[7,31] EXEMPLES ÉTRANGERS 1. Alexandre, roi de Macédoine, avait reçu d'un oracle le conseil de mettre à mort le premier qui se présenterait à lui, quand il aurait franchi la porte du temple. Ce fut un homme conduisant un âne qui se trouva le premier devant lui et le roi donna aussitôt l'ordre de le mener à la mort. Celui-ci demanda pourquoi, alors qu'il était innocent et inoffensif, il était condamné à la peine capitale. Comme Alexandre, pour excuser cette mesure, lui citait la réponse de l'oracle : "S'il en est ainsi, roi, dit-il, ce n'est pas moi que le sort a désigné pour ce supplice ; c'est mon âne que je poussais devant moi qui s'est porté le premier à ta rencontre." Alexandre fut charmé d'entendre de la bouche de cet homme une répartie si ingénieuse et d'être lui-même tiré d'erreur et saisit avec empressement l'occasion de satisfaire l'oracle au prix d'une victime bien inférieure. Si habile qu'ait été cet ânier, l'écuyer d'un autre roi ne le fut pas moins. 2. Après avoir anéanti la honteuse domination des mages avec l'aide de six associés de haut rang comme lui, Darius convint avec eux qu'ils se rendraient à cheval, au lever du soleil, dans un lieu déterminé et que celui-là serait roi dont le cheval hennirait le premier. Mais, tandis que les compétiteurs à une récompense de si haut prix attendaient la faveur du sort, seul Darius, grâce à un artifice d'OEbarès, son écuyer, vit son souhait se réaliser. Celui-ci, qui avait touché les parties sexuelles d'une cavale, dès l'arrivée au lieu convenu, approcha sa main des naseaux du cheval qui, excité par l'odeur, fit entendre le premier un hennissement. A ce cri, les six autres prétendants au souverain pouvoir descendirent de cheval et se prosternant, à la manière des Perses, saluèrent Darius roi. Voilà un bien grand empire enlevé par un bien petit tour d'adresse ! 3. Bias, dont la sagesse est plus durable sur la terre que ne fut Priène sa patrie, - puisque l'une vit toujours et que l'autre, presque anéantie, n'a laissé que des vestiges - Bias disait que, dans la pratique de l'amitié, il faut se comporter de manière à ne pas perdre de vue qu'elle peut se changer un jour en une haine implacable. Ce principe, à première vue, pourrait sembler peut-être trop prudent et contraire à la franchise qui est le principal charme des relations amicales ; mais, quand on y aura réfléchi plus profondément, on le trouvera fort utile. (Av. J.-C. 593.) 4. Le salut de la ville de Lampsaque s'obtint au prix d'une simple ruse. Alexandre était animé du plus vif désir de la détruire, lorsqu'il vit Anaximène, son ancien précepteur, venir de la ville à sa rencontre et, comme il lui apparut que celui-ci venait arrêter par ses prières l'effet de sa colère, il jura de ne point faire ce qu'il lui demanderait. "Ce que je te demande, dit alors Anaximène, c'est de renverser Lampsaque." Cette ingénieuse présence d'esprit sauva cette cité qu'illustrait une vieille gloire, de la destruction à laquelle elle était vouée. 5. C'est aussi par une ruse que Démosthène apporta un secours merveilleux à une pauvre vieille femme qui avait reçu en dépôt une somme d'argent de deux étrangers, à condition de la rendre à tous les deux ensemble. L'un d'eux revint quelque temps après, couvert de haillons sous prétexte de la mort de son compagnon et, trompant ainsi cette femme, lui enleva tout l'argent. L'autre se présenta ensuite et lui réclama le dépôt. Cette malheureuse était bien embarrassée et, se trouvant sans argent et sans moyen de se justifier, elle pensait déjà à se pendre. Mais heureusement Démosthène lui prêta l'appui de son habileté d'avocat. "Cette femme, dit-il en commençant son plaidoyer, est prête à tenir son engagement relatif à ce dépôt ; mais, si tu n'amènes pas ton compagnon, elle ne saurait le faire : car, comme tu le proclames toi-même, la convention faite est de ne verser l'argent à l'un qu'en présence de l'autre." (Av. J.-C. 345.) 6. Le trait suivant ne révèle pas non plus une médiocre habileté. Un Athénien, détesté de tout le peuple, devait se défendre devant lui contre une accusation capitale. Tout à coup il se mit à briguer la plus haute magistrature ; non qu'il espérât l'obtenir, mais il voulait que la colère populaire, ordinairement si violente dans son premier accès, eût l'occasion de s'amortir. Cet expédient si adroit ne trompa point son attente. En effet après avoir été pendant les comices en butte aux cris hostiles et aux sifflets de toute l'assemblée, il eut encore à subir dans ses prétentions aux honneurs l'humiliation d'un échec ; mais bientôt après, quand il fut question de sa vie, la même multitude ne lui témoigna plus par ses suffrages qu'une extrême indulgence. S'il était venu risquer sa tête devant elle, lorsqu'elle ne respirait encore que la vengeance, toutes les oreilles fermées par la haine se seraient refusées à rien entendre de sa défense. 7. Cet artifice a beaucoup de rapport avec la ruse que je vais raconter. Le premier Hannibal, vaincu dans un combat naval par le consul Duilius et n'osant pas s'exposer aux sanctions encourues pour la perte de la flotte, sut avec une grande habileté éviter une disgrâce. Après cette bataille malheureuse, avant que la nouvelle du désastre pût parvenir à Carthage, il se hâta d'y envoyer un de ses amis avec une mission bien définie et une leçon apprise. Celui-ci, introduit devant le sénat de Carthage : "Hannibal, dit-il, veut vous consulter : comme le général romain est arrivé avec des forces navales considérables, il vous demande s’il faut lui livrer bataille." Le sénat s'écria unanimement "qu'il fallait le faire sans aucun doute." "Eh bien, dit l'envoyé, il a livré bataille et il a été vaincu." De cette manière il ne laissa pas aux sénateurs le moyen de condamner une action qu'ils avaient eux-mêmes jugée nécessaire. (An de R. 493.) 8. Avec la même adresse l'autre Hannibal, voyant Fabius Maximus se jouer de la force invincible de ses armes par de salutaires lenteurs, voulut salir sa réputation du soupçon de chercher à prolonger la guerre. Tandis qu'il saccageait l'Italie entière par le fer et la flamme, il ne laissa à l'abri de ces dévastations que la terre de Fabius. Cette perfide apparence de faveur marquée aurait pu avoir quelque succès, si les Romains n'avaient parfaitement connu et l'amour de Fabius pour son pays et le caractère rusé d'Hannibal. (An de R. 536.) 9. Ce fut aussi grâce à leur fin bon sens que les Tusculans assurèrent leur salut. Ils avaient mérité par de fréquentes révoltes que Rome prît le parti de raser leur ville et, pour exécuter cette résolution, Camille, le plus grand de nos généraux, était arrivé chez eux à la tête d'une puissante armée. Les Tusculans allèrent tous ensemble à sa rencontre en toge, lui fournirent des vivres et lui rendirent avec l'obligeance la plus empressée tous les autres devoirs que comporte le temps de paix. Ils le laissèrent même entrer en armes dans l'enceinte de leurs murailles sans changer de visage, ni d'attitude. Par cette assurance et ce calme ils parvinrent à obtenir non seulement l'amitié du peuple romain, mais encore la pleine jouissance du droit de cité. Ils se montrèrent dans leur bonhomie véritablement bien avisés : car ils avaient bien senti qu'il valait mieux dissimuler leur crainte sous les dehors de l'obligeance que de chercher une protection dans la force des armes. (An de R. 373.) 10. Par contre l'expédient employé par Tullus, général des Volsques, est purement odieux. Il brûlait du plus vif désir de faire la guerre aux Romains ; mais il voyait ses concitoyens découragés par plusieurs défaites et, pour cette raison, plus disposés à la paix. Il employa donc un moyen perfide pour les amener où il voulait. Une foule de Volsques étant venue à Rome pour assister aux jeux publics, il alla dire aux consuls qu'il appréhendait de cette multitude quelque acte soudain d'hostilité et les invita à se tenir sur leurs gardes. Aussitôt après il sortit lui-même de Rome. Les consuls firent leur rapport au sénat. Celui-ci, bien qu'il n'eût aucune raison de se méfier, fut néanmoins ébranlé par l'autorité d'un personnage tel que Tullus et décida que les Volsques devraient quitter Rome avant la nuit. Telle fut l'irritation que leur causa cet affront qu'ils se laissèrent facilement entraîner à un soulèvement. Ainsi par un mensonge dissimulé sous l'apparence d'intentions amicales, un chef astucieux trompa deux peuples à la fois, dans le dessein de pousser les Romains à offenser des hommes irréprochables et d'exciter la colère des Volsques contre une nation dupe elle-même d'un artifice. (An de R. 264.)