiopiques d'Héliodore ;
Vie d'Apollonios de Tyane de
Philostrate ; l'
Histoire véritable et
La Confession de
Cyprien de Lucien ;
Daphnis et Chloé de Longus.
Romans latins : le
Satiricon de Pétrone ; les
Métamorphoses d'Apulée.