Arriver sur une nouvelle planète n'est jamais une chose
facile. Ralph Smirez en faisait l'expérience.
Ce jeune homme de vingt-trois ans était envoyé sur
Céner, une obscure planète inférieure du
troisième système de la galaxie du Sommerlund. L'Empire
des Cinq Sens, ainsi nommé car il réunit cinq grandes
races humanoïdes, dont l'Homme fait évidemment partie,
y avait débarqué cinq ans plus tôt. Il était
apparu qu'il existait déjà des humains sur cette
planète, et ils n'acceptèrent la venue de l'Empire
qu'avec réserve. Les Terriens reçurent le contrôle
de la zone octroyée par les céneriens pour le commerce
et en dehors de cette activité, les indigènes n'acceptaient
aucun contact.
Les céneriens créèrent leur propre royaume,
le royaume du Ruel. Le secteur commercial de Céner devint
une zone impériale, et les humains ne pouvaient pas accéder
au royaume du Ruel. En effet, les céneriens possédaient
une garde composée d'êtres informes, les Tzargs,
non-humains d'une taille immense. Leur physionomie trapue et leur
peau verdâtre ne pouvait manquer de faire penser à
de grands crapauds. Ces horribles bêtes avaient été
crées de toutes pièces par les céneriens,
qui en avaient fait leurs esclaves. En cinq ans, les humains apprirent
que les habitants de cette planète à l'origine de
ces monstres étaient ce qu'on appelle des druides qui maintenaient
un contrôle oppressant sur la populace du Ruel. De plus,
Le Ruel était pratiquement inattaquable, car presque entièrement
boisé et grâce à leur puissance diabolique,
les druides de Céner avaient rendu ces bois invivables
pour les humains. Les marais en putréfaction y coulaient
par centaines, les arbres décharnés étaient
remplis d'une essence maléfique et d'innombrables monstres
y vivaient.
Le Ruel comprend en fait toute la partie sauvage de Céner,
c'est-à-dire toute la partie montagneuse du sud, les Monts
Skardos, creusés d'immenses tunnels permettant une défense
quasi-parfaite des céneriens de toute intrusion humaine
sur leur territoire. Ces montagnes sont peuplées d'Hommes-Rats,
les Slargs, qui ont eux aussi été crées par
les druides de Céner. Près de Valmont, la capitale
de la zone impériale, la forêt de Ruel longe toute
la partie nord de la zone. C'est la frontière la plus visible
entre les humains et les céneriens, cette frontière
maléfique d'où viennent les travailleurs céneriens
pour la zone commerciale. De grands marais sont présents
à l'est de la zone impériale. Cette zone du Ruel
est peut-être la plus accessible aux humains, malgré
les nombreux animaux assez repoussants qui y vivent.
Mogaruith, la forteresse des céneriens, se trouve en plein
coeur de la forêt de Ruel. Elle est la capitale des druides,
et le centre du pouvoir que ceux-ci exercent sur les habitants.
Mogaruith est une cité très particulière
: entourée de remparts menaçants aux reliefs sombres
et noirâtres, des flèches gothiques élevées
aux angles acérés surplombent les rues très
escarpées menant au château du roi-druide Anzgaroth.
Les ruelles, emplies de miasmes putrides, dégagent une
sourde rumeur diabolique sur des pavés défoncés,
recouverts d'une patine d'un noir de suie, et de certaines maisons
sortent parfois les druides maléfiques aux yeux orangés,
qui partent en quête de produits pour leurs mixtures dans
la forêt toute proche qui, comme cela a été
mentionné, pullule des créatures issues des expérimentations
des druides. Les murs du château d'Anzgaroth luisent dans
la nuit d'une couleur verdâtre et violette, et on entend
souvent le vent souffler sur les contreforts des fenêtres,
faisant claquer les gonfanons sinistres des druides, apportant
des relents de la cité plus bas et secouant les arbres
de la forêt toute proche, qui déborde d'ailleurs
sur certains mâchicoulis des remparts extérieurs,
à l'opposé de la grande porte d'entrée de
la cité. Les céneriens sont pauvres, et vivent encore
à l'ère pré-technologique. Malgré
tous leurs problèmes, ils soutiennent les druides, et seule
une poignée de rebelles, favorable à l'installation
impériale, existe dans les contrées éloignées
des collines de Lourden, près de la ville de Dylantis.
En fait, le peuple n'a pas les moyens de s'offrir une autre vie
que celle proposée par les druides, et c'est la raison
de l'absence de rébellion véritablement organisée
; d'ailleurs, les habitants les plus courageux se massent à
Dylantis, mais ils sont bien rares à tenter l'aventure,
car peu de villes en dehors de Mogaruith et Dylantis existent
au Ruel ; hormis ces deux cités seules des bourgades ont
été érigé. De plus, Anzgaroth est
un druide aux pouvoirs énormes, et souvent sort-il de son
repère de Mogaruith accompagné de ses deux conseillers
; les cénériens les surnomment les Trois Strigüls,
et ces derniers sèment la terreur et éventent toute
tentative de rébellion, parfois par leur seule présence
maléfique. Ils chevauchent la forêt du Ruel sur des
Tzargs immenses, bien plus importants que la plupart de ceux qui
forment le gros de l'armée druidique, et leurs hurlements
sinistres et infâmes déchirent les oreilles et plient
en deux de douleur tout ceux qui ont le malheur de croiser leur
chemin.
Ralph Smirez était un jeune officier fraîchement
sorti des écoles terriennes. Il était grand, les
cheveux très noirs. Ses yeux étaient bleus, pétillants
d'intelligence, au milieu d'un visage ovale très souriant
et qui inspirait la confiance. Mais en y regardant de plus près,
on pouvait entrevoir une lueur fugace traversant ses yeux, révélant
un caractère inflexible. Il portait un vêtement ample,
aux insignes de l'Empire par dessus une chemise terrienne de confection
artisanale, en tissu blanc et rouge.
Sa première mission se déroulait donc sur cette
planète inhospitalière. Il allait devoir infiltrer
le Ruel pour une mission très particulière : atteindre
Mogaruith, la capitale des druides. Sa formation d'espion impérial
allait être particulièrement efficace.
En effet, les terriens apprirent deux mois plus tôt que
les druides préparaient une gigantesque attaque secrète
sous la forme d'une épidémie de zertina des plus
virulentes, pour chasser l'Empire de leurs terres. Le virus du
zertina était un virus découvert sur Kazer, une
planète du système de Alpha Centaure. Il déclenchait
une terrible fièvre accompagnée de saignements de
nez après deux heures d'incubation. Bien vite, tout le
corps se dessèche, et le malade meurt dans d'atroces souffrances,
le corps couvert de taches brunes, où le sang se coagule
puis se vide. Cette maladie se propage à une vitesse folle,
par tous les moyens existants : le sang, l'air, le sol, les muqueuses...
Les espions impériaux envoyés au Ruel en rapportèrent
une petite fiole remplie d'un sérum contre cette terrible
maladie, sérum qui se détruisit de manière
instantanée une fois la journée passée en
dehors des terres du Ruel. Seul deux espions sur les cinq en revinrent.
Les druides céneriens furent offusqués de l'intrusion
humaine sur leur territoire. Les terriens s'excusèrent
en offrant un cadeau aux druides, qui acceptèrent de mauvaise
grâce. L'incident était clos. Mais les céneriens
savaient que les terriens étaient au courant de leur action,
et ils allaient donc agir plus vite.
Malgré leur technologie bien supérieure, les impériaux
ne pouvaient risquer de déclencher une guerre contre les
céneriens, car sinon, cela pourrait déchaîner
les autres peuples asservis par l'Empire, suivant l'exemple de
Céner. Et ça, l'Empire ne pouvait le gérer.
Une seule personne, habillé en cénerien, pourrait
atteindre Mogaruith, plutôt qu'une armée. Plusieurs
chemins s'offraient à Smirez : par les monts Skardos, mais
on pouvait s'y perdre, et c'était très dangereux,
ou par la forêt de Ruel.
Dès son arrivée sur la plate-forme des vaisseaux
à quarks, seuls vaisseaux possédant la technologie
nécessaire aux sauts en hyperespace, Smirez fut accueilli
par le directeur de la zone impériale et par son supérieur,
le général Macsceaty, un homme bien charpenté
à la carrure assez impressionnante, qui respirait la rectitude
militaire, adoucie par le sourire accueillant qui illuminait son
visage carré encadré par des cheveux d'un gris argenté.
"_ Bienvenue sur Céner ! J'espère que vous
avez fait bon voyage !
_ Oh... Ça allait. Cela ne va pas être une partie
de plaisir, cette mission ! Quand allons-nous en discuter ?
_ Aujourd'hui même, lui répondit Macsceaty. Allons
dans mon bureau."
Ils allèrent directement se réunir dans le bureau
du général pour discuter de la situation. Après
avoir déambulé dans l'immeuble de l'armée
terrienne situé en plein coeur de la ville des humains,
le général invita Smirez à entrer dans une
large pièce. Celle-ci était d'un ordre impeccable,
et tout était à l'endroit souhaité. A gauche
de l'entrée se trouvait le bureau du général,
où chaque dossier était à sa place. Derrière
le fauteuil en cuir on pouvait admirer un tableau moderniste qui
semblait dater de l'année précédente, ce
qui prouvait que le général était un fin
amateur d'art et cherchait à se tenir au courant, même
sur une planète aussi éloignée de toute activité
culturelle que l'était Céner. Au fond de la pièce
se dressait une grande carte représentant Céner.
On pouvait y reconnaître la zone terrienne, assez petite,
avec sa capitale Valmont, entourée par le royaume menaçant
du Ruel. C'est vers cet endroit de la pièce que Ralph Smirez
fut invité à se rendre.
"_ Mon cher Smirez, la situation est assez complexe. Savez-vous
quels sont nos problèmes ? questionna Macsceaty.
_ J'avoue ne pas avoir une idée claire du problème
à l'échelle locale.
Le général se dirigea vers la carte, et se tourna
vers Ralph.
_ En fait, le problème se pose ainsi : comme vous devez
le savoir, il se trouve que le royaume du Ruel, et de manière
plus précise les druides de Mogaruith, ont en leur possession
des souches d'un virus extraordinairement virulent. Anzgaroth,
le roi-druide, cherche à se débarrasser de la sujétion
terrienne sur la zone commerciale de Céner.
_ Mais pourtant, ce sont bien les cénériens eux-mêmes
qui nous l'ont octroyée, objecta Smirez.
_ Certes, mais ce ne fut pas de gaîté de coeur. De
plus, les druides sont absolument diaboliques ; nous craignons
une guerre imminente, préparée notamment par cette
infection virale mortelle. Or, il nous est impossible d'attaquer
le Ruel, et ce pour plusieurs raisons.
_ Je suppose que les raisons diplomatiques en font partie, avança
Ralph.
_ Tout à fait, s'exclama le général. Mais
ce ne sont pas les seules. En effet, le Ruel est par essence le
royaume de l'Ombre. Il n'est pas certain que malgré toute
notre technologie, nous puissions vaincre le roi-druide. Et comme
vous me l'avez si bien rappelé, l'Empire tient à
sa tranquillité ; une guerre civile déclenchée
sur une planète comme Céner pourrait avoir des conséquences
désastreuses.
_ C'est donc pour cela que vous m'envoyez en mission, conclut
Smirez. Je savais cela, mais je n'avais pas conscience de l'étendue
du danger. Nous n'avons que très peu de renseignements
sur les planètes d'affectations quand nous partons de la
Terre, et l'image qu'on se fait de ces dernières ne peut
être qu'intellectuelle ; on ne ressent pas vraiment les
événements comme si l'on était déjà
sur place.
_ Vous avez donc deux choix pour infiltrer le Ruel : ou bien passer
par la forêt, ou bien contourner par le sud et les monts
Skardos."
Le général désigna un point sur la carte.
Il désignait l'entrée des monts Skardos par la zone
commerciale. Mais ces derniers étaient immenses et constitués
d'innombrables galeries sombres et souvent remplies d'immondices.
Il était terriblement facile de s'y perdre à jamais.
"_ Je ne sais pas encore par où passer, soupira Ralph.
Il est vrai que la forêt est très dangereuse, mais
en même temps, je pense que les monts Skardos représentent
un grand danger ; si jamais je m'y perd, je risque de ne jamais
retrouver mon chemin.
_ Si vous le souhaitez, nous pourrons en discuter demain de nouveau.
Il se fait tard, et il vaut mieux pour vous que vous vous reposiez
afin que votre adaptation à cette planète se fasse
le plus rapidement possible.
_ Vous avez sans doute raison, lui répondit Ralph en se
levant. Je vous remercie pour votre accueil, général.
_ Ce n'était que peu de choses !"
Macsceaty sourit à Ralph qui se préparait à
partir. La réunion fut donc reportée au lendemain,
et Smirez quitta le bâtiment officiel, non sans avoir dit
au revoir au général.
Ralph prit possession de ses quartiers. Une maison de fonction
lui était assignée dans le quartier nord de Valmont,
le quartier le plus riche. Après avoir remonté quelques
rues une fois sorti du bâtiment officiel, la maison de l'officier
était en vue. Celle-ci était à colombages,
rappelant les maisons normandes de la Terre. Au dessus de l'entrée,
au premier étage, il existait un petit balcon exposé
au soleil, et sur lequel étaient disposés des hortensias
rouges et bleus aux tons très vifs. Les boiseries étaient
blanches et noires, et donnaient à cette demeure une impression
de chaleur que Ralph appréciait énormément.
Les murs étaient en brique, et d'un blanc cassé
très reposant. A l'intérieur, le petit coin salon
était chaleureux, avec à droite de l'entrée
un petit fauteuil tourné vers la cheminée. Un couloir
aux murs d'un bleu profond guidait Ralph vers sa chambre, où
ce dernier se rendit pour y déposer ses affaires.
La rotation de Céner était légèrement
plus petite que celle de la Terre, de vingt-deux heures environ.
Il était déjà vingt heures quand Smirez était
arrivé à la maison. Il alla donc se préparer
à manger, car il avait évidemment très faim
après son long voyage.
Après le repas, Smirez réfléchit à
sa situation : il allait devoir apprendre le cénerien,
la langue locale que seul les céneriens parlaient. Les
terriens ne savaient que faire d'une langue locale, et personne
ne prenait la peine de l'apprendre.
Pour commencer à s'habituer dès maintenant à
cette planète, il décida d'aller se coucher, tout
en pensant à sa future mission, qu'il espérait réussir.
Le lendemain matin, Ralph décida de se promener un peu
dans la zone commerciale de Valmont. Il sortit de sa maison vers
sept heures, puis marcha jusqu'à Sarzet, le quartier commercial
ouvert aux cénériens, situé à quelques
encablures du quartier nord où logeait le jeune officier.
Une seule route, d'une longueur de trente kilomètres, permet
aux cénériens d'accéder à Sarzet depuis
la lisière de la forêt. Cette route est très
protégée, et seuls les travailleurs dotés
d'une carte spéciale peuvent y accéder.
Sarzet est un des seuls endroits de Valmont où l'activité
est frénétique. A chaque coin de rue, on tombe sur
un marchand, un artisan ou encore un libraire. Les rues sont très
escarpées, et l'hygiène n'est pas des meilleures.
Les marchands s'interpellent très souvent, et étalent
leur marchandise pour attirer le client. Mais Ralph devait bien
s'y habituer, car le Ruel était certainement plus insalubre
que Sarzet.
Au-dessus de la rue, tendus entre les deux façades et filtrant
légèrement la lumière du soleil, des centaines
de draps et de tapis pendaient, aux couleurs bariolées.
Ralph pouvait apercevoir les différents types de marchandises
étalées, parfois jusque sous la devanture de la
boutique. Certains commerçants montraient leur richesse
ostensiblement, avec des étals en bois de chêne où
étaient disposés des étoffes rares ainsi
que des produits de luxe que les terriens du quartier nord de
Valmont appréciaient énormément. Ça
et là, entre deux magasins, quelques échoppes permettaient
au passant de se désaltérer au milieu d'une foule
bigarrée, et les éclats de voix souvent animées
débordaient dans la ruelle. L'atmosphère enfiévrée
enthousiasmait le jeune officier, qui était gagné
par un sourire naissant. Le soleil, bien présent en ce
jour, jouait avec les tentures et parait les murs et le pavé
de couleurs chatoyantes, aux tons lapis-lazuli et magenta orangé,
qui régalaient le spectateur attentif.
Smirez était souvent regardé de façon soupçonneuse.
On distinguait bien les cénériens des terriens,
à leur vêtement ample, marron, qui cachait une tunique
sombre aux teintes discrètes ainsi qu'une carrure très
effacée ; de plus leur manière de se comporter différait
totalement de celle des rares terriens qui circulaient à
cette heure matinale. Ils ne regardaient jamais devant eux, et
avaient les yeux rivés sur le sol, tout en bombant leur
dos trapu. Smirez ressemblait donc tout à fait à
un terrien, étranger de Valmont, avec sa démarche
enjouée, son teint frais et son visage rieur. Et pour ne
rien arranger, il portait un vêtement de l'Empire, bleu
roi, ce qui ne faisait qu'accroître le mépris des
cénériens qu'il rencontrait. "Ils ne portent
pas les Terriens dans leur coeur" songea Smirez. Il avait
bien sûr raison. Les cénériens auraient préféré
ne pas avoir à subir l'Empire, qui n'avait rien apporté
de bien et qui n'avait qu'excité la colère et la
circonspection des druides de Mogaruith ; c'est sans doute une
des raisons de l'attaque fomentée par ces derniers : se
débarrasser de l'Empire et dominer tout Céner.
Après avoir acheté une babiole qu'il rapporta chez
lui, Ralph décida de partir au bureau de Macsceaty, son
supérieur. Il avait déjà pris sa décision
: il irait à Mogaruith par la forêt de Ruel. Bien
qu'étant le parcours le plus dangereux des deux, c'était
aussi le plus court. De plus, il voulait éviter de se perdre
dans les monts Skardos, d'où il ne pourrait peut-être
pas sortir s'il s'y engageait. Enfin, même si cette dernière
option n'avait pas encore été discuté, il
se refusait catégoriquement à emprunter les marais
à l'est de la zone impériale. Nommés par
les cénériens Marais de Plöemeran, ces derniers
avaient aussi un surnom parmi la population de la zone impériale
: on les connaissait sous le nom de marais de la Lune Sanglante.
En effet, le bruit courrait que la traversée de ces marais
réservait au voyageur téméraire des frayeurs
inimaginables, car ces marais sont aussi le tombeau des expérimentations
druidiques, et qui sait ce que ces morts maudits font à
la nuit tombée, quand la lune se lève sur la plaine
silencieuse, miroitant sur l'eau calme du marais, entre les roseaux
et les petits arbustes décharnés qui peuplent le
bocage, illuminant une eau saumâtre où vivent aussi
des êtres informes qui viennent de la forêt non loin
pour s'abreuver ? Non, Ralph ne voudrait jamais sous aucun prétexte
s'aventurer dans cet endroit, qui réserve sans doute des
dangers plus grands que les traîtres Monts Skardos.
Sa mission ne se bornait pas simplement à infiltrer Mogaruith.
Il allait devoir aussi détruire les culture de virus, et
ainsi écarter le danger qui plane sur Céner et sur
tout l'Empire. Il n'était pas sûr que le cas de Céner
soit isolé au sein de l'immense amas de planètes
des Cinq Sens, et la possibilité même d'une révolte
réussie pouvait envoyer des signaux encourageants à
d'autres groupuscules obscures, qui se sentiraient pousser des
ailes. De plus, cela affaiblirait encore plus les humains au sein
de l'Empire, qui étaient déjà en perte de
vitesse par rapport aux elfes qui gouvernaient les systèmes
de Alpha Centaure et de la constellation de la Lyre, et surtout
par rapport aux zfartcks, humanoïdes provenant des fins fonds
de la Voie Lactée et qui étaient extraordinairement
puissants. Très athlétiques et de hautes stature,
aux cheveux d'un noir de jais, les zfartcks étaient surtout
réputés pour leur adaptabilité hors-norme
: dotés par la nature de branchies et de poumons, ils étaient
à l'aise aussi bien sur terre que sous l'eau ; leur intelligence
était très fine et acérée, ce qui
faisait d'eux un peuple très cultivé et à
la technologie impressionnante. Ce furent d'ailleurs les premiers
à atteindre le système solaire, et leur sens de
la diplomatie avait permis la création de l'Empire. Enfin,
Céner représentait en elle-même une menace,
car il semblait que les druides eux-mêmes étaient
investis d'un pouvoir sinistre qui faisaient d'eux des serviteurs
de l'Ombre, et malgré la sophistication de la société
humaine, c'était un spectre qui revenait périodiquement
hanter l'Humanité.
Ralph arriva bientôt en vue des bâtiments de l'armée.
Leur hauteur se découpait dans le soleil matinal, qui avait
pris depuis sept heures toute son ampleur et réchauffait
amplement les rues ombragées de Valmont. Les quelques arbres
qui bordaient la route se balançaient doucement sous un
léger vent, qui faisait bruire les feuilles tombant de
temps à autre en un lent mouvement et qui caressaient le
visage des quelques passants. Le trafic routier était faible,
car il n'était que neuf heures du matin et la vie semblait
tourner au ralenti sur Céner. Ralph profitait de ces derniers
moments de civilisation humaine, car il ne pourrait compter que
sur ses pieds lorsque il se retrouverait au royaume du Ruel. Il
était évident qu'aucun véhicule terrien ne
serait d'une quelconque aide, car cela pourrait ruiner le secret
de sa mission. Autour de lui, Ralph pouvait voir les échoppes
ouvrir peu à peu leurs portes, les magasins s'ouvrir, et
les portes claquer. On s'interpellait d'un bout à l'autre
du trottoir, et les conversations débutaient et allaient
bon train. A sa gauche, tandis qu'il remontait l'artère
principale de Valmont qui le menait à son but, les immeubles
déversaient peu à peu leur flots de travailleurs
qui s'en allaient sur les lieux de leur labeur, le sourire au
lèvres car le temps printanier invitait à la douceur
et à la joie de vivre. Les rues jusqu'alors presque désertes
commençaient à s'emplir, et les quartiers intérieurs
de Valmont frémissaient et fourmillaient d'une rumeur sans
cesse grandissante. La cité s'ébrouait, et se mettait
à l'heure diurne après le repos pesant de la nuit,
qui avait été peuplée de rêves pour
certains et d'horribles cauchemars à vite oublier pour
d'autres. Au milieu de cette activité naissante, le jeune
officier se mouvait au sein de la foule qui commençait
à se former dans les rues, telle une vague qui refluait
sur une plage imaginaire, portant les gens à l'endroit
de leur désir, ou de leur devoir. Arrivé en vue
du bâtiment qu'il recherchait, Ralph entra et demanda à
voir le général. On lui répondit d'attendre
quelques instants, le temps de prévenir ce dernier.
Quelques minutes plus tard, le général Macsceaty
arriva près de Ralph, et lui souhaita la bienvenue.
"_ Avez-vous passé une nuit agréable ? demanda
le général sur un ton jovial.
_ Excellente mon général. La maison est superbe,
et à ma parfaite convenance. De plus, le quartier est d'un
calme impressionnant, si bien que je me serais presque cru en
pleine campagne !"
Macsceaty éclata d'un rire tonitruant.
"_ C'est ce que tous mes officiers me disent !, lança-t-il.
Parfois, ils leur arrivent de se lever en plein milieu de la nuit,
croyant que le matin est arrivé, lorsque un bruit inhabituel
se fait entendre, ce qui montre bien à quel point ils sont
étonnés par ce calme si peu citadin !
_ En tout cas, je me sens en pleine forme, et tout à fait
prêt à discuter de nouveau de la mission qui m'a
été confiée. "
Le général invita alors Ralph à le suivre
à son bureau, et ils continuèrent à parler
tout en marchant.
"_ J'ai pris ma décision ; je crois que je vais prendre
la direction de la forêt du Ruel, car je veux éviter
à tout pris les monts Skardos et leur galeries souterraines
si traîtres, dit Ralph.
_ Êtes-vous sûr de votre décision ? Car la
forêt recèle de sombres dangers, avança le
général.
_ Je sais bien, murmura Ralph. Mais c'est à préférer
à la claustrophobie qui risque de me prendre dans les montagnes
profondes.
_ Je vous l'accorde, concéda Macsceaty en tournant à
gauche. Et il est évident que les marais sont à
proscrire, je me trompe ?
_ C'est évident, lui accorda Ralph. Je ne sais si l'on
peut se fier aux chuchotements de la population, mais j'ai bien
entendu ce matin encore à Sarzet des terriens dire que
l'un d'eux avait été perdu la nuit dernière
aux abords des marais, vers deux heures, alors qu'ils profitaient
de la douceur de la nuit pour s'étendre non loin et jouir
de la clarté du ciel pour regarder les étoiles.
Ils étaient trois, à ce que j'au cru comprendre,
et l'un deux a brusquement disparu, alors que la lune se voilait
et que les nuages recouvraient le ciel. Quelques secondes plus
tard, toujours d'après ces dires, une pluie violente et
anormale serait tombée, et les deux autres compagnons seraient
rentrés à toute allure à leur maisonnée.
Je ne sais s'il y a du vrai dans tout cela, mais cette histoire
ne me met pas à l'aise, frissonna le jeune officier.
_ Mieux vaut ne pas tenter le diable. Ah ! Nous voici arrivés
!"
Il ouvrit la porte de son antre, et invita Ralph à s'asseoir.
"_ Puisque vous en avez décidé ainsi, n'en
parlons plus. Il reste néanmoins plusieurs points sur lesquels
j'aimerais m'appesantir. D'abord sur votre habillement pour votre
mission. Il est évident que vous ne porterez pas cette
grande cape bleue sur vous, ainsi que les insignes impériaux.
_ Je pense qu'un grand manteau en moire marron foncé, par
dessus une tunique blanche, me conviendrait parfaitement.
_ En effet, le marron semble être privilégié
par les céneriens, et la moire vous permettra de bénéficier
d'un certaine capacité de camouflage, grâce aux reflets
changeants de cette étoffe. Bien sûr vous devrez
aussi quitter ces chaussures bien trop modernes. Il faudra à
tout instant vous en rappeler : malgré toute leur puissance
diabolique, ou peut-être bien à cause de cela, les
druides et donc les céneriens ne sont pas à l'ère
technologique. Tout objet à base de plastique par exemple
est profondément impérial pour eux. Par conséquent,
le port de chaussures à base de peau de cuir est à
préférer. On en trouve à Sarzet sans problème,
il n'y a pas d'inquiétude de ce côté-là.
_ Qu'en est-il de mes armes ? demanda Ralph. Puis-je me munir
d'un stylet laser à courte portée ? C'est plutôt
une arme discrète.
_ Je vous conseille de vous débarrasser des armes voyantes,
et de garder ce type d'armes en effet. Mais vous vous munirez
aussi d'une épée pour compléter votre panoplie
cénérienne. Et qui sait, ce genre d'armes est peut-être
plus efficace contre les Tzargs par exemple que les pistolets-lasers.
Vous savez ce que sont ces créatures, n'est-ce-pas ?
_ Je n'en ai qu'une vague idée, lui avoua Smirez. J'ai
entendu dire que c'était de grands crapauds.
_ Oh, si ce n'était que cela ! gémit le général
en levant les mains au ciel. Malheureusement les Tzargs sont bien
pires. Ce sont des non-humains crées par les druides de
Mogaruith, et dans leur délire sinistre et infâme,
ils les ont doté effectivement de la morphologie des crapauds.
Ces créatures forment la garde des druides, et quelques-unes
hantent la forêt du Ruel et s'aventurent parfois aux abords
des collines qui bordent les frontières septentrionales
de la zone impériale. Gardez-vous de ces bêtes :
elles sont d'une férocité sans commune mesure, et
les lasers n'en viennent à bout qu'avec difficulté
du fait de leur carapace aussi épaisse qu'un mur en béton.
_ Pourquoi ne pas utiliser le disrupteur neurologique ?
_ Parce que ces êtres n'ont pas assez de connexions nerveuses,
ce ne sont que des machines de guerre au service des druides,
répondit Macsceaty. Je vous invite donc à la plus
grande prudence, car la technologie ne vous est plus d'aucun secours
sur Céner, en dehors de Valmont et de la zone impériale."
Le général fouilla dans son tiroir, puis se redressa.
"_ Ah si, j'allais oublier, se rappela Macsceaty. Je vais
aussi vous fournir une bure noire, qui est équipée
d'un tissu sur le devant pour couvrir votre visage et qui comporte
des composants électroniques permettant une vision nocturne.
Elle a été mise au point il y a deux ans par nos
scientifiques, et mes espions la portaient. Cela n'a pas empêché
trois d'entre eux de disparaître corps et biens, mais je
pense quand même que cela peut vous être utile.
_ Je la porterai la nuit par dessus mon manteau. Et puis le noir
me permettra de me fondre plus facilement dans l'obscurité."
Smirez et Macsceaty se levèrent et se dirigèrent
vers la porte de sortie. Le général, qui n'était
plus aussi jeune, avait un visage buriné et dont les rides
dessinaient la carte d'une vie aventureuse, qui avait laissé
des cicatrices sur le personnage. En ce moment même, ces
rides étaient raidies en une mimique soucieuse, et son
regard confirmait le message que portait les traits de son visage.
"_ Faites vraiment très attention Smirez, je ne souhaite
pas perdre de nouveau un de mes hommes. Vous avez fait le choix
de la forêt de Ruel, et cela signifie affronter un environnement
dans lequel toute notre science peut être mis en défaut.
Bien peu de choses sont connues de cette immense forêt,
et les secrets qu'elle recèle peuvent se révéler
être des abîmes sans fond.
_ Je suivrai votre conseil avec zèle, mon général.
Je pense qu'il serait sage que je reste à Valmont encore
deux jours, pour suivre la formation accélérée
au cénerien à la bibliothèque de la ville.
La maîtrise de cette langue est un impératif, au
cas où je rencontre des céneriens pouvant se révéler
complaisants pendant ma quête.
_ Effectivement c'est une sage décision, acquiesça
Macsceaty. Il serait même bon que vous alliez à la
bibliothèque dès cet après-midi. En attendant,
je vous souhaite un bon déjeuner car je crois qu'il est
l'heure !
_ Bon déjeuner, mon général !" lança
Smirez après l'avoir salué.
Ralph sortit des locaux officiels et partit dans la rue pour se
chercher un restaurant sympathique à proximité de
la bibliothèque. Celle-ci était au sud de la ville,
dans le quartier estudiantin ; en effet, hormis la bibliothèque
se trouvaient une école primaire, un lycée dans
de magnifiques locaux modernes en verre poli et coloré
de teintes bariolées qui décomposaient la lumière
du soleil de Céner dans toutes les directions, et qui se
situait à cinq pas de l'école primaire ; enfin le
campus universitaire qui occupait l'extrême sud de la ville
et dont les terrains sportifs débordaient sur la campagne
impériale. Ce quartier était, avec Sarzet, le plus
vivant de Valmont ; les étudiants apportaient une bouffée
d'oxygène et leur jeunesse souriante débordaient
sur les trottoirs souvent bondées qui bordaient les principaux
centre de loisirs du quartier. Les restaurants se comptaient par
dizaines, et souvent étaient de très bonne qualité
à un prix qui n'était pas si élevé.
La nourriture était évidemment locale, et seul les
habitants les plus riches pouvaient se permettre des importations
de nourriture provenant de la Terre dans des caissons anentropiques,
qui conservaient de manière parfaite l'état de fraîcheur
des mets entreposés, et qui pour cette raison même
étaient prohibitifs.
Après avoir légèrement déjeuné,
le jeune officier partit directement à la bibliothèque.
Le hall d'entrée de cette dernière était
décoré comme les séculières bibliothèques
terriennes, avec un dallage en marbre noir et blanc, des bureaux
en vieux chêne verni et de magnifiques lustres en cristal.
Cette bâtisse donnait à quiconque qui y entrait une
impression de vieillesse vénérable, qui forçait
le respect et c'est pourquoi un silence religieux régnait
dans le hall, troublé seulement par les pas feutrés
des bibliothécaires ou les doigts qui caressaient les touches
du clavier des divers terminaux d'informations situés à
droite de l'entrée, dans une pièce qui leur été
dédiée et qui pour l'instant était fermée
au public. Pourtant, ce sentiment de grandeur perpétuelle
était trompeur, car il est bon de rappeler que les hommes
arrivèrent sur Céner cinq ans plus tôt seulement
; ce furent les premiers colons qui bâtirent la ville de
Valmont, et les techniques modernes permirent une érection
très rapide. Seules Mogaruith et Dylantis existaient, ainsi
que les quelques hameaux qui sont au coeur de l'actuelle forêt
du Ruel. Mogaruith était la capitale de Céner tout
entière avant la venue des terriens, mais depuis lors elle
s'est restreinte au royaume des druides.
Ralph s'engagea dans le hall et avisa une bibliothécaire
qui se trouvait près des terminaux d'informations. Il souhaitait
se rendre à la section des langues, où était
entre autres le laboratoire de conditionnement qui permettait
un apprentissage express de la plupart des langues de l'Empire,
et parfois des langues locales en fonction de l'importance de
la planète, et plus souvent en fonction de la complaisance
ou non de l'administration civile en place vis-à-vis des
indigènes. Il était de notoriété publique
que les planètes contrôlées par les zfartcks
avaient une vie culturelle très développée
et dans laquelle l'attention portée à la tradition
locale était grande, contrairement aux planètes
contrôlées par les terriens, dans lesquelles la réglementation
était plus stricte, quand elle n'était pas franchement
réductrice. Mais sur Céner, c'était l'administration
militaire qui jouait un rôle très puissant, et à
sa tête Macsceaty, qui avait un goût certain pour
la culture ; malgré sa défiance à l'égard
des céneriens, il n'avait pas obligé les céneriens
qui fréquentaient Sarzet à l'utilisation systématique
du langage terrien, et par conséquent il était logique
au vu de cette attitude que la bibliothèque de Valmont
disposait dans les modules du laboratoire de langue un micro-disque
de cénerien. C'était exactement ce que Ralph souhaitait,
car sa formation lui permettait de profiter de cette technologie
qui n'était pas si vieille que cela. Elle consistait essentiellement
en la transformation des informations du micro-disque en une succession
de trains d'ondes électromagnétiques à une
fréquence telle qu'elle interagit avec l'influx nerveux
et imprime les informations contenues dans ce train d'onde dans
la mémoire du sujet, qui est préalablement mis en
sommeil artificiel. Il fallait répéter cette opération
six fois, chaque séance durant environ une demi-heure.
Ralph effectuerait les trois premières séances le
jour même et les trois dernières le lendemain.
Il était évident que s'ingurgiter le micro-disque
ne suffisait pas ; c'est pourquoi il était nécessaire
de parfaire les connaissances acquises par ce moyen en étudiant
des livres de grammaire (si ces derniers existaient ! ) et en
effectuant un travail linguistique, c'est-à-dire soit en
analysant un roman complexe écrit dans la langue étudiée,
soit en écoutant attentivement un enregistrement audio
d'un discours. Cela expliquait pourquoi une certaine pratique
de ce genre de méthode d'apprentissage était nécessaire
; c'était un des acquis de Ralph, qu'il avait engrangé
lors de sa formation d'espion impérial.
La section était au premier étage. Après
avoir grimpé un escalier en marbre blanc éclatant
imposant, et dont les marches étaient recouvertes d'un
tapis rouge sang en velours qui était importé de
la Terre, le jeune homme pénétra dans les locaux
de la section linguistique de la bibliothèque de Valmont,
peu fréquentés à cette heure de la journée.
Deux terriens étaient présents, plongés dans
une discussion animée, près des tables de travail
à droite de l'entrée. En face de la grande porte
par laquelle Ralph était passée, on pouvait se faufiler
entre les rayons remplis de livres linguistiques, croulant sous
leur poids et qui étaient en ébène d'un noir
intense ; l'allée la plus à gauche de ce bric-à-brac
menait à un bureau poussiéreux qui devait être
celui du linguiste principal. Enfin, à gauche de l'entrée
se trouvait le module dont Ralph allait avoir l'utilité.
C'était une petite cage parallélépipédique,
de deux mètres de haut sur un de large muni d'un siège
et d'un clavier. Une fois assis, à hauteur de visage, deux
fils noirs pendaient, de chaque côté du siège,
avec à leur bout une petite ventouse en plastique.
Le système était d'une grande simplicité
d'utilisation, du moins en apparence. Car en fait, expliquant
d'ailleurs que tout le monde n'était pas capable, sans
avoir eu la préparation requise, de manipuler l'engin,
celui-ci requérait un effort physique intense. En effet,
si la mise en sommeil artificiel était loin d'être
douloureuse, bien au contraire, le réveil était
brutal et terrassait même le plus vigoureux des êtres.
Une fatigue intense s'emparait de tous les membres de votre corps,
et s'immisçait au plus profond de votre esprit, insidieuse,
visqueuse ; il était très courant que les sujets
qui s'exposaient à l'utilisation du module d'apprentissage
dormaient pendant plusieurs heures d'affilées après
l'expérience. Les débutants sombraient généralement
vingt heures sans interruption dans un sommeil profond, immédiatement
après la sortie du sommeil artificiel. Cela s'expliquait
par l'effort physique développé par le cerveau pendant
le traitement des ondes électromagnétiques qu'il
recevait par paquets, et qui puisait dans toutes les ressources
du corps humain. Ralph, bien qu'étant physiquement entraîné
à se servir de cet outil, n'échappait pas à
la règle et il dormirait sans doute au moins deux bonnes
heures, ce qui était tout de même un exploit physique
quand on le comparait aux performances des bleus des centres de
formation impériaux. Cet impératif expliquait pourquoi
un lit était disposé près de la cage du module,
non loin du couloir menant au bureau du linguiste, dans une petite
chambrette aménagée et qui pour l'instant était
plongée dans le noir ; cela signifiait sans doute qu'un
utilisateur était en train de se ressourcer, et que Ralph
allait devoir attendre quelques instants avant de pouvoir utiliser
l'appareil ; il était d'usage de laisser l'utilisateur
précédent finir son sommeil réparateur avant
d'utiliser soi-même le module linguistique, ceci afin de
pouvoir garantir un lit disponible à la sortie du module.
Ralph attendit trente minutes avant de voir sortir l'utilisateur
précédent de la petite chambre à côté
du module. Il se rendit alors dans le bureau du linguiste principal,
au fond du couloir, afin de se procurer les micro-disques de cénérien.
Après avoir frappé à la porte en chêne
massif, l'officier rentra dans une pièce qui tenait plus
du débarras que d'un bureau de bibliothèque. Le
bureau proprement dit derrière lequel était assis
le linguiste croulait sous des dizaines de volumes tous plus imposants
les uns que les autres. Des centaines de feuilles volantes étaient
disposées un peu partout dans la pièce, dans le
désordre le plus total. Dans cette pièce confinée,
une chaleur oppressante régnait, et Ralph se retrouva bientôt
en sueur. Il s'assit prestement dans le fauteuil que son interlocuteur,
lui désignait. Ce dernier était un homme grand,
au corps assez sec ; son visage souriant était encadré
par une barbe grise peu fournie, qui donnait un air bienveillant
au linguiste. Les lunettes à la monture fine, qui trônaient
sur un nez fin complétait le portrait de l'homme, qui correspondait
bien dans l'ensemble à l'universitaire qu'il était.
"_ Bonjour monsieur, je me nomme Ralph Smirez, officier impérial.
_ Bonjour monsieur Smirez, répondit le linguiste d'une
chaude voix au timbre harmonieux. Que désirez-vous ?
_ Je viens d'arriver sur Céner et j'aurais besoin d'apprendre
la langue locale, dans le cadre d'une mission, expliqua Ralph.
Je voudrais savoir si je peux utiliser votre module.
_ Ah oui, vous êtes envoyé par le général
Macsceaty, c'est cela ?
_ Vous le connaissez ? s'étonna Ralph, qui ne voyait pas
le général s'aventurer dans le quartier estudiantin.
_ Bien plus que vous ne semblez le croire ! répondit le
linguiste en éclatant de rire. En fait, le général
est un de mes amis. Il vient souvent à la bibliothèque
le soir, et nous bavardons de temps à autre. Il est passionné
de peinture, et je le vois souvent se diriger vers la section
des arts. C'est un homme très cultivé, croyez-moi."
Ralph avait oublié qu'effectivement le général
semblait porté sur l'art, comme en témoignait le
tableau accroché sur le mur de son bureau.
"_ En effet, il m'a dirigé vers vous. Comme je viens
de voir le module se libérer, j'ai pensé pouvoir
l'utiliser tout de suite.
_ Il n'y a absolument aucun problème. D'habitude, je me
renseigne d'abord sur les capacités physiques des gens
qui me consultent pour ce genre de choses, mais vous sachant envoyé
par le général, je ne me fais pas de souci pour
vous. Attendez quelques instants, il faut que j'aille chercher
le micro-disque ; le cénérien n'est que très
rarement demandé, alors je ne l'ai pas à porté
de main."
Le linguiste s'éloigna en direction des rayonnages, pendant
que Ralph attendait dans son bureau. Il en profita pour balayer
du regard la pièce dans laquelle il se trouvait. Contrairement
à ce qu'il avait pensé au début, le petit
local avait un certain ordre. Les feuilles volantes avaient beau
être disposés d'une manière qui semblait anarchique,
l'oeil exercé du jeune officier décelait un certain
ordre très personnel, que seul le propriétaire du
bureau était à même d'appréhender complètement.
Ce détail montrait que le linguiste était quelqu'un
d'assez libre, qui se souciait comme d'une guigne de l'ordre requis
dans une bibliothèque et qui préférait vivre
à sa manière ; un refus implicite d'une certaine
forme d'autorité.
Bien vite de retour, il tendit à Ralph le micro-disque
de cénérien.
"_ Prenez votre temps, je ne pense pas qu'il y ait beaucoup
de visite aujourd'hui. Je ne vous explique pas le fonctionnement
de l'appareil, vous devez connaître par coeur, n'est-ce-pas
?
_ Vous ne vous trompez pas, sourit Ralph. Je vais faire trois
séances aujourd'hui, puis le reste demain. A quelle heure
ferme la bibliothèque ?
_ Elle ferme vers dix-neuf heures. Mais je pense que l'on peut
faire une petite entorse au règlement dans votre cas, ajouta
le linguiste d'un air malicieux.
_ Je vous remercie, répondit Ralph, qui trouvait le linguiste
de plus en plus sympathique. Je vais m'y mettre de ce pas. A bientôt
!"
Il sortit du bureau et se dirigea vers le module, le micro-disque
à la main. Après l'avoir inséré dans
la fente prévue à cet effet, Ralph s'introduisit
dans l'appareil, et tapa quelques instructions sur le clavier,
puis s'équipa des deux ventouses qu'il colla sur ses tempes.
Puis il appuya sur le bouton de démarrage du processus.
Une demi-heure plus tard, Ralph émergea du module, en étant
moins fatigué que prévu. Il arrivait encore à
marcher normalement, et se sentait même près à
repartir. Mais il savait que ce n'était pas la bonne chose
à faire, aussi décida-t-il de se coucher un peu.
Le linguiste lui avait mis d'ailleurs à portée de
main les livres nécessaires pour compléter sa formation
: un petit livre sommaire de grammaire cénérienne,
écrit de manière manuscrite, sans doute par le linguiste
lui-même, ce qui prouvait que c'était un passionné
; un livret contenant un conte écrit en cénérien,
qui devait être aussi l'oeuvre du linguiste ; enfin, un
document sonore, qui était l'enregistrement d'une conversation
à Sarzet entre deux cénériens, sur un marchandage
quelconque. Au lieu de dormir, Ralph se coucha et prit le livre
de grammaire qu'il commença à étudier. Les
connaissances qu'il avait acquises au cours de cette première
demi-heure n'étaient que la base, mais elles étaient
suffisantes pour pouvoir déjà permettre au jeune
officier de parcourir et d'étudier la grammaire cénérienne.
Pendant que Ralph se concentrait sur la lecture difficile de son
livre grammatical, ce dernier sentait sur son dos un regard insistant.
Il ne fit pas trop attention à cela au début, puis
au bout de quelques minutes Ralph se retourna brusquement, pour
tenter de capter le regard qui le brûlait. Il ne vit personne
d'autre que les deux terriens qui se préparaient d'ailleurs
à partir, car le soleil baissait peu à peu et il
se faisait tard. Il retourna donc à sa lecture sans plus
se préoccuper de son environnement. Au bout de vingt minutes,
il se leva et se dirigea vers la table de travail, où il
prit un bloc de papier et un crayon pour mettre en pratique les
leçons qu'il venait d'assimiler.
Ralph sentit alors la gêne qui l'avait prise lors de son
séjour dans la petite chambre revenir. Il essaya encore
une fois de n'y prêter aucune attention, mais le sentiment
persistait et devenait de plus en plus oppressant. Ralph jeta
alors un regard de loin en loin derrière son dos, et aperçut
une fugace silhouette cachée près des rayonnages
de la bibliothèque linguistique. C'était une simple
ombre noire, de laquelle émergeait par intermittence deux
petits points brillants qui pouvaient passer pour être des
yeux. Ralph crût un instant avoir rêvé, mais
il entrevit quelques secondes plus tard la même ombre se
déplacer de manière aérienne et silencieuse.
Ce devait être un homme très grand, à la silhouette
très élancée, et qui savait se faire insaisissable.
Commençant à s'agacer sérieusement, Ralph
se leva brutalement et rejeta sa chaise en arrière.
"Qui que vous soyez, montrez-vous ! s'écria Smirez.
J'en ai plus qu'assez de sentir votre regard sur mon dos !"
L'ombre s'évanouit aussitôt. Seul le silence pesant
qui régnait dans la petite pièce répondit
à l'officier.
" Mais qui êtes-vous bon sang ? Je ne vais pas passer
ma soirée à vous chercher !" gronda Ralph.
Il chercha partout, mais il ne trouva nulle trace de son mystérieux
voyeur. Le linguiste arriva sur ce fait, pour s'enquérir
de se qui se passait.
"_ Je vous ai entendu crier, monsieur Smirez. Que se passe-t-il
? Vous avez des ennuis ?
Ralph se retourna vers le linguiste.
_ Quelqu'un était dans cette pièce et m'observait.
N'avez-vous vu personne sortir de la pièce ?
_ Récemment ? Non, je ne croie pas."
Le linguiste réfléchit quelques instants, puis secoua
la tête d'un air désolé.
"_ Non vraiment je ne vois pas qui d'autre a pu venir ici
à part vous et les deux terriens qui sont partis voilà
une demi-heure. Peut-être avez-vous cru voir quelque chose
bouger dans les allées, ou alors ce n'était qu'un
des rayons qui a bougé. Ces derniers ne sont pas solides,
et ils oscillent souvent, avança le linguiste.
_ Je ne crois pas que ce soit cela ; j'ai vraiment vu quelque
chose.
_ Désolé, mais je ne peux pas vous aider, répliqua
le linguiste.
_ Tant pis. Je vais retourner à mon étude.
_ Bien, si jamais vous avez besoin de quelque chose, n'hésitez
pas à m'appeler.
_ Je m'en rappellerai !" promit Ralph.
Le linguiste repartit vers les profondeurs du bâtiment pendant
que Ralph retournait à sa table de travail, à droite
de l'entrée. Il ne comprenait vraiment pas ce qui s'était
passé. Il n'avait pourtant pas rêvé ! Il avait
vraiment senti sur son dos un regard lourd et insistant ; bien
plus, un regard inquisiteur. Et il avait réellement aperçu
cette ombre noire, près des rayons, éthérée,
et qui semblait se déplacer comme un chat... Cela avait
été une ombre très haute, au moins un mètre
quatre-vingts et qui planait, menaçante, du moins était-ce
l'impression qu'il avait eue.
En s'asseyant à sa table, Ralph jeta un regard à
l'horloge murale. Il était déjà quinze heures
trente, et il allait devoir bientôt se préparer pour
sa seconde séance. L'incident avec l'inconnu l'avait perturbé,
et il eut les plus grandes difficultés à se remettre
à l'étude de son livre de grammaire cénerienne.
Il avança encore un peu dans sa lecture, et il fut bientôt
l'heure de rentrer dans le module. Il était pour l'instant
en bonne forme physique et avait réussi à éviter
la séance de repos d'au moins deux heures qu'il devait
en temps normal endurer ; cela avait été pour lui
comme un petit exploit !
Il n'eut plus aucun souci jusqu'à la fin de l'après-midi.
A la fin sa troisième séance, et la dernière
pour ce jour, il dormit trois heures. Après son réveil,
il étudia encore un peu, et commença l'étude
du petit conte écrit par le linguiste. Il était
déjà plus de vingt-et-une heure quand il arrêta
sa lecture ; Ralph décida donc de partir et rentra chez
lui pour prendre du repos, bien mérité après
cette première journée qui n'avait pas été
sans surprise...
Depuis une semaine, Minhariel était enfermée
dans cette coque de métal, et commençait à
trouver le temps bien long. Elle avait quitté son monde
natal, la planète-forêt Ihzmen, qui était
le siège du Royaume Lyrique des elfes. Située au
centre de la constellation de la Lyre, Ihzmen était un
monde elfique par excellence. Recouvert pour sa majeure partie
par d'immenses forêts, son climat agréable offrait
aux elfes un territoire idéal et qui était inhabité
à leur arrivée. Ils construisirent près de
la mer le centre de leur gouvernement, où siégeaient
les différents représentants des tribus elfiques
de la planète ainsi que les délégués
des autres systèmes de la Lyre. Sur Ihzmen cohabitaient
trois tribus : les elfes marins, qui avaient depuis longtemps
quitté les forêts vénérables et s'installaient
directement sur la mer, dans des villages montés sur piloris,
et qui pour certains se rapprochaient de la morphologie des mammifères
marins ; les elfes verts, qui hantaient encore la plupart des
forêts de Ihzmen, certains étant très primitifs
; enfin les elfes spatiaux, ou encore appelés par certains
hauts-elfes, du fait de leur stature impressionnante, de leur
charisme et de leur indéniable majesté. Ce sont
ces derniers qui avaient entrepris la conquête spatiale
, et c'est de là que vient le nom de leur tribu. Ils représentaient
la majeure partie de la population elfique de l'Empire des Cinq
Sens.
Minhariel était la reine des elfes de Ihzmen, et envoyée
par le Conseil de la Lyre. Les elfes savaient que quelque chose
de grave se passait dans l'Empire, une menace sombre mais encore
très diffuse et ténue. Néanmoins, ils ne
voulaient pas rester inactifs et ils avaient donc envoyé
leur reine en mission. Voilà pourquoi cette dernière
voguait depuis son départ vers la planète Céner,
dans un grand vaisseau cargo noir efflanqué du cercle vert
des elfes. C'était un vieux vaisseau, qui avait déjà
servi de nombreuses fois au transport de troupes pour des guerres
depuis longtemps oubliées ; il restait néanmoins
solide et c'était pour cette raison que le Conseil l'avait
choisi.
L'arrivée était prévue pour bientôt,
et Minhariel sentit un soulagement s'emparer de son coeur. Elle
allait pouvoir enfin sortir de ce maudit cargo ! Malgré
son habitude des trajets intersidéraux, et malgré
son appartenance à la tribu des elfes spatiaux, elle n'était
vraiment au mieux que dans une forêt, où elle se
sentait retrouver ses racines, ses attaches profondes à
la terre. Après tout, malgré toute la sophistication
de leur société, les elfes restaient des elfes,
c'est-à-dire des gens passionnément amoureux de
toutes les choses vertes de la nature.
Elle vit arriver dans sa cabine, qui était luxueuse et
à la hauteur de son rang,, le commandant de bord qui affichait
une mine joviale.
"_ Nous sommes arrivés près de Céner
! Dans quelques instants, après la mise en orbite, nous
allons amorcer la procédure d'atterrissage.
_ Vous m'en voyez ravie, répliqua Minhariel d'un ton hautain.
Cela fait déjà deux jours que je ne supporte plus
ce fichu vaisseau.
_ Vous ne devriez pas parler de lui comme cela, ma reine, dit
l'officier avec déférence. Il vous a transporté
à destination , conformément aux voeux du Conseil.
_ Certes, certes..."
Minhariel se tourna d'un seul mouvement, ses longs cheveux blonds
cendrés se balançant dans l'air et encadrant harmonieusement
son magnifique visage ovale qui mettait agréablement en
valeur son nez aquilin. Sa haute stature lui permettait presque
de toiser l'officier trapu, qui n'était guère grand
pour un commandant elfique.
"_ Je souhaiterais vous avoir à mes côtés
lorsque je rencontrerai les terriens qui contrôlent la planète.
Il va falloir les convaincre que nous ne sommes pas venus pour
les défier. Il ne faut surtout pas que ces derniers comprennent
la véritable raison de ma présence sur Céner,
c'est bien clair ?
_ Absolument, ma reine. Tout est fin prêt pour pouvoir répondre
à toutes leurs questions.
_ Je ne serai qu'une simple touriste à leurs yeux, que
vous avez aimablement accueillie dans votre vaisseau, contre rémunération,
bien entendu ; ils risqueraient sinon de se douter de la supercherie.
_ Cela a été prévu, lança le commandant.
_ Maintenant, si vous le voulez bien, j'aimerais être seule
pour me préparer. Veuillez quitter la cabine, ordonna Minhariel.
_ Bien, ma reine, répondit à voix basse l'officier.
Je suis dans la cabine de pilotage si jamais vous aviez besoin
de quoi que ce soit."
Il referma délicatement la porte de la cabine de Minhariel
et repartit à son poste, laissant seule la reine se préparer
pour sa mission. Elle se sentait nerveuse, car sa tâche
allait être délicate. Malgré tous les efforts
des terriens pour ne pas ébruiter le problème et
pour s'occuper seuls de la menace cénerienne, les elfes
en avaient eu vent lors d'une visite d'un conseiller elfique sur
Terre, un mois plus tôt. Il avait donc été
décidé de réunir le haut conseil des elfes
de la Lyre, qui avait alors envoyé la reine Minhariel en
mission, afin de pouvoir jouer un rôle sur place et ne pas
laisser les terriens se débrouiller seuls. Il était
évident que l'administration locale n'aurait jamais laissé
tranquille la reine, si cette dernière était venue
à découvert et avait reçu les honneurs dûs
à son rang. Il était préférable pour
le succès de l'opération que la reine ne soit qu'une
simple touriste sur Céner, du moins lors de son arrivée.
Après, Minhariel déciderait comme bon lui semblerait.
L'elfe se retourna vers sa glace, pour pouvoir se recoiffer un
peu avant l'atterrissage, qui n'était que dans quelques
minutes. Ses yeux d'un vert intense, presque aussi transparents
qu'une émeraude, fixaient son reflet avec une grande détermination.
Un sourire étira les lèvres pâles et bleutées
de Minhariel. Son visage agréable, qui avait fait tomber
sous le charme de la reine bon nombre d'elfes et d'hommes, cachait
une intelligence féroce et une détermination farouche.
Ce sont d'ailleurs ces deux qualités principales qui expliquaient,
au-delà de l'importance accordée à la mission,
l'envoi de la reine sur Céner, et non un simple elfe espion.
La Lyre savait que les hommes souhaitaient la disparition pure
et simple du virus, mais les elfes pensaient qu'il valait mieux
conserver une souche de culture modifiée par les druides,
afin de l'étudier et de se préparer à d'autres
éventuelles attaques de rebelles contre les intérêts
de l'Empire. Le Conseil pensait avertir les hommes de la présence
de la reine sur Céner une fois la mission trop avancée
pour pouvoir être stoppée, mettant ainsi les terriens
devant le fait accompli.
Minhariel se souvenait de la discussion animée qui avait
eu lieu lors de cette journée qui avait tout décidé...
"Non et non ! Je ne veux pas que notre reine en personne
aille sur Céner ! Cela est non seulement trop dangereux
pour la sécurité de l'impératrice de notre
royaume, mais aussi complètement disproportionné
!"
Le chef de la délégation sylvestre des elfes verts
s'était exprimé avec violence, et un silence pesant
planait sur la salle du Conseil, où tous les représentants
de la Lyre étaient réunis suite à l'affaire
des druides de Céner. Depuis peu, un espion était
revenue de cette petite planète apparemment insignifiante
aux confins d'un système appartenant aux Terriens, et en
avait rapporté la terrible nouvelle de la révolte
des druides maléfiques, ainsi que de leur nouvelle arme
qui pourrait endommager tout le pouvoir impérial. Le Conseil
siégeait depuis cinq heures maintenant, et le repas du
midi avait sauté, ce qui prouvait bien l'état de
tension qui tenait chacun en alerte.
La planète Ihzmen était légèrement
plus grande que la Terre, et était nettement plus sphérique
; de ce fait, sa rotation était de vingt-cinq heures standards
autour de son axe des pôles ; ainsi, il était déjà
quinze heures, et il ne restait que cinq heures de veille diurne
pour le Conseil, qui avait toujours arrêté jusque
là ses délibérations à la nuit tombée.
Ce Conseil avait réuni autour du roi de Ihzmen, empereur
de la Lyre, des représentants des divers clans de la planète-forêt,
ainsi que deux délégués pour chacune des
planètes qui étaient dans le giron de l'empire des
elfes. La salle contenait ainsi près de deux-cents représentants,
et la plupart murmurait d'approbation à la prise de parole
véhémente du conseiller sylvestre. L'espion qui
avait rapporté les nouvelles de Céner avait été
envoyé après la visite d'un délégué
du Conseil sur la Terre, où ce dernier avait appris au
détour d'une conversation l'existence d'un "problème"
sur une des planètes contrôlées par les humains
; il en avait aussitôt informé les services de renseignements
elfiques, qui avait envoyé l'espion sur Céner ;
il en était revenu quelques jours plus tôt, et c'était
suite à cela que le Conseil des elfes était réuni.
La salle du Conseil était située au deuxième
étage du château de Glemorel, qui se trouvait en
plein coeur de la capitale de Ihzmen. Glemorel n'avait rien de
commun avec les villes des elfes verts, et représentait
l'aboutissement de l'art des hauts-elfes ; la cité dégageait
un pâle halo argenté dans la nuit étoilée,
ponctués de quelques tâches rougeâtres et bleutées
des réverbères bordant les ruelles de la ville basse,
et ses remparts étaient tapissés de marbre blanc
et teintés d'or le plus pur qui soit. La salle du Conseil
était sertie de lambris, tous boisés et recouverts
d'entrelacs de vigne-vierge et de feuillage aux verts tendres.
D'immenses lustres, en cristal et en ridelium, une pierre des
plus précieuses dans la constellation de la Lyre, étaient
suspendus à un plafond très haut et recouvert de
fresques retraçant l'histoire de la conquête spatiale
elfique. La table elle-même, en ébène d'un
noir profond, était un chef-d'oeuvre d'art elfique ; derrière
celle-ci était disposés en demi-cercle les deux-cents
sièges de l'assemblée, qui faisait face à
un grand balcon dont les montants étaient en opaline, et
recouverts par endroits de parures dorées et argentées.
Le roi d'Ihzmen prit alors la parole :
"_ Il me semble au contraire que cela comporte moins de danger
qu'il n'y paraît ; la reine est une experte pour ce genre
de missions qu'elle a déjà accompli par le passé.
De plus, si vous relisez bien le rapport de notre espion en poste
à Céner, la situation est assez préoccupante,
et il n'est peut-être pas si disproportionné d'y
envoyer la reine en mission.
_ Vous vous avancez bien vite, Sire. Quelles sont les preuves
de cette prétendue attaque ? N'est-elle pas plus qu'une
vague rumeur répandue par ces fameux druides, pour instiller
la peur dans le coeur des humains ? demanda un petit elfe au corps
efféminé, qui était un membre de la tribu
des elfes marins de Wazhfor, une petite planète composée
d'un unique océan, et où seuls les elfes spatiaux
et les elfes marins s'étaient installés.
_ Cela est bien plus qu'une simple rumeur, déclara le conseiller
des elfes marins d'Ihzmen, d'un ton concerné. En fait,
il semblerait que trois des cinq espions que les humains ont envoyés
au coeur de Céner sont morts, et aucune trace d'eux n'a
été retrouvée ; c'est pourquoi je pense qu'il
vaut mieux prendre l'affaire au sérieux, et envoyer quelqu'un
sur place.
_ C'est entendu, mais sûrement pas notre reine ! "vociféra
un autre conseiller.
Un brouhaha tomba sur la salle et les deux cents personnes qui
y étaient rassemblées se mirent à parler
et à brailler en même temps, cherchant à se
faire entendre les unes des autres. Le niveau sonore devint rapidement
insupportable, et le roi prit alors un petit marteau et frappa
un immense gong situé derrière la table principale,
près du balcon donnant sur la cité de Glemorel.
Le son émis fit rapidement taire tout le monde, et les
deux cents têtes se tournèrent vers le roi.
" Je soumets ma décision au vote, et dans le calme.
Que chacun tape sur le petit clavier situé à droite
de son siège sur la croix pour répondre "oui",
le rond pour répondre "non". Il est entendu que
quelqu'un doit être envoyé sur Céner pour
y exercer notre influence. Des objections ? "
Personne dans la salle ne répondit, et le roi prit cela
pour une affirmation.
" Dans ce cas, le Conseil ici réuni va répondre
à la question suivante : la reine Minhariel doit-elle être
envoyée en personne sur Céner pour y jouer le rôle
d'espion, et plus si la mission confiée le requiert ? Je
demande à chacun de prendre le temps de la réflexion
avant de donner sa réponse. C'est pour cela que le Conseil
est ajourné, et les délibérations reprendront
demain à la première heure du jour. Tel est mon
ordre ! "
Chaque conseiller se leva alors avec calme, sachant bien que la
réponse à la question sera affirmative puisque le
roi l'a implicitement affirmé, et la salle se vida peu
à peu. Le roi et la reine allèrent dans leurs quartiers
réservés tandis que les autres conseillers se déversèrent
dans les rues de la cité des hauts-elfes. La nuit tombait,
et le soleil se couchait lentement, teintant de rose le ciel étoilé
d'Ihzmen. Ses deux lunes n'étaient pas encore présentes
dans le ciel, car la clarté du jour occultait nettement
leur apparition. Une brise légère secouait les branches
des poiriers du jardin impérial, et rafraîchissait
l'air du soir. Les lumières de la cité elfique s'allumaient
une à une, et bientôt un halo doré et bleuté
recouvrit Glemorel, offrant aux habitants du château un
spectacle à couper le souffle.
Le château de Glemorel était situé sur une
petite colline qui surplombait la cité située non
loin de la mer. Des champs verdoyants s'étendaient à
ses pieds, et non loin de là, vers l'intérieur des
terres, commençait alors le domaine des elfes verts : la
grande forêt d'Ihzmen aux taillis impénétrables
et à la jungle d'un vert étourdissant. Le spatioport
était du côté de la mer, et sa tour de contrôle
en verre dominait un pan entier de la ville, donnant la réplique
au château dont les remparts nacrés dominaient la
ville basse.
De la musique envahit bientôt les rues de la cité
; la fête en l'honneur de la réunion du Conseil venait
de débuter, et une ambiance très festive s'empara
des innombrables ruelles où d'immenses elfes à la
stature impressionnante côtoyaient de petits elfes à
la peau verdâtre ou des elfes marins habillés de
tuniques parées de saphir et dégageant une lumière
bleutée qui évoquait les profondeurs marines. Les
délicats instruments elfiques distillaient de gracieuses
mélodies qui auraient pût enchanter n'importe quelle
oreille humaine, mais seuls des elfes étaient un jour venu
sur Ihzmen ; aucune autre race n'avait jamais mis les pieds sur
le centre du pouvoir des elfes de la Lyre. Chaque maisonnée
qui bordaient les rues escarpées de la cité étaient
décorées pour l'occasion, et parées de gonfanons
argentés et bleutés, ainsi que d'oriflammes d'un
vert profond qui représentaient chacun les attributs des
différentes tribus elfiques.
La fête dura toute la nuit sous les lueurs rouges et jaunes
des deux lunes d'Ihzmen. Puis la petite rougeâtre se coucha,
tandis que le ciel lavait sa couleur d'un noir d'encre parsemé
de points brillants, et faisait place nette pour le jour qui se
levait. Alors s'éteignit peu à peu la plus grande
des deux lunes, et l'aube s'installa, chassant les derniers relents
de la fête nocturne. Ça et là volaient quelques
notes de musique qui s'en allaient faiblissant, et le calme se
fit dans les rues. Les elfes qui devaient partir tôt travailler
se levaient, et le forgeron s'était déjà
mis au travail. L'activité de la zone aéronautique
était depuis longtemps frénétique, car la
tenue du Conseil sur Ihzmen avait entraîné un afflux
massif de touristes sur la planète centrale de la Lyre.
Les elfes étaient venus des quatre coins de la constellation
pour festoyer à Glemorel et ses environs, et les hôtels
et auberges affichaient tous complets. C'était sans nul
doute possible la plus grande fête de l'année, et
n'importe quel elfe se serait damné pour y assister.
Le Conseil se réunissait aujourd'hui pour ce qui serait
sans doute sa dernière séance, au vu de la conclusion
de la très longue réunion de la veille, où
le roi avait implicitement montré son accord à l'envoi
de la reine en mission ; de par son autorité naturelle,
étant roi d'Ihzmen et empereur de la Lyre, cette implication
en faveur de sa femme était pratiquement un ordre de mission.
Les deux-cents conseillers le savaient, et certains indécis
auront changé d'avis et se seront rangés aux côtés
du roi. Ihzmen, la planète capitale, semblait déchirée
entre les clans sylvestres et les hauts-elfes, les elfes marins
ayant une position plutôt neutre ; Wazhfor, Brögel
et Gwenfindel se rangeaient quant à elles en majorité
du côté du roi, malgré les divergences fortes
des clans marins de Wazhfor et Brögel. Néanmoins,
ces divergences ne seraient pas suffisantes pour faire basculer
la majorité du côté de ceux qui ne souhaitaient
pas voir la reine partir.
Le soleil était maintenant haut dans le ciel, et le temps
promettait d'être éclatant. Le ciel était
sans nuages, et un léger vent rafraîchissait Glemorel,
tout en apportant l'odeur iodée de la mer toute proche.
Les collines verdoyantes qui s'étendaient jusqu'à
la lisière de Béliande, la forêt des elfes
verts d'Ihzmen, étaient remplies de monde et les touristes
profitaient des rayons de soleil en se prélassant dans
l'herbe fraîche. Le bruit provenant de la cité était
un roulement sans fin, un entortillement de sons divers qui se
mêlaient pour créer ce bruit si particulier qui caractérisait
toute ville : le martellement des charrettes, les milliers de
pieds qui battaient le pavé, les voix claires qui s'élevaient
dans l'air, jeunes, vieilles, sonores, étouffées,
calmes, mélodieuses, joyeuses, mélancoliques, bourrues...
De plus en plus de monde était dans les ruelles, et la
cité menaçait d'imploser sous cette pression à
laquelle elle n'était pas habituée. On la sentait
frémir, et les demeures séculaires ployaient sous
le choc de ces milliers, voire même millions d'elfes réunis
pour cette occasion exceptionnelle. C'était un grondement
paisible et puissant à la fois, car les elfes étaient
quand même plus pacifiques qu'hostiles et toujours respectueux
de la nature, un comportement qui leur venait de la nuit des temps,
du plus profond des âges...
Pendant que la fête reprenait vie aux abords de la cité
et que la plupart des habitants d'Ihzmen profitait pleinement
du temps magnifique qui régnait sur une majeure partie
de la planète, le roi et la reine entraient dans la salle
du Conseil, encore déserte avant l'heure du déjeuner
qui devait réunir les notables de l'Empire, et où
près de mille couverts avaient été prévus.
La reine Minhariel et son époux discutaient gravement et
semblaient préoccupés. Ce matin, le Conseil avait
soigneusement éludé la question du vote, et ce n'était
qu'en fin de matinée, avant la pause du midi, qu'avait
été décidé de proclamer le vote pour
cette après-midi. En effet, bien qu'il paraissait presque
sûr que le Conseil allait voter l'envoi de la reine en mission,
ce vote était loin d'être une simple routine ; de
plus, il fallait penser à la mission elle-même, qui
se révélait délicate car comportant de nombreux
écueils diplomatiques. Enfin, ce qui était le plus
important d'ailleurs, qu'allait révéler cette mission
? Les druides de Céner n'étaient-ils que d'habiles
manipulateurs capables de mettre en émoi tout l'Empire,
ou bien la rumeur de leur arme terrible allait-elle se révéler
fondée ? Cette question était la cause de l'inquiétude
de l'empereur, car il craignait les dangers encore inconnus qu'il
allait exposer à sa femme.
Les elfes n'étaient pas les seuls à s'inquiéter
à propos de Céner. Tôt ce matin les renseignements
de la Lyre ont apportés à l'empereur la preuve que
les zfartcks aussi étaient en émoi, et avaient réuni
leur chefs en assemblée. Cela ajoutait encore plus au trouble
de l'Empire elfique, car les zfartcks étaient de redoutables
créatures, et parmi les plus intelligentes et rusées
de la galaxie. Leur pouvoir était énorme, et bien
que la direction impériale était théoriquement
partagé entre les cinq races de l'Empire des Cinq Sens,
à savoir les hommes, les elfes, les zfartcks, les nains
et les gnomes, la diplomatie des zfartcks rayonnait bien plus
loin que leur zone d'influence, et il n'était pas rare
de voir les diplomates de Deneb Dritte, le monde-mère des
zfartcks, intervenir lors de certaines frictions entre elfes et
nains aux confins de la galaxie lors des missions d'exploration.
En effet, la rivalité ancestrale entre nains et elfes ne
s'était pas aplanie au fil du temps, et réapparaissait
dans le contexte de la colonisation spatiale. Les nains possédaient
un royaume composé essentiellement de planètes minières,
fidèles à leur tradition. D'ailleurs, le travail
des nains était réputé dans tout l'Univers
connu.
Il était curieux de constater, pour l'instant en tout cas,
le manque de réaction du pouvoir nain. Depuis le début
de l'affaire des druides de Céner, aucun diplomate venant
des Anneaux Miniers, le système d'origine des nains, n'avait
émis d'avis sur la question, et tous semblaient s'en désintéresser.
Il est vrai qu'en dehors de leurs propres affaires et de la colonisation
spatiale, bien peu de choses intéressait les nains, et
leur influence dans la conduite de la galaxie était bien
plus réduite que ne l'était celle des hommes et
surtout des zfartcks. Quant aux gnomes, ils étaient aux
confins de la galaxie, et ne contrôlaient qu'un faible nombre
de planètes, en orbite autour de soleils mystérieux,
et rares sont les êtres autre que les gnomes eux-mêmes
ayant déjà foulé au moins une fois le sol
de leurs mondes. Ils se désintéressaient presque
totalement de la politique impériale, et ne faisait partie
de l'Empire que par commodité, car les gnomes étaient
avant tout des commerçants et l'Empire leur ouvrait d'innombrables
marchés potentiels. En fait, les quelques planètes
gouvernées par les gnomes n'étaient que de peu d'importance
à leurs yeux, car leur centre de pouvoir réel était
dans la Confédération Trans-Galactique Marchande,
la CTGM, contrôlée à près de cinquante
pour cents par les gnomes. La CTGM était en charge du commerce
à travers toute la galaxie, et cela intéressait
bien plus les gnomes que les chicaneries politiques de la direction
impériale. Par contre, dès que la politique s'immisçait
dans les affaires commerciales, les gnomes réagissaient
vite et efficacement. Nul doute que si l'affaire de Céner
venait à contrarier leurs intérêts, ils s'y
intéresseraient.
Le repas du midi était bientôt prêt, et les
convives entraient peu à peu dans la salle du déjeuner,
située au rez-de-chaussée du château. De nombreuses
étoffes se côtoyaient en ce lieu, tandis qu'un babillement
incessant avait envahi l'air de la pièce et se répercutait
contre les murs de la salle. Le sujet de la plupart des conversations
était le vote qui allait se dérouler cette après-midi,
et dont l'issue qui paraissait si certaine le jour précédent
devenait aujourd'hui un mystère insondable, et qui alimentait
toutes les rumeurs. Enfin, au-delà du résultat du
vote, c'était la situation sur Céner et la politique
en général qui était au coeur des préoccupations
de ces elfes mondains. Quétaient vraiment ces druides ?
De simples agitateurs, qui cherchaient à réveiller
d'autres foyers de rébellion dans le reste de l'Empire
? Ou bien pouvait-on y voir une résurrection du Mal, de
l'Ombre qui périodiquement vient hanter elfes, hommes ou
nains, et qui se dressent contre eux ?
En tout cas, ces dernières pensées ne troublaient
pas, dans l'immédiat, la plupart des invités du
repas, et qui entendaient en profiter. Malgré le grand
nombre de convives, la grâce était présente
dans la pièce, comme toujours dès qu'il s'agissait
des elfes, et les tenues étaient vaporeuses et moirées.
Près de l'entrée, un petit groupe s'était
formé, et qui comprenait notamment des conteurs qui chantaient
les légendes d'Ihzmen. Les voix étaient mélodieuses,
dans le parler sylvin pour partie, mais surtout en haut-elfique.
Le roi et la reine firent leur entrée dans la salle, et
le silence tomba peu à peu, en décroissant harmonieusement.
Chaque convive était déjà près de
sa place, attendant que le couple impérial se soit assis
pour pouvoir à son tour s'installer devant les délicats
couverts de la famille royale.
" Je souhaite remercier chacun des convives pour sa venue
en cette salle ! " déclara le roi.
Puis il s'assit, et chacun fit alors de même avec légèreté
et sans aucun bruit discordant. Le repas débuta, et les
conversations, timides au début, gagnèrent en volume
au fur et à mesure que l'heure avançait.