Synthèse d'articles
"Les dieux de Platon"
Platon et la tradition religieuse grecque


Cette page contient les synthèses de certains articles du recueil intitulé Les dieux de Platon (Jérôme Laurent dir., Presses universitaires de Caen, 2003), qui réunit les actes d'un colloque organisé à l'université de Caen Basse-Normandie en janvier 2002. Ce colloque cherchait à répondre à la question suivante : "Qu'est-ce que la divinité (ho théos) pour Platon ? Quel concept correspond à cette réalité qu'il affirme plurielle, conformément au polythéisme de son temps ?" Les articles examinent quatre domaines principaux : les visages du divin ; la tradition religieuse ; les relations entre l'homme et le divin ; et la postérité de Platon dans ce domaine. Je me suis intéressé plus particulièrement aux articles concernant la tradition religieuse, sa présence dans les dialogues platoniciens et la façon dont Platon la reprend à son compte, la remet en cause, voire la réinvente. On se reportera aux actes du colloque pour le détail de ces articles, dont les arguments et les exemples ne sont ici que rapidement résumés.

"La théologie d'Homère jugée par Platon", Michelle Lacore (pp.79-95)


En République III, 398a-b, Platon chasse Homère de la cité idéale. La définition d'une nouvelle cité coïncide avec celle d'une nouvelle théologie : l'exclusion d'Homère est justifiée par ce lien entre politique et religion, dont l'enjeu est l'éducation. Pourtant, l'attachement de Platon à Homère est bien réel. Il est rendu manifeste d'abord sur le plan du discours, par la présence dans ses dialogues d'expressions homériques et de citations élogieuses d'Homère, mais aussi sur le plan de la pensée, par un apport plus profond d'Homère à Platon dans le domaine religieux.

L'autorité d'Homère
Homère possède une autorité considérable dans le monde grec et plus encore à Athènes. Les dieux d'Homère sont les grands dieux panhelléniques. Hérodote, II, 53, attribue l'origine des personnalités divines à Homère et à Hésiode (ces dieux sont en fait plus anciens et très influencés par le Proche-Orient, mais cette croyance est révélatrice). Homère et Hésiode jouent un rôle déterminant dans l'éducation à Athènes, ils forment l'enseignement de premier degré inculté à tout le monde dans le but d'éduquer à la vertu. Homère et Hésiode peuvent apparaître comme une sorte de couple, mais leurs perspectives sont en fait très différentes. On s'intéressera ici à Homère.
Dans l'Ion, Platon conteste vigoureusement la primauté d'Homère. Le ridicule d'Ion rejaillit sur le poète. Il y a pourtant une ambiguïté puisqu'en 531d Socrate souligne la gravité des sujets traités par Homère (de plus il dit envier la condition de rhapsode, et cette affirmation n'est pas nécessairement ironique). Ion souligne nettement la supériorité d'Homère sur tous les autres poètes : Homère apparaît donc comme "l'homme à abattre" par excellence !

Les critiques de la République
Dans la République, Homère est mis en accusation au moyen d'une accumulation de citations, d'abord par Adimante (II) puis Socrate (II, III).
- Adimante affirme que la représentation traditionnelle des dieux constitue un obstacle à la vertu car la justice devient intéressée (puisqu'il s'agit d'obtenir les faveurs des dieux), cf par exemple II, 363c citant Odyssée XIX 109-114.
- Socrate reprend ensuite la question sous l'angle de l'éducation en reprenant ces critiques comme si elles allaient de soi, cf 392b.
En fait, Platon reprend des thèmes anciens de la critique de l'immoralité des dieux chez Homère, thèmes déjà présents au VIème siècle av. J.C. chez Xénophane de Colophon (qui critique Homère et Hésiode pour montrer les dieux en train de s'adonner au vol, à l'adultère et au mensonge) puis aux VIe-Ve s. av. J.C. chez Pindare (qui n'hésite pas à corriger les mythes). L'origine de ces critiques n'est pas citée par Platon mais chez lui comme chez eux, c'est bien d'immoralité qu'il s'agit.
Ce n'est pas le caractère fictif des mythes qui choque Platon. Mais il est nécessaire d'établir des règles, tupoi, pour encadrer l'élaboration des fictions poétiques concernant les dieux : bienséance de leur représentation, conformité qui leur donnera une valeur d'enseignement moral. Or la poésie épique bafoue ces règles, notamment dans l'évocation de théomachies, guerres et querelles entre les dieux. D'où les règles suivantes :
- tupos 1 : la divinité est bonne et ne peut jamais dispenser le mal (cf au contraire Iliade XXIV, 527-529, ou IV, 64-104, ou encore II, début) ;
- tupos 2 : les dieux ne peuvent ni changer de forme, ni nous tromper (cf au contraire Homère passim et les paroles des prétendants en Odyssée XVII, 485).
Au cours de cette première étape de la critique, Homère est réfuté car il montre des choses incompatibles avec la notion même de dieu.
Dans une deuxième étape, Platon montre qu'Homère a une mauvaise influence morale :
- en témoignent les descriptions effrayantes de l'Hadès, la plus fameuse étant celle de l'Odyssée, XI ;
- les dieux tels que les décrit Homère ne sauraient constituer des modèles pour les hommes car ils sont sujets à l'émotion et à la pitié envers leurs enfants (cf par exemple les lamentations de Thétis, Iliade, XVIII, 54) ;
- Platon rejette les manifestations du rire comme indignes des dieux, cf notamment Iliade, I, fin.
- Il rejette également les mythes qu'il juge inappropriés au développement chez les jeunes gens de la tempérance (notamment Iliade XIV 294-296).

Platon adresse donc à Homère de nombreuses critiques... ce qui ne l'empêche pas d'utiliser, pour caractériser le type humain idéal recherché par son gouvernement philosophique, deux adjectifs typiquement homériques : theoeidès, "semblable aux dieux", et theoeikelos, "à l'aspect divin". Il détourne ces adjectifs de leur sens pour exprimer la conformité au modèle divin qu'il établit. Mais chez Homère, ces adjectifs désignent non la vertu de la personne qu'ils qualifient, mais sa beauté.

L'évaluation de la critique platonicienne
- On observe donc un alignement délibéré et revendiqué de Socrate sur les positions du vulgaire dans le but de formuler des critiques étonnamment réductrices et terre-à-terre par rapport aux poèmes d'Homère.
- Ainsi, Socrate ne prend nullement en compte le questionnement moral présent dans le texte homérique, ni la différence de perspective entre l'Iliade et l'Odyssée (dont le chant I affirme, par la bouche de Zeus, la responsabilité des hommes dans leurs actions, à l'origine de leurs propres malheurs), ni même la présence de la justice à l'oeuvre par exemple dans l'Odyssée avec le juste châtiment des prétendants par Ulysse (on observe d'ailleurs une nette préférence de Platon pour l'Iliade).
- Socrate refuse explicitement toute interprétation allégorique ou symbolique du texte au profit de la lecture littérale, la seule accessible aux enfants qui découvrent les poèmes et sont incapables d'en réaliser des "lectures sous-jacentes" érudites (cf Rép II 378d). Pourtant, dans l'Ion, Socrate enviait le sort du rhapsode, et citait en 530d les noms de commentateurs d'Homère qu'il jugeait enviables : dans la République, au contraire, toute perspective herméneutique est rejetée. Ce rejet vise en fait les sophistes qui ratiocinent sur les mythes, cf Phèdre 229d-230b : Socrate refuse de "sophizesthai", d'interpréter le mythe de l'enlèvement d'Orythie par Arès, et s'en tient à "tôi nomizomenôi", l'ensemble des idées reçues.
- Socrate refuse également toute interprétation allégorisante, pratique déjà ancienne à son époque (cf Théagène de Rhégium, le plus ancien commentateur attesté) et qui deviendra très à la mode par la suite. La postérité de la critique platonicienne d'Homère semble avoir conduit les premiers philologues à mettre en doute l'authenticité des passages des poèmes critiqués par Platon, disculpant du même coup Homère lui-même. Les dieux tels que les dépeint Homère continuent de poser problème aux commentateurs modernes, dont certains les soupçonnent de n'être que des créations littéraires - position largement excessive.

L'héritage homérique profond et inavoué
Or, non seulement le sentiment religieux est bien présent chez Homère, mais Platon le reprend largement à son compte.
- en Lois, X, 904e, l'Athénien cite l'Odyssée, XIX, 43, pour affirmer que les dieux guident la conduite des hommes.
- une valeur fondamentale chez Homère, l'hospitalité, est également très présente chez Platon par l'intermédiaire de la représentation de Zeus Xénios. Le Sophiste, 216a-d, assimilant à un dieu l'étranger qui vient demander l'hospitalité, n'est autre qu'une paraphrase des paroles des prétendants dans l'Odyssée, XVII, 485-487, passage précisément condamné dans la République, II, 381d, à propos des métamorphoses divines ! Socrate reprend le contenu du passage et l'enrichit en rapprochant le respect de l'hospitalité de deux autres valeurs fondamentales, l'aidôs et la dikè. Cet emprunt montre une intimité profonde de Platon avec le texte homérique.
- d'autres mentions de Zeus Xénios sont présentes en Lois, XII, 953e (accueillir les étrangers) et V, 729c (le respect de l'étranger est sacré). Dans ces passages, Homère n'est pas cité non plus, bien que ce respect de l'étranger soit une valeur fondamentale des poèmes homériques.
Les Lois semblent présenter une sorte de réparation tardive à Homère, en II, 658d : la forme de spectacle la plus appréciée par les vieillards pleins de sagesse, c'est l'interprétation d'Homère par les rhapsodes. Mais cette "réparation" n'est-elle pas déjà présente dans le double détournement d'adjectifs de la République, là même où Platon se veut le plus sévère à l'égard d'Homère ? On peut en effet y voir une double convergence entre le poète et le philosophe :
- par l'accent mis sur la ressemblance entre hommes et dieux, caractéristiques fondamentale de la représentationb grecque ancienne de la divinité ;
- par l'affirmation du caractère divin de la beauté : par la beauté, les hommes participent du divin.

Conclusion
- "Il est hors de doute que Platon s'ets fait violence à lui-même pour parler du Poète en termes parfois si durs".
- Cette critique par trop sévère peut s'expliquer par un contentieux déjà ancien entre poésie et philosophie (cf République X, 607b).
- les Anciens avaient déjà le sentiment d'une ambivalence profonde dans la relation de Platon à Homère. Cf Pseudo-Longin, Du sublime : Platon dispute la prééminence à Homère "comme un jeune concurrent face à un homme environné de vénération..." S'agirait-il, conclut l'auteur de son côté, de ce que la psychologie moderne appellerait le "meurtre du père" permettant au fils de s'affranchir ?








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