Céner

 

Arriver sur une nouvelle planète n'est jamais une chose facile. Ralph Smirez en faisait l'expérience.
Ce jeune homme de vingt-trois ans était envoyé sur Céner, une obscure planète inférieure du troisième système de la galaxie du Sommerlund. L'Empire des Cinq Sens, ainsi nommé car il réunit cinq grandes races humanoïdes, dont l'Homme fait évidemment partie, y avait débarqué cinq ans plus tôt. Il était apparu qu'il existait déjà des humains sur cette planète, et ils n'acceptèrent la venue de l'Empire qu'avec réserve. Les Terriens reçurent le contrôle de la zone octroyée par les céneriens pour le commerce et en dehors de cette activité, les indigènes n'acceptaient aucun contact.
Les céneriens créèrent leur propre royaume, le royaume du Ruel. Le secteur commercial de Céner devint une zone impériale, et les humains ne pouvaient pas accéder au royaume du Ruel. En effet, les céneriens possédaient une garde composée d'êtres informes, les Tzargs, non-humains d'une taille immense. Leur physionomie trapue et leur peau verdâtre ne pouvait manquer de faire penser à de grands crapauds. Ces horribles bêtes avaient été crées de toutes pièces par les céneriens, qui en avaient fait leurs esclaves. En cinq ans, les humains apprirent que les habitants de cette planète à l'origine de ces monstres étaient ce qu'on appelle des druides qui maintenaient un contrôle oppressant sur la populace du Ruel. De plus, Le Ruel était pratiquement inattaquable, car presque entièrement boisé et grâce à leur puissance diabolique, les druides de Céner avaient rendu ces bois invivables pour les humains. Les marais en putréfaction y coulaient par centaines, les arbres décharnés étaient remplis d'une essence maléfique et d'innombrables monstres y vivaient.
Le Ruel comprend en fait toute la partie sauvage de Céner, c'est-à-dire toute la partie montagneuse du sud, les Monts Skardos, creusés d'immenses tunnels permettant une défense quasi-parfaite des céneriens de toute intrusion humaine sur leur territoire. Ces montagnes sont peuplées d'Hommes-Rats, les Slargs, qui ont eux aussi été crées par les druides de Céner. Près de Valmont, la capitale de la zone impériale, la forêt de Ruel longe toute la partie nord de la zone. C'est la frontière la plus visible entre les humains et les céneriens, cette frontière maléfique d'où viennent les travailleurs céneriens pour la zone commerciale. De grands marais sont présents à l'est de la zone impériale. Cette zone du Ruel est peut-être la plus accessible aux humains, malgré les nombreux animaux assez repoussants qui y vivent.
Mogaruith, la forteresse des céneriens, se trouve en plein coeur de la forêt de Ruel. Elle est la capitale des druides, et le centre du pouvoir que ceux-ci exercent sur les habitants. Mogaruith est une cité très particulière : entourée de remparts menaçants aux reliefs sombres et noirâtres, des flèches gothiques élevées aux angles acérés surplombent les rues très escarpées menant au château du roi-druide Anzgaroth. Les ruelles, emplies de miasmes putrides, dégagent une sourde rumeur diabolique sur des pavés défoncés, recouverts d'une patine d'un noir de suie, et de certaines maisons sortent parfois les druides maléfiques aux yeux orangés, qui partent en quête de produits pour leurs mixtures dans la forêt toute proche qui, comme cela a été mentionné, pullule des créatures issues des expérimentations des druides. Les murs du château d'Anzgaroth luisent dans la nuit d'une couleur verdâtre et violette, et on entend souvent le vent souffler sur les contreforts des fenêtres, faisant claquer les gonfanons sinistres des druides, apportant des relents de la cité plus bas et secouant les arbres de la forêt toute proche, qui déborde d'ailleurs sur certains mâchicoulis des remparts extérieurs, à l'opposé de la grande porte d'entrée de la cité. Les céneriens sont pauvres, et vivent encore à l'ère pré-technologique. Malgré tous leurs problèmes, ils soutiennent les druides, et seule une poignée de rebelles, favorable à l'installation impériale, existe dans les contrées éloignées des collines de Lourden, près de la ville de Dylantis. En fait, le peuple n'a pas les moyens de s'offrir une autre vie que celle proposée par les druides, et c'est la raison de l'absence de rébellion véritablement organisée ; d'ailleurs, les habitants les plus courageux se massent à Dylantis, mais ils sont bien rares à tenter l'aventure, car peu de villes en dehors de Mogaruith et Dylantis existent au Ruel ; hormis ces deux cités seules des bourgades ont été érigé. De plus, Anzgaroth est un druide aux pouvoirs énormes, et souvent sort-il de son repère de Mogaruith accompagné de ses deux conseillers ; les cénériens les surnomment les Trois Strigüls, et ces derniers sèment la terreur et éventent toute tentative de rébellion, parfois par leur seule présence maléfique. Ils chevauchent la forêt du Ruel sur des Tzargs immenses, bien plus importants que la plupart de ceux qui forment le gros de l'armée druidique, et leurs hurlements sinistres et infâmes déchirent les oreilles et plient en deux de douleur tout ceux qui ont le malheur de croiser leur chemin.
Ralph Smirez était un jeune officier fraîchement sorti des écoles terriennes. Il était grand, les cheveux très noirs. Ses yeux étaient bleus, pétillants d'intelligence, au milieu d'un visage ovale très souriant et qui inspirait la confiance. Mais en y regardant de plus près, on pouvait entrevoir une lueur fugace traversant ses yeux, révélant un caractère inflexible. Il portait un vêtement ample, aux insignes de l'Empire par dessus une chemise terrienne de confection artisanale, en tissu blanc et rouge.
Sa première mission se déroulait donc sur cette planète inhospitalière. Il allait devoir infiltrer le Ruel pour une mission très particulière : atteindre Mogaruith, la capitale des druides. Sa formation d'espion impérial allait être particulièrement efficace.
En effet, les terriens apprirent deux mois plus tôt que les druides préparaient une gigantesque attaque secrète sous la forme d'une épidémie de zertina des plus virulentes, pour chasser l'Empire de leurs terres. Le virus du zertina était un virus découvert sur Kazer, une planète du système de Alpha Centaure. Il déclenchait une terrible fièvre accompagnée de saignements de nez après deux heures d'incubation. Bien vite, tout le corps se dessèche, et le malade meurt dans d'atroces souffrances, le corps couvert de taches brunes, où le sang se coagule puis se vide. Cette maladie se propage à une vitesse folle, par tous les moyens existants : le sang, l'air, le sol, les muqueuses... Les espions impériaux envoyés au Ruel en rapportèrent une petite fiole remplie d'un sérum contre cette terrible maladie, sérum qui se détruisit de manière instantanée une fois la journée passée en dehors des terres du Ruel. Seul deux espions sur les cinq en revinrent. Les druides céneriens furent offusqués de l'intrusion humaine sur leur territoire. Les terriens s'excusèrent en offrant un cadeau aux druides, qui acceptèrent de mauvaise grâce. L'incident était clos. Mais les céneriens savaient que les terriens étaient au courant de leur action, et ils allaient donc agir plus vite.
Malgré leur technologie bien supérieure, les impériaux ne pouvaient risquer de déclencher une guerre contre les céneriens, car sinon, cela pourrait déchaîner les autres peuples asservis par l'Empire, suivant l'exemple de Céner. Et ça, l'Empire ne pouvait le gérer.
Une seule personne, habillé en cénerien, pourrait atteindre Mogaruith, plutôt qu'une armée. Plusieurs chemins s'offraient à Smirez : par les monts Skardos, mais on pouvait s'y perdre, et c'était très dangereux, ou par la forêt de Ruel.
Dès son arrivée sur la plate-forme des vaisseaux à quarks, seuls vaisseaux possédant la technologie nécessaire aux sauts en hyperespace, Smirez fut accueilli par le directeur de la zone impériale et par son supérieur, le général Macsceaty, un homme bien charpenté à la carrure assez impressionnante, qui respirait la rectitude militaire, adoucie par le sourire accueillant qui illuminait son visage carré encadré par des cheveux d'un gris argenté.
"_ Bienvenue sur Céner ! J'espère que vous avez fait bon voyage !
_ Oh... Ça allait. Cela ne va pas être une partie de plaisir, cette mission ! Quand allons-nous en discuter ?
_ Aujourd'hui même, lui répondit Macsceaty. Allons dans mon bureau."
Ils allèrent directement se réunir dans le bureau du général pour discuter de la situation. Après avoir déambulé dans l'immeuble de l'armée terrienne situé en plein coeur de la ville des humains, le général invita Smirez à entrer dans une large pièce. Celle-ci était d'un ordre impeccable, et tout était à l'endroit souhaité. A gauche de l'entrée se trouvait le bureau du général, où chaque dossier était à sa place. Derrière le fauteuil en cuir on pouvait admirer un tableau moderniste qui semblait dater de l'année précédente, ce qui prouvait que le général était un fin amateur d'art et cherchait à se tenir au courant, même sur une planète aussi éloignée de toute activité culturelle que l'était Céner. Au fond de la pièce se dressait une grande carte représentant Céner. On pouvait y reconnaître la zone terrienne, assez petite, avec sa capitale Valmont, entourée par le royaume menaçant du Ruel. C'est vers cet endroit de la pièce que Ralph Smirez fut invité à se rendre.
"_ Mon cher Smirez, la situation est assez complexe. Savez-vous quels sont nos problèmes ? questionna Macsceaty.
_ J'avoue ne pas avoir une idée claire du problème à l'échelle locale.
Le général se dirigea vers la carte, et se tourna vers Ralph.
_ En fait, le problème se pose ainsi : comme vous devez le savoir, il se trouve que le royaume du Ruel, et de manière plus précise les druides de Mogaruith, ont en leur possession des souches d'un virus extraordinairement virulent. Anzgaroth, le roi-druide, cherche à se débarrasser de la sujétion terrienne sur la zone commerciale de Céner.
_ Mais pourtant, ce sont bien les cénériens eux-mêmes qui nous l'ont octroyée, objecta Smirez.
_ Certes, mais ce ne fut pas de gaîté de coeur. De plus, les druides sont absolument diaboliques ; nous craignons une guerre imminente, préparée notamment par cette infection virale mortelle. Or, il nous est impossible d'attaquer le Ruel, et ce pour plusieurs raisons.
_ Je suppose que les raisons diplomatiques en font partie, avança Ralph.
_ Tout à fait, s'exclama le général. Mais ce ne sont pas les seules. En effet, le Ruel est par essence le royaume de l'Ombre. Il n'est pas certain que malgré toute notre technologie, nous puissions vaincre le roi-druide. Et comme vous me l'avez si bien rappelé, l'Empire tient à sa tranquillité ; une guerre civile déclenchée sur une planète comme Céner pourrait avoir des conséquences désastreuses.
_ C'est donc pour cela que vous m'envoyez en mission, conclut Smirez. Je savais cela, mais je n'avais pas conscience de l'étendue du danger. Nous n'avons que très peu de renseignements sur les planètes d'affectations quand nous partons de la Terre, et l'image qu'on se fait de ces dernières ne peut être qu'intellectuelle ; on ne ressent pas vraiment les événements comme si l'on était déjà sur place.
_ Vous avez donc deux choix pour infiltrer le Ruel : ou bien passer par la forêt, ou bien contourner par le sud et les monts Skardos."
Le général désigna un point sur la carte. Il désignait l'entrée des monts Skardos par la zone commerciale. Mais ces derniers étaient immenses et constitués d'innombrables galeries sombres et souvent remplies d'immondices. Il était terriblement facile de s'y perdre à jamais.
"_ Je ne sais pas encore par où passer, soupira Ralph. Il est vrai que la forêt est très dangereuse, mais en même temps, je pense que les monts Skardos représentent un grand danger ; si jamais je m'y perd, je risque de ne jamais retrouver mon chemin.
_ Si vous le souhaitez, nous pourrons en discuter demain de nouveau. Il se fait tard, et il vaut mieux pour vous que vous vous reposiez afin que votre adaptation à cette planète se fasse le plus rapidement possible.
_ Vous avez sans doute raison, lui répondit Ralph en se levant. Je vous remercie pour votre accueil, général.
_ Ce n'était que peu de choses !"
Macsceaty sourit à Ralph qui se préparait à partir. La réunion fut donc reportée au lendemain, et Smirez quitta le bâtiment officiel, non sans avoir dit au revoir au général.
Ralph prit possession de ses quartiers. Une maison de fonction lui était assignée dans le quartier nord de Valmont, le quartier le plus riche. Après avoir remonté quelques rues une fois sorti du bâtiment officiel, la maison de l'officier était en vue. Celle-ci était à colombages, rappelant les maisons normandes de la Terre. Au dessus de l'entrée, au premier étage, il existait un petit balcon exposé au soleil, et sur lequel étaient disposés des hortensias rouges et bleus aux tons très vifs. Les boiseries étaient blanches et noires, et donnaient à cette demeure une impression de chaleur que Ralph appréciait énormément. Les murs étaient en brique, et d'un blanc cassé très reposant. A l'intérieur, le petit coin salon était chaleureux, avec à droite de l'entrée un petit fauteuil tourné vers la cheminée. Un couloir aux murs d'un bleu profond guidait Ralph vers sa chambre, où ce dernier se rendit pour y déposer ses affaires.
La rotation de Céner était légèrement plus petite que celle de la Terre, de vingt-deux heures environ. Il était déjà vingt heures quand Smirez était arrivé à la maison. Il alla donc se préparer à manger, car il avait évidemment très faim après son long voyage.
Après le repas, Smirez réfléchit à sa situation : il allait devoir apprendre le cénerien, la langue locale que seul les céneriens parlaient. Les terriens ne savaient que faire d'une langue locale, et personne ne prenait la peine de l'apprendre.
Pour commencer à s'habituer dès maintenant à cette planète, il décida d'aller se coucher, tout en pensant à sa future mission, qu'il espérait réussir.

*

Le lendemain matin, Ralph décida de se promener un peu dans la zone commerciale de Valmont. Il sortit de sa maison vers sept heures, puis marcha jusqu'à Sarzet, le quartier commercial ouvert aux cénériens, situé à quelques encablures du quartier nord où logeait le jeune officier. Une seule route, d'une longueur de trente kilomètres, permet aux cénériens d'accéder à Sarzet depuis la lisière de la forêt. Cette route est très protégée, et seuls les travailleurs dotés d'une carte spéciale peuvent y accéder.
Sarzet est un des seuls endroits de Valmont où l'activité est frénétique. A chaque coin de rue, on tombe sur un marchand, un artisan ou encore un libraire. Les rues sont très escarpées, et l'hygiène n'est pas des meilleures. Les marchands s'interpellent très souvent, et étalent leur marchandise pour attirer le client. Mais Ralph devait bien s'y habituer, car le Ruel était certainement plus insalubre que Sarzet.
Au-dessus de la rue, tendus entre les deux façades et filtrant légèrement la lumière du soleil, des centaines de draps et de tapis pendaient, aux couleurs bariolées. Ralph pouvait apercevoir les différents types de marchandises étalées, parfois jusque sous la devanture de la boutique. Certains commerçants montraient leur richesse ostensiblement, avec des étals en bois de chêne où étaient disposés des étoffes rares ainsi que des produits de luxe que les terriens du quartier nord de Valmont appréciaient énormément. Ça et là, entre deux magasins, quelques échoppes permettaient au passant de se désaltérer au milieu d'une foule bigarrée, et les éclats de voix souvent animées débordaient dans la ruelle. L'atmosphère enfiévrée enthousiasmait le jeune officier, qui était gagné par un sourire naissant. Le soleil, bien présent en ce jour, jouait avec les tentures et parait les murs et le pavé de couleurs chatoyantes, aux tons lapis-lazuli et magenta orangé, qui régalaient le spectateur attentif.
Smirez était souvent regardé de façon soupçonneuse. On distinguait bien les cénériens des terriens, à leur vêtement ample, marron, qui cachait une tunique sombre aux teintes discrètes ainsi qu'une carrure très effacée ; de plus leur manière de se comporter différait totalement de celle des rares terriens qui circulaient à cette heure matinale. Ils ne regardaient jamais devant eux, et avaient les yeux rivés sur le sol, tout en bombant leur dos trapu. Smirez ressemblait donc tout à fait à un terrien, étranger de Valmont, avec sa démarche enjouée, son teint frais et son visage rieur. Et pour ne rien arranger, il portait un vêtement de l'Empire, bleu roi, ce qui ne faisait qu'accroître le mépris des cénériens qu'il rencontrait. "Ils ne portent pas les Terriens dans leur coeur" songea Smirez. Il avait bien sûr raison. Les cénériens auraient préféré ne pas avoir à subir l'Empire, qui n'avait rien apporté de bien et qui n'avait qu'excité la colère et la circonspection des druides de Mogaruith ; c'est sans doute une des raisons de l'attaque fomentée par ces derniers : se débarrasser de l'Empire et dominer tout Céner.
Après avoir acheté une babiole qu'il rapporta chez lui, Ralph décida de partir au bureau de Macsceaty, son supérieur. Il avait déjà pris sa décision : il irait à Mogaruith par la forêt de Ruel. Bien qu'étant le parcours le plus dangereux des deux, c'était aussi le plus court. De plus, il voulait éviter de se perdre dans les monts Skardos, d'où il ne pourrait peut-être pas sortir s'il s'y engageait. Enfin, même si cette dernière option n'avait pas encore été discuté, il se refusait catégoriquement à emprunter les marais à l'est de la zone impériale. Nommés par les cénériens Marais de Plöemeran, ces derniers avaient aussi un surnom parmi la population de la zone impériale : on les connaissait sous le nom de marais de la Lune Sanglante. En effet, le bruit courrait que la traversée de ces marais réservait au voyageur téméraire des frayeurs inimaginables, car ces marais sont aussi le tombeau des expérimentations druidiques, et qui sait ce que ces morts maudits font à la nuit tombée, quand la lune se lève sur la plaine silencieuse, miroitant sur l'eau calme du marais, entre les roseaux et les petits arbustes décharnés qui peuplent le bocage, illuminant une eau saumâtre où vivent aussi des êtres informes qui viennent de la forêt non loin pour s'abreuver ? Non, Ralph ne voudrait jamais sous aucun prétexte s'aventurer dans cet endroit, qui réserve sans doute des dangers plus grands que les traîtres Monts Skardos.
Sa mission ne se bornait pas simplement à infiltrer Mogaruith. Il allait devoir aussi détruire les culture de virus, et ainsi écarter le danger qui plane sur Céner et sur tout l'Empire. Il n'était pas sûr que le cas de Céner soit isolé au sein de l'immense amas de planètes des Cinq Sens, et la possibilité même d'une révolte réussie pouvait envoyer des signaux encourageants à d'autres groupuscules obscures, qui se sentiraient pousser des ailes. De plus, cela affaiblirait encore plus les humains au sein de l'Empire, qui étaient déjà en perte de vitesse par rapport aux elfes qui gouvernaient les systèmes de Alpha Centaure et de la constellation de la Lyre, et surtout par rapport aux zfartcks, humanoïdes provenant des fins fonds de la Voie Lactée et qui étaient extraordinairement puissants. Très athlétiques et de hautes stature, aux cheveux d'un noir de jais, les zfartcks étaient surtout réputés pour leur adaptabilité hors-norme : dotés par la nature de branchies et de poumons, ils étaient à l'aise aussi bien sur terre que sous l'eau ; leur intelligence était très fine et acérée, ce qui faisait d'eux un peuple très cultivé et à la technologie impressionnante. Ce furent d'ailleurs les premiers à atteindre le système solaire, et leur sens de la diplomatie avait permis la création de l'Empire. Enfin, Céner représentait en elle-même une menace, car il semblait que les druides eux-mêmes étaient investis d'un pouvoir sinistre qui faisaient d'eux des serviteurs de l'Ombre, et malgré la sophistication de la société humaine, c'était un spectre qui revenait périodiquement hanter l'Humanité.
Ralph arriva bientôt en vue des bâtiments de l'armée. Leur hauteur se découpait dans le soleil matinal, qui avait pris depuis sept heures toute son ampleur et réchauffait amplement les rues ombragées de Valmont. Les quelques arbres qui bordaient la route se balançaient doucement sous un léger vent, qui faisait bruire les feuilles tombant de temps à autre en un lent mouvement et qui caressaient le visage des quelques passants. Le trafic routier était faible, car il n'était que neuf heures du matin et la vie semblait tourner au ralenti sur Céner. Ralph profitait de ces derniers moments de civilisation humaine, car il ne pourrait compter que sur ses pieds lorsque il se retrouverait au royaume du Ruel. Il était évident qu'aucun véhicule terrien ne serait d'une quelconque aide, car cela pourrait ruiner le secret de sa mission. Autour de lui, Ralph pouvait voir les échoppes ouvrir peu à peu leurs portes, les magasins s'ouvrir, et les portes claquer. On s'interpellait d'un bout à l'autre du trottoir, et les conversations débutaient et allaient bon train. A sa gauche, tandis qu'il remontait l'artère principale de Valmont qui le menait à son but, les immeubles déversaient peu à peu leur flots de travailleurs qui s'en allaient sur les lieux de leur labeur, le sourire au lèvres car le temps printanier invitait à la douceur et à la joie de vivre. Les rues jusqu'alors presque désertes commençaient à s'emplir, et les quartiers intérieurs de Valmont frémissaient et fourmillaient d'une rumeur sans cesse grandissante. La cité s'ébrouait, et se mettait à l'heure diurne après le repos pesant de la nuit, qui avait été peuplée de rêves pour certains et d'horribles cauchemars à vite oublier pour d'autres. Au milieu de cette activité naissante, le jeune officier se mouvait au sein de la foule qui commençait à se former dans les rues, telle une vague qui refluait sur une plage imaginaire, portant les gens à l'endroit de leur désir, ou de leur devoir. Arrivé en vue du bâtiment qu'il recherchait, Ralph entra et demanda à voir le général. On lui répondit d'attendre quelques instants, le temps de prévenir ce dernier.
Quelques minutes plus tard, le général Macsceaty arriva près de Ralph, et lui souhaita la bienvenue.
"_ Avez-vous passé une nuit agréable ? demanda le général sur un ton jovial.
_ Excellente mon général. La maison est superbe, et à ma parfaite convenance. De plus, le quartier est d'un calme impressionnant, si bien que je me serais presque cru en pleine campagne !"
Macsceaty éclata d'un rire tonitruant.
"_ C'est ce que tous mes officiers me disent !, lança-t-il. Parfois, ils leur arrivent de se lever en plein milieu de la nuit, croyant que le matin est arrivé, lorsque un bruit inhabituel se fait entendre, ce qui montre bien à quel point ils sont étonnés par ce calme si peu citadin !
_ En tout cas, je me sens en pleine forme, et tout à fait prêt à discuter de nouveau de la mission qui m'a été confiée. "
Le général invita alors Ralph à le suivre à son bureau, et ils continuèrent à parler tout en marchant.
"_ J'ai pris ma décision ; je crois que je vais prendre la direction de la forêt du Ruel, car je veux éviter à tout pris les monts Skardos et leur galeries souterraines si traîtres, dit Ralph.
_ Êtes-vous sûr de votre décision ? Car la forêt recèle de sombres dangers, avança le général.
_ Je sais bien, murmura Ralph. Mais c'est à préférer à la claustrophobie qui risque de me prendre dans les montagnes profondes.
_ Je vous l'accorde, concéda Macsceaty en tournant à gauche. Et il est évident que les marais sont à proscrire, je me trompe ?
_ C'est évident, lui accorda Ralph. Je ne sais si l'on peut se fier aux chuchotements de la population, mais j'ai bien entendu ce matin encore à Sarzet des terriens dire que l'un d'eux avait été perdu la nuit dernière aux abords des marais, vers deux heures, alors qu'ils profitaient de la douceur de la nuit pour s'étendre non loin et jouir de la clarté du ciel pour regarder les étoiles. Ils étaient trois, à ce que j'au cru comprendre, et l'un deux a brusquement disparu, alors que la lune se voilait et que les nuages recouvraient le ciel. Quelques secondes plus tard, toujours d'après ces dires, une pluie violente et anormale serait tombée, et les deux autres compagnons seraient rentrés à toute allure à leur maisonnée. Je ne sais s'il y a du vrai dans tout cela, mais cette histoire ne me met pas à l'aise, frissonna le jeune officier.
_ Mieux vaut ne pas tenter le diable. Ah ! Nous voici arrivés !"
Il ouvrit la porte de son antre, et invita Ralph à s'asseoir.
"_ Puisque vous en avez décidé ainsi, n'en parlons plus. Il reste néanmoins plusieurs points sur lesquels j'aimerais m'appesantir. D'abord sur votre habillement pour votre mission. Il est évident que vous ne porterez pas cette grande cape bleue sur vous, ainsi que les insignes impériaux.
_ Je pense qu'un grand manteau en moire marron foncé, par dessus une tunique blanche, me conviendrait parfaitement.
_ En effet, le marron semble être privilégié par les céneriens, et la moire vous permettra de bénéficier d'un certaine capacité de camouflage, grâce aux reflets changeants de cette étoffe. Bien sûr vous devrez aussi quitter ces chaussures bien trop modernes. Il faudra à tout instant vous en rappeler : malgré toute leur puissance diabolique, ou peut-être bien à cause de cela, les druides et donc les céneriens ne sont pas à l'ère technologique. Tout objet à base de plastique par exemple est profondément impérial pour eux. Par conséquent, le port de chaussures à base de peau de cuir est à préférer. On en trouve à Sarzet sans problème, il n'y a pas d'inquiétude de ce côté-là.
_ Qu'en est-il de mes armes ? demanda Ralph. Puis-je me munir d'un stylet laser à courte portée ? C'est plutôt une arme discrète.
_ Je vous conseille de vous débarrasser des armes voyantes, et de garder ce type d'armes en effet. Mais vous vous munirez aussi d'une épée pour compléter votre panoplie cénérienne. Et qui sait, ce genre d'armes est peut-être plus efficace contre les Tzargs par exemple que les pistolets-lasers. Vous savez ce que sont ces créatures, n'est-ce-pas ?
_ Je n'en ai qu'une vague idée, lui avoua Smirez. J'ai entendu dire que c'était de grands crapauds.
_ Oh, si ce n'était que cela ! gémit le général en levant les mains au ciel. Malheureusement les Tzargs sont bien pires. Ce sont des non-humains crées par les druides de Mogaruith, et dans leur délire sinistre et infâme, ils les ont doté effectivement de la morphologie des crapauds. Ces créatures forment la garde des druides, et quelques-unes hantent la forêt du Ruel et s'aventurent parfois aux abords des collines qui bordent les frontières septentrionales de la zone impériale. Gardez-vous de ces bêtes : elles sont d'une férocité sans commune mesure, et les lasers n'en viennent à bout qu'avec difficulté du fait de leur carapace aussi épaisse qu'un mur en béton.
_ Pourquoi ne pas utiliser le disrupteur neurologique ?
_ Parce que ces êtres n'ont pas assez de connexions nerveuses, ce ne sont que des machines de guerre au service des druides, répondit Macsceaty. Je vous invite donc à la plus grande prudence, car la technologie ne vous est plus d'aucun secours sur Céner, en dehors de Valmont et de la zone impériale."
Le général fouilla dans son tiroir, puis se redressa.
"_ Ah si, j'allais oublier, se rappela Macsceaty. Je vais aussi vous fournir une bure noire, qui est équipée d'un tissu sur le devant pour couvrir votre visage et qui comporte des composants électroniques permettant une vision nocturne. Elle a été mise au point il y a deux ans par nos scientifiques, et mes espions la portaient. Cela n'a pas empêché trois d'entre eux de disparaître corps et biens, mais je pense quand même que cela peut vous être utile.
_ Je la porterai la nuit par dessus mon manteau. Et puis le noir me permettra de me fondre plus facilement dans l'obscurité."
Smirez et Macsceaty se levèrent et se dirigèrent vers la porte de sortie. Le général, qui n'était plus aussi jeune, avait un visage buriné et dont les rides dessinaient la carte d'une vie aventureuse, qui avait laissé des cicatrices sur le personnage. En ce moment même, ces rides étaient raidies en une mimique soucieuse, et son regard confirmait le message que portait les traits de son visage.
"_ Faites vraiment très attention Smirez, je ne souhaite pas perdre de nouveau un de mes hommes. Vous avez fait le choix de la forêt de Ruel, et cela signifie affronter un environnement dans lequel toute notre science peut être mis en défaut. Bien peu de choses sont connues de cette immense forêt, et les secrets qu'elle recèle peuvent se révéler être des abîmes sans fond.
_ Je suivrai votre conseil avec zèle, mon général. Je pense qu'il serait sage que je reste à Valmont encore deux jours, pour suivre la formation accélérée au cénerien à la bibliothèque de la ville. La maîtrise de cette langue est un impératif, au cas où je rencontre des céneriens pouvant se révéler complaisants pendant ma quête.
_ Effectivement c'est une sage décision, acquiesça Macsceaty. Il serait même bon que vous alliez à la bibliothèque dès cet après-midi. En attendant, je vous souhaite un bon déjeuner car je crois qu'il est l'heure !
_ Bon déjeuner, mon général !" lança Smirez après l'avoir salué.
Ralph sortit des locaux officiels et partit dans la rue pour se chercher un restaurant sympathique à proximité de la bibliothèque. Celle-ci était au sud de la ville, dans le quartier estudiantin ; en effet, hormis la bibliothèque se trouvaient une école primaire, un lycée dans de magnifiques locaux modernes en verre poli et coloré de teintes bariolées qui décomposaient la lumière du soleil de Céner dans toutes les directions, et qui se situait à cinq pas de l'école primaire ; enfin le campus universitaire qui occupait l'extrême sud de la ville et dont les terrains sportifs débordaient sur la campagne impériale. Ce quartier était, avec Sarzet, le plus vivant de Valmont ; les étudiants apportaient une bouffée d'oxygène et leur jeunesse souriante débordaient sur les trottoirs souvent bondées qui bordaient les principaux centre de loisirs du quartier. Les restaurants se comptaient par dizaines, et souvent étaient de très bonne qualité à un prix qui n'était pas si élevé. La nourriture était évidemment locale, et seul les habitants les plus riches pouvaient se permettre des importations de nourriture provenant de la Terre dans des caissons anentropiques, qui conservaient de manière parfaite l'état de fraîcheur des mets entreposés, et qui pour cette raison même étaient prohibitifs.
Après avoir légèrement déjeuné, le jeune officier partit directement à la bibliothèque. Le hall d'entrée de cette dernière était décoré comme les séculières bibliothèques terriennes, avec un dallage en marbre noir et blanc, des bureaux en vieux chêne verni et de magnifiques lustres en cristal. Cette bâtisse donnait à quiconque qui y entrait une impression de vieillesse vénérable, qui forçait le respect et c'est pourquoi un silence religieux régnait dans le hall, troublé seulement par les pas feutrés des bibliothécaires ou les doigts qui caressaient les touches du clavier des divers terminaux d'informations situés à droite de l'entrée, dans une pièce qui leur été dédiée et qui pour l'instant était fermée au public. Pourtant, ce sentiment de grandeur perpétuelle était trompeur, car il est bon de rappeler que les hommes arrivèrent sur Céner cinq ans plus tôt seulement ; ce furent les premiers colons qui bâtirent la ville de Valmont, et les techniques modernes permirent une érection très rapide. Seules Mogaruith et Dylantis existaient, ainsi que les quelques hameaux qui sont au coeur de l'actuelle forêt du Ruel. Mogaruith était la capitale de Céner tout entière avant la venue des terriens, mais depuis lors elle s'est restreinte au royaume des druides.
Ralph s'engagea dans le hall et avisa une bibliothécaire qui se trouvait près des terminaux d'informations. Il souhaitait se rendre à la section des langues, où était entre autres le laboratoire de conditionnement qui permettait un apprentissage express de la plupart des langues de l'Empire, et parfois des langues locales en fonction de l'importance de la planète, et plus souvent en fonction de la complaisance ou non de l'administration civile en place vis-à-vis des indigènes. Il était de notoriété publique que les planètes contrôlées par les zfartcks avaient une vie culturelle très développée et dans laquelle l'attention portée à la tradition locale était grande, contrairement aux planètes contrôlées par les terriens, dans lesquelles la réglementation était plus stricte, quand elle n'était pas franchement réductrice. Mais sur Céner, c'était l'administration militaire qui jouait un rôle très puissant, et à sa tête Macsceaty, qui avait un goût certain pour la culture ; malgré sa défiance à l'égard des céneriens, il n'avait pas obligé les céneriens qui fréquentaient Sarzet à l'utilisation systématique du langage terrien, et par conséquent il était logique au vu de cette attitude que la bibliothèque de Valmont disposait dans les modules du laboratoire de langue un micro-disque de cénerien. C'était exactement ce que Ralph souhaitait, car sa formation lui permettait de profiter de cette technologie qui n'était pas si vieille que cela. Elle consistait essentiellement en la transformation des informations du micro-disque en une succession de trains d'ondes électromagnétiques à une fréquence telle qu'elle interagit avec l'influx nerveux et imprime les informations contenues dans ce train d'onde dans la mémoire du sujet, qui est préalablement mis en sommeil artificiel. Il fallait répéter cette opération six fois, chaque séance durant environ une demi-heure. Ralph effectuerait les trois premières séances le jour même et les trois dernières le lendemain.
Il était évident que s'ingurgiter le micro-disque ne suffisait pas ; c'est pourquoi il était nécessaire de parfaire les connaissances acquises par ce moyen en étudiant des livres de grammaire (si ces derniers existaient ! ) et en effectuant un travail linguistique, c'est-à-dire soit en analysant un roman complexe écrit dans la langue étudiée, soit en écoutant attentivement un enregistrement audio d'un discours. Cela expliquait pourquoi une certaine pratique de ce genre de méthode d'apprentissage était nécessaire ; c'était un des acquis de Ralph, qu'il avait engrangé lors de sa formation d'espion impérial.
La section était au premier étage. Après avoir grimpé un escalier en marbre blanc éclatant imposant, et dont les marches étaient recouvertes d'un tapis rouge sang en velours qui était importé de la Terre, le jeune homme pénétra dans les locaux de la section linguistique de la bibliothèque de Valmont, peu fréquentés à cette heure de la journée. Deux terriens étaient présents, plongés dans une discussion animée, près des tables de travail à droite de l'entrée. En face de la grande porte par laquelle Ralph était passée, on pouvait se faufiler entre les rayons remplis de livres linguistiques, croulant sous leur poids et qui étaient en ébène d'un noir intense ; l'allée la plus à gauche de ce bric-à-brac menait à un bureau poussiéreux qui devait être celui du linguiste principal. Enfin, à gauche de l'entrée se trouvait le module dont Ralph allait avoir l'utilité. C'était une petite cage parallélépipédique, de deux mètres de haut sur un de large muni d'un siège et d'un clavier. Une fois assis, à hauteur de visage, deux fils noirs pendaient, de chaque côté du siège, avec à leur bout une petite ventouse en plastique.
Le système était d'une grande simplicité d'utilisation, du moins en apparence. Car en fait, expliquant d'ailleurs que tout le monde n'était pas capable, sans avoir eu la préparation requise, de manipuler l'engin, celui-ci requérait un effort physique intense. En effet, si la mise en sommeil artificiel était loin d'être douloureuse, bien au contraire, le réveil était brutal et terrassait même le plus vigoureux des êtres. Une fatigue intense s'emparait de tous les membres de votre corps, et s'immisçait au plus profond de votre esprit, insidieuse, visqueuse ; il était très courant que les sujets qui s'exposaient à l'utilisation du module d'apprentissage dormaient pendant plusieurs heures d'affilées après l'expérience. Les débutants sombraient généralement vingt heures sans interruption dans un sommeil profond, immédiatement après la sortie du sommeil artificiel. Cela s'expliquait par l'effort physique développé par le cerveau pendant le traitement des ondes électromagnétiques qu'il recevait par paquets, et qui puisait dans toutes les ressources du corps humain. Ralph, bien qu'étant physiquement entraîné à se servir de cet outil, n'échappait pas à la règle et il dormirait sans doute au moins deux bonnes heures, ce qui était tout de même un exploit physique quand on le comparait aux performances des bleus des centres de formation impériaux. Cet impératif expliquait pourquoi un lit était disposé près de la cage du module, non loin du couloir menant au bureau du linguiste, dans une petite chambrette aménagée et qui pour l'instant était plongée dans le noir ; cela signifiait sans doute qu'un utilisateur était en train de se ressourcer, et que Ralph allait devoir attendre quelques instants avant de pouvoir utiliser l'appareil ; il était d'usage de laisser l'utilisateur précédent finir son sommeil réparateur avant d'utiliser soi-même le module linguistique, ceci afin de pouvoir garantir un lit disponible à la sortie du module.
Ralph attendit trente minutes avant de voir sortir l'utilisateur précédent de la petite chambre à côté du module. Il se rendit alors dans le bureau du linguiste principal, au fond du couloir, afin de se procurer les micro-disques de cénérien. Après avoir frappé à la porte en chêne massif, l'officier rentra dans une pièce qui tenait plus du débarras que d'un bureau de bibliothèque. Le bureau proprement dit derrière lequel était assis le linguiste croulait sous des dizaines de volumes tous plus imposants les uns que les autres. Des centaines de feuilles volantes étaient disposées un peu partout dans la pièce, dans le désordre le plus total. Dans cette pièce confinée, une chaleur oppressante régnait, et Ralph se retrouva bientôt en sueur. Il s'assit prestement dans le fauteuil que son interlocuteur, lui désignait. Ce dernier était un homme grand, au corps assez sec ; son visage souriant était encadré par une barbe grise peu fournie, qui donnait un air bienveillant au linguiste. Les lunettes à la monture fine, qui trônaient sur un nez fin complétait le portrait de l'homme, qui correspondait bien dans l'ensemble à l'universitaire qu'il était.
"_ Bonjour monsieur, je me nomme Ralph Smirez, officier impérial.
_ Bonjour monsieur Smirez, répondit le linguiste d'une chaude voix au timbre harmonieux. Que désirez-vous ?
_ Je viens d'arriver sur Céner et j'aurais besoin d'apprendre la langue locale, dans le cadre d'une mission, expliqua Ralph. Je voudrais savoir si je peux utiliser votre module.
_ Ah oui, vous êtes envoyé par le général Macsceaty, c'est cela ?
_ Vous le connaissez ? s'étonna Ralph, qui ne voyait pas le général s'aventurer dans le quartier estudiantin.
_ Bien plus que vous ne semblez le croire ! répondit le linguiste en éclatant de rire. En fait, le général est un de mes amis. Il vient souvent à la bibliothèque le soir, et nous bavardons de temps à autre. Il est passionné de peinture, et je le vois souvent se diriger vers la section des arts. C'est un homme très cultivé, croyez-moi."
Ralph avait oublié qu'effectivement le général semblait porté sur l'art, comme en témoignait le tableau accroché sur le mur de son bureau.
"_ En effet, il m'a dirigé vers vous. Comme je viens de voir le module se libérer, j'ai pensé pouvoir l'utiliser tout de suite.
_ Il n'y a absolument aucun problème. D'habitude, je me renseigne d'abord sur les capacités physiques des gens qui me consultent pour ce genre de choses, mais vous sachant envoyé par le général, je ne me fais pas de souci pour vous. Attendez quelques instants, il faut que j'aille chercher le micro-disque ; le cénérien n'est que très rarement demandé, alors je ne l'ai pas à porté de main."
Le linguiste s'éloigna en direction des rayonnages, pendant que Ralph attendait dans son bureau. Il en profita pour balayer du regard la pièce dans laquelle il se trouvait. Contrairement à ce qu'il avait pensé au début, le petit local avait un certain ordre. Les feuilles volantes avaient beau être disposés d'une manière qui semblait anarchique, l'oeil exercé du jeune officier décelait un certain ordre très personnel, que seul le propriétaire du bureau était à même d'appréhender complètement. Ce détail montrait que le linguiste était quelqu'un d'assez libre, qui se souciait comme d'une guigne de l'ordre requis dans une bibliothèque et qui préférait vivre à sa manière ; un refus implicite d'une certaine forme d'autorité.
Bien vite de retour, il tendit à Ralph le micro-disque de cénérien.
"_ Prenez votre temps, je ne pense pas qu'il y ait beaucoup de visite aujourd'hui. Je ne vous explique pas le fonctionnement de l'appareil, vous devez connaître par coeur, n'est-ce-pas ?
_ Vous ne vous trompez pas, sourit Ralph. Je vais faire trois séances aujourd'hui, puis le reste demain. A quelle heure ferme la bibliothèque ?
_ Elle ferme vers dix-neuf heures. Mais je pense que l'on peut faire une petite entorse au règlement dans votre cas, ajouta le linguiste d'un air malicieux.
_ Je vous remercie, répondit Ralph, qui trouvait le linguiste de plus en plus sympathique. Je vais m'y mettre de ce pas. A bientôt !"
Il sortit du bureau et se dirigea vers le module, le micro-disque à la main. Après l'avoir inséré dans la fente prévue à cet effet, Ralph s'introduisit dans l'appareil, et tapa quelques instructions sur le clavier, puis s'équipa des deux ventouses qu'il colla sur ses tempes. Puis il appuya sur le bouton de démarrage du processus.
Une demi-heure plus tard, Ralph émergea du module, en étant moins fatigué que prévu. Il arrivait encore à marcher normalement, et se sentait même près à repartir. Mais il savait que ce n'était pas la bonne chose à faire, aussi décida-t-il de se coucher un peu. Le linguiste lui avait mis d'ailleurs à portée de main les livres nécessaires pour compléter sa formation : un petit livre sommaire de grammaire cénérienne, écrit de manière manuscrite, sans doute par le linguiste lui-même, ce qui prouvait que c'était un passionné ; un livret contenant un conte écrit en cénérien, qui devait être aussi l'oeuvre du linguiste ; enfin, un document sonore, qui était l'enregistrement d'une conversation à Sarzet entre deux cénériens, sur un marchandage quelconque. Au lieu de dormir, Ralph se coucha et prit le livre de grammaire qu'il commença à étudier. Les connaissances qu'il avait acquises au cours de cette première demi-heure n'étaient que la base, mais elles étaient suffisantes pour pouvoir déjà permettre au jeune officier de parcourir et d'étudier la grammaire cénérienne.
Pendant que Ralph se concentrait sur la lecture difficile de son livre grammatical, ce dernier sentait sur son dos un regard insistant. Il ne fit pas trop attention à cela au début, puis au bout de quelques minutes Ralph se retourna brusquement, pour tenter de capter le regard qui le brûlait. Il ne vit personne d'autre que les deux terriens qui se préparaient d'ailleurs à partir, car le soleil baissait peu à peu et il se faisait tard. Il retourna donc à sa lecture sans plus se préoccuper de son environnement. Au bout de vingt minutes, il se leva et se dirigea vers la table de travail, où il prit un bloc de papier et un crayon pour mettre en pratique les leçons qu'il venait d'assimiler.
Ralph sentit alors la gêne qui l'avait prise lors de son séjour dans la petite chambre revenir. Il essaya encore une fois de n'y prêter aucune attention, mais le sentiment persistait et devenait de plus en plus oppressant. Ralph jeta alors un regard de loin en loin derrière son dos, et aperçut une fugace silhouette cachée près des rayonnages de la bibliothèque linguistique. C'était une simple ombre noire, de laquelle émergeait par intermittence deux petits points brillants qui pouvaient passer pour être des yeux. Ralph crût un instant avoir rêvé, mais il entrevit quelques secondes plus tard la même ombre se déplacer de manière aérienne et silencieuse. Ce devait être un homme très grand, à la silhouette très élancée, et qui savait se faire insaisissable. Commençant à s'agacer sérieusement, Ralph se leva brutalement et rejeta sa chaise en arrière.
"Qui que vous soyez, montrez-vous ! s'écria Smirez. J'en ai plus qu'assez de sentir votre regard sur mon dos !"
L'ombre s'évanouit aussitôt. Seul le silence pesant qui régnait dans la petite pièce répondit à l'officier.
" Mais qui êtes-vous bon sang ? Je ne vais pas passer ma soirée à vous chercher !" gronda Ralph.
Il chercha partout, mais il ne trouva nulle trace de son mystérieux voyeur. Le linguiste arriva sur ce fait, pour s'enquérir de se qui se passait.
"_ Je vous ai entendu crier, monsieur Smirez. Que se passe-t-il ? Vous avez des ennuis ?
Ralph se retourna vers le linguiste.
_ Quelqu'un était dans cette pièce et m'observait. N'avez-vous vu personne sortir de la pièce ?
_ Récemment ? Non, je ne croie pas."
Le linguiste réfléchit quelques instants, puis secoua la tête d'un air désolé.
"_ Non vraiment je ne vois pas qui d'autre a pu venir ici à part vous et les deux terriens qui sont partis voilà une demi-heure. Peut-être avez-vous cru voir quelque chose bouger dans les allées, ou alors ce n'était qu'un des rayons qui a bougé. Ces derniers ne sont pas solides, et ils oscillent souvent, avança le linguiste.
_ Je ne crois pas que ce soit cela ; j'ai vraiment vu quelque chose.
_ Désolé, mais je ne peux pas vous aider, répliqua le linguiste.
_ Tant pis. Je vais retourner à mon étude.
_ Bien, si jamais vous avez besoin de quelque chose, n'hésitez pas à m'appeler.
_ Je m'en rappellerai !" promit Ralph.
Le linguiste repartit vers les profondeurs du bâtiment pendant que Ralph retournait à sa table de travail, à droite de l'entrée. Il ne comprenait vraiment pas ce qui s'était passé. Il n'avait pourtant pas rêvé ! Il avait vraiment senti sur son dos un regard lourd et insistant ; bien plus, un regard inquisiteur. Et il avait réellement aperçu cette ombre noire, près des rayons, éthérée, et qui semblait se déplacer comme un chat... Cela avait été une ombre très haute, au moins un mètre quatre-vingts et qui planait, menaçante, du moins était-ce l'impression qu'il avait eue.
En s'asseyant à sa table, Ralph jeta un regard à l'horloge murale. Il était déjà quinze heures trente, et il allait devoir bientôt se préparer pour sa seconde séance. L'incident avec l'inconnu l'avait perturbé, et il eut les plus grandes difficultés à se remettre à l'étude de son livre de grammaire cénerienne. Il avança encore un peu dans sa lecture, et il fut bientôt l'heure de rentrer dans le module. Il était pour l'instant en bonne forme physique et avait réussi à éviter la séance de repos d'au moins deux heures qu'il devait en temps normal endurer ; cela avait été pour lui comme un petit exploit !
Il n'eut plus aucun souci jusqu'à la fin de l'après-midi. A la fin sa troisième séance, et la dernière pour ce jour, il dormit trois heures. Après son réveil, il étudia encore un peu, et commença l'étude du petit conte écrit par le linguiste. Il était déjà plus de vingt-et-une heure quand il arrêta sa lecture ; Ralph décida donc de partir et rentra chez lui pour prendre du repos, bien mérité après cette première journée qui n'avait pas été sans surprise...

*

Depuis une semaine, Minhariel était enfermée dans cette coque de métal, et commençait à trouver le temps bien long. Elle avait quitté son monde natal, la planète-forêt Ihzmen, qui était le siège du Royaume Lyrique des elfes. Située au centre de la constellation de la Lyre, Ihzmen était un monde elfique par excellence. Recouvert pour sa majeure partie par d'immenses forêts, son climat agréable offrait aux elfes un territoire idéal et qui était inhabité à leur arrivée. Ils construisirent près de la mer le centre de leur gouvernement, où siégeaient les différents représentants des tribus elfiques de la planète ainsi que les délégués des autres systèmes de la Lyre. Sur Ihzmen cohabitaient trois tribus : les elfes marins, qui avaient depuis longtemps quitté les forêts vénérables et s'installaient directement sur la mer, dans des villages montés sur piloris, et qui pour certains se rapprochaient de la morphologie des mammifères marins ; les elfes verts, qui hantaient encore la plupart des forêts de Ihzmen, certains étant très primitifs ; enfin les elfes spatiaux, ou encore appelés par certains hauts-elfes, du fait de leur stature impressionnante, de leur charisme et de leur indéniable majesté. Ce sont ces derniers qui avaient entrepris la conquête spatiale , et c'est de là que vient le nom de leur tribu. Ils représentaient la majeure partie de la population elfique de l'Empire des Cinq Sens.
Minhariel était la reine des elfes de Ihzmen, et envoyée par le Conseil de la Lyre. Les elfes savaient que quelque chose de grave se passait dans l'Empire, une menace sombre mais encore très diffuse et ténue. Néanmoins, ils ne voulaient pas rester inactifs et ils avaient donc envoyé leur reine en mission. Voilà pourquoi cette dernière voguait depuis son départ vers la planète Céner, dans un grand vaisseau cargo noir efflanqué du cercle vert des elfes. C'était un vieux vaisseau, qui avait déjà servi de nombreuses fois au transport de troupes pour des guerres depuis longtemps oubliées ; il restait néanmoins solide et c'était pour cette raison que le Conseil l'avait choisi.
L'arrivée était prévue pour bientôt, et Minhariel sentit un soulagement s'emparer de son coeur. Elle allait pouvoir enfin sortir de ce maudit cargo ! Malgré son habitude des trajets intersidéraux, et malgré son appartenance à la tribu des elfes spatiaux, elle n'était vraiment au mieux que dans une forêt, où elle se sentait retrouver ses racines, ses attaches profondes à la terre. Après tout, malgré toute la sophistication de leur société, les elfes restaient des elfes, c'est-à-dire des gens passionnément amoureux de toutes les choses vertes de la nature.
Elle vit arriver dans sa cabine, qui était luxueuse et à la hauteur de son rang,, le commandant de bord qui affichait une mine joviale.
"_ Nous sommes arrivés près de Céner ! Dans quelques instants, après la mise en orbite, nous allons amorcer la procédure d'atterrissage.
_ Vous m'en voyez ravie, répliqua Minhariel d'un ton hautain. Cela fait déjà deux jours que je ne supporte plus ce fichu vaisseau.
_ Vous ne devriez pas parler de lui comme cela, ma reine, dit l'officier avec déférence. Il vous a transporté à destination , conformément aux voeux du Conseil.
_ Certes, certes..."
Minhariel se tourna d'un seul mouvement, ses longs cheveux blonds cendrés se balançant dans l'air et encadrant harmonieusement son magnifique visage ovale qui mettait agréablement en valeur son nez aquilin. Sa haute stature lui permettait presque de toiser l'officier trapu, qui n'était guère grand pour un commandant elfique.
"_ Je souhaiterais vous avoir à mes côtés lorsque je rencontrerai les terriens qui contrôlent la planète. Il va falloir les convaincre que nous ne sommes pas venus pour les défier. Il ne faut surtout pas que ces derniers comprennent la véritable raison de ma présence sur Céner, c'est bien clair ?
_ Absolument, ma reine. Tout est fin prêt pour pouvoir répondre à toutes leurs questions.
_ Je ne serai qu'une simple touriste à leurs yeux, que vous avez aimablement accueillie dans votre vaisseau, contre rémunération, bien entendu ; ils risqueraient sinon de se douter de la supercherie.
_ Cela a été prévu, lança le commandant.
_ Maintenant, si vous le voulez bien, j'aimerais être seule pour me préparer. Veuillez quitter la cabine, ordonna Minhariel.
_ Bien, ma reine, répondit à voix basse l'officier. Je suis dans la cabine de pilotage si jamais vous aviez besoin de quoi que ce soit."
Il referma délicatement la porte de la cabine de Minhariel et repartit à son poste, laissant seule la reine se préparer pour sa mission. Elle se sentait nerveuse, car sa tâche allait être délicate. Malgré tous les efforts des terriens pour ne pas ébruiter le problème et pour s'occuper seuls de la menace cénerienne, les elfes en avaient eu vent lors d'une visite d'un conseiller elfique sur Terre, un mois plus tôt. Il avait donc été décidé de réunir le haut conseil des elfes de la Lyre, qui avait alors envoyé la reine Minhariel en mission, afin de pouvoir jouer un rôle sur place et ne pas laisser les terriens se débrouiller seuls. Il était évident que l'administration locale n'aurait jamais laissé tranquille la reine, si cette dernière était venue à découvert et avait reçu les honneurs dûs à son rang. Il était préférable pour le succès de l'opération que la reine ne soit qu'une simple touriste sur Céner, du moins lors de son arrivée. Après, Minhariel déciderait comme bon lui semblerait.
L'elfe se retourna vers sa glace, pour pouvoir se recoiffer un peu avant l'atterrissage, qui n'était que dans quelques minutes. Ses yeux d'un vert intense, presque aussi transparents qu'une émeraude, fixaient son reflet avec une grande détermination. Un sourire étira les lèvres pâles et bleutées de Minhariel. Son visage agréable, qui avait fait tomber sous le charme de la reine bon nombre d'elfes et d'hommes, cachait une intelligence féroce et une détermination farouche. Ce sont d'ailleurs ces deux qualités principales qui expliquaient, au-delà de l'importance accordée à la mission, l'envoi de la reine sur Céner, et non un simple elfe espion. La Lyre savait que les hommes souhaitaient la disparition pure et simple du virus, mais les elfes pensaient qu'il valait mieux conserver une souche de culture modifiée par les druides, afin de l'étudier et de se préparer à d'autres éventuelles attaques de rebelles contre les intérêts de l'Empire. Le Conseil pensait avertir les hommes de la présence de la reine sur Céner une fois la mission trop avancée pour pouvoir être stoppée, mettant ainsi les terriens devant le fait accompli.
Minhariel se souvenait de la discussion animée qui avait eu lieu lors de cette journée qui avait tout décidé...

*

"Non et non ! Je ne veux pas que notre reine en personne aille sur Céner ! Cela est non seulement trop dangereux pour la sécurité de l'impératrice de notre royaume, mais aussi complètement disproportionné !"
Le chef de la délégation sylvestre des elfes verts s'était exprimé avec violence, et un silence pesant planait sur la salle du Conseil, où tous les représentants de la Lyre étaient réunis suite à l'affaire des druides de Céner. Depuis peu, un espion était revenue de cette petite planète apparemment insignifiante aux confins d'un système appartenant aux Terriens, et en avait rapporté la terrible nouvelle de la révolte des druides maléfiques, ainsi que de leur nouvelle arme qui pourrait endommager tout le pouvoir impérial. Le Conseil siégeait depuis cinq heures maintenant, et le repas du midi avait sauté, ce qui prouvait bien l'état de tension qui tenait chacun en alerte.
La planète Ihzmen était légèrement plus grande que la Terre, et était nettement plus sphérique ; de ce fait, sa rotation était de vingt-cinq heures standards autour de son axe des pôles ; ainsi, il était déjà quinze heures, et il ne restait que cinq heures de veille diurne pour le Conseil, qui avait toujours arrêté jusque là ses délibérations à la nuit tombée. Ce Conseil avait réuni autour du roi de Ihzmen, empereur de la Lyre, des représentants des divers clans de la planète-forêt, ainsi que deux délégués pour chacune des planètes qui étaient dans le giron de l'empire des elfes. La salle contenait ainsi près de deux-cents représentants, et la plupart murmurait d'approbation à la prise de parole véhémente du conseiller sylvestre. L'espion qui avait rapporté les nouvelles de Céner avait été envoyé après la visite d'un délégué du Conseil sur la Terre, où ce dernier avait appris au détour d'une conversation l'existence d'un "problème" sur une des planètes contrôlées par les humains ; il en avait aussitôt informé les services de renseignements elfiques, qui avait envoyé l'espion sur Céner ; il en était revenu quelques jours plus tôt, et c'était suite à cela que le Conseil des elfes était réuni.
La salle du Conseil était située au deuxième étage du château de Glemorel, qui se trouvait en plein coeur de la capitale de Ihzmen. Glemorel n'avait rien de commun avec les villes des elfes verts, et représentait l'aboutissement de l'art des hauts-elfes ; la cité dégageait un pâle halo argenté dans la nuit étoilée, ponctués de quelques tâches rougeâtres et bleutées des réverbères bordant les ruelles de la ville basse, et ses remparts étaient tapissés de marbre blanc et teintés d'or le plus pur qui soit. La salle du Conseil était sertie de lambris, tous boisés et recouverts d'entrelacs de vigne-vierge et de feuillage aux verts tendres. D'immenses lustres, en cristal et en ridelium, une pierre des plus précieuses dans la constellation de la Lyre, étaient suspendus à un plafond très haut et recouvert de fresques retraçant l'histoire de la conquête spatiale elfique. La table elle-même, en ébène d'un noir profond, était un chef-d'oeuvre d'art elfique ; derrière celle-ci était disposés en demi-cercle les deux-cents sièges de l'assemblée, qui faisait face à un grand balcon dont les montants étaient en opaline, et recouverts par endroits de parures dorées et argentées.
Le roi d'Ihzmen prit alors la parole :
"_ Il me semble au contraire que cela comporte moins de danger qu'il n'y paraît ; la reine est une experte pour ce genre de missions qu'elle a déjà accompli par le passé. De plus, si vous relisez bien le rapport de notre espion en poste à Céner, la situation est assez préoccupante, et il n'est peut-être pas si disproportionné d'y envoyer la reine en mission.
_ Vous vous avancez bien vite, Sire. Quelles sont les preuves de cette prétendue attaque ? N'est-elle pas plus qu'une vague rumeur répandue par ces fameux druides, pour instiller la peur dans le coeur des humains ? demanda un petit elfe au corps efféminé, qui était un membre de la tribu des elfes marins de Wazhfor, une petite planète composée d'un unique océan, et où seuls les elfes spatiaux et les elfes marins s'étaient installés.
_ Cela est bien plus qu'une simple rumeur, déclara le conseiller des elfes marins d'Ihzmen, d'un ton concerné. En fait, il semblerait que trois des cinq espions que les humains ont envoyés au coeur de Céner sont morts, et aucune trace d'eux n'a été retrouvée ; c'est pourquoi je pense qu'il vaut mieux prendre l'affaire au sérieux, et envoyer quelqu'un sur place.
_ C'est entendu, mais sûrement pas notre reine ! "vociféra un autre conseiller.
Un brouhaha tomba sur la salle et les deux cents personnes qui y étaient rassemblées se mirent à parler et à brailler en même temps, cherchant à se faire entendre les unes des autres. Le niveau sonore devint rapidement insupportable, et le roi prit alors un petit marteau et frappa un immense gong situé derrière la table principale, près du balcon donnant sur la cité de Glemorel. Le son émis fit rapidement taire tout le monde, et les deux cents têtes se tournèrent vers le roi.
" Je soumets ma décision au vote, et dans le calme. Que chacun tape sur le petit clavier situé à droite de son siège sur la croix pour répondre "oui", le rond pour répondre "non". Il est entendu que quelqu'un doit être envoyé sur Céner pour y exercer notre influence. Des objections ? "
Personne dans la salle ne répondit, et le roi prit cela pour une affirmation.
" Dans ce cas, le Conseil ici réuni va répondre à la question suivante : la reine Minhariel doit-elle être envoyée en personne sur Céner pour y jouer le rôle d'espion, et plus si la mission confiée le requiert ? Je demande à chacun de prendre le temps de la réflexion avant de donner sa réponse. C'est pour cela que le Conseil est ajourné, et les délibérations reprendront demain à la première heure du jour. Tel est mon ordre ! "
Chaque conseiller se leva alors avec calme, sachant bien que la réponse à la question sera affirmative puisque le roi l'a implicitement affirmé, et la salle se vida peu à peu. Le roi et la reine allèrent dans leurs quartiers réservés tandis que les autres conseillers se déversèrent dans les rues de la cité des hauts-elfes. La nuit tombait, et le soleil se couchait lentement, teintant de rose le ciel étoilé d'Ihzmen. Ses deux lunes n'étaient pas encore présentes dans le ciel, car la clarté du jour occultait nettement leur apparition. Une brise légère secouait les branches des poiriers du jardin impérial, et rafraîchissait l'air du soir. Les lumières de la cité elfique s'allumaient une à une, et bientôt un halo doré et bleuté recouvrit Glemorel, offrant aux habitants du château un spectacle à couper le souffle.
Le château de Glemorel était situé sur une petite colline qui surplombait la cité située non loin de la mer. Des champs verdoyants s'étendaient à ses pieds, et non loin de là, vers l'intérieur des terres, commençait alors le domaine des elfes verts : la grande forêt d'Ihzmen aux taillis impénétrables et à la jungle d'un vert étourdissant. Le spatioport était du côté de la mer, et sa tour de contrôle en verre dominait un pan entier de la ville, donnant la réplique au château dont les remparts nacrés dominaient la ville basse.
De la musique envahit bientôt les rues de la cité ; la fête en l'honneur de la réunion du Conseil venait de débuter, et une ambiance très festive s'empara des innombrables ruelles où d'immenses elfes à la stature impressionnante côtoyaient de petits elfes à la peau verdâtre ou des elfes marins habillés de tuniques parées de saphir et dégageant une lumière bleutée qui évoquait les profondeurs marines. Les délicats instruments elfiques distillaient de gracieuses mélodies qui auraient pût enchanter n'importe quelle oreille humaine, mais seuls des elfes étaient un jour venu sur Ihzmen ; aucune autre race n'avait jamais mis les pieds sur le centre du pouvoir des elfes de la Lyre. Chaque maisonnée qui bordaient les rues escarpées de la cité étaient décorées pour l'occasion, et parées de gonfanons argentés et bleutés, ainsi que d'oriflammes d'un vert profond qui représentaient chacun les attributs des différentes tribus elfiques.
La fête dura toute la nuit sous les lueurs rouges et jaunes des deux lunes d'Ihzmen. Puis la petite rougeâtre se coucha, tandis que le ciel lavait sa couleur d'un noir d'encre parsemé de points brillants, et faisait place nette pour le jour qui se levait. Alors s'éteignit peu à peu la plus grande des deux lunes, et l'aube s'installa, chassant les derniers relents de la fête nocturne. Ça et là volaient quelques notes de musique qui s'en allaient faiblissant, et le calme se fit dans les rues. Les elfes qui devaient partir tôt travailler se levaient, et le forgeron s'était déjà mis au travail. L'activité de la zone aéronautique était depuis longtemps frénétique, car la tenue du Conseil sur Ihzmen avait entraîné un afflux massif de touristes sur la planète centrale de la Lyre. Les elfes étaient venus des quatre coins de la constellation pour festoyer à Glemorel et ses environs, et les hôtels et auberges affichaient tous complets. C'était sans nul doute possible la plus grande fête de l'année, et n'importe quel elfe se serait damné pour y assister.
Le Conseil se réunissait aujourd'hui pour ce qui serait sans doute sa dernière séance, au vu de la conclusion de la très longue réunion de la veille, où le roi avait implicitement montré son accord à l'envoi de la reine en mission ; de par son autorité naturelle, étant roi d'Ihzmen et empereur de la Lyre, cette implication en faveur de sa femme était pratiquement un ordre de mission. Les deux-cents conseillers le savaient, et certains indécis auront changé d'avis et se seront rangés aux côtés du roi. Ihzmen, la planète capitale, semblait déchirée entre les clans sylvestres et les hauts-elfes, les elfes marins ayant une position plutôt neutre ; Wazhfor, Brögel et Gwenfindel se rangeaient quant à elles en majorité du côté du roi, malgré les divergences fortes des clans marins de Wazhfor et Brögel. Néanmoins, ces divergences ne seraient pas suffisantes pour faire basculer la majorité du côté de ceux qui ne souhaitaient pas voir la reine partir.
Le soleil était maintenant haut dans le ciel, et le temps promettait d'être éclatant. Le ciel était sans nuages, et un léger vent rafraîchissait Glemorel, tout en apportant l'odeur iodée de la mer toute proche. Les collines verdoyantes qui s'étendaient jusqu'à la lisière de Béliande, la forêt des elfes verts d'Ihzmen, étaient remplies de monde et les touristes profitaient des rayons de soleil en se prélassant dans l'herbe fraîche. Le bruit provenant de la cité était un roulement sans fin, un entortillement de sons divers qui se mêlaient pour créer ce bruit si particulier qui caractérisait toute ville : le martellement des charrettes, les milliers de pieds qui battaient le pavé, les voix claires qui s'élevaient dans l'air, jeunes, vieilles, sonores, étouffées, calmes, mélodieuses, joyeuses, mélancoliques, bourrues... De plus en plus de monde était dans les ruelles, et la cité menaçait d'imploser sous cette pression à laquelle elle n'était pas habituée. On la sentait frémir, et les demeures séculaires ployaient sous le choc de ces milliers, voire même millions d'elfes réunis pour cette occasion exceptionnelle. C'était un grondement paisible et puissant à la fois, car les elfes étaient quand même plus pacifiques qu'hostiles et toujours respectueux de la nature, un comportement qui leur venait de la nuit des temps, du plus profond des âges...
Pendant que la fête reprenait vie aux abords de la cité et que la plupart des habitants d'Ihzmen profitait pleinement du temps magnifique qui régnait sur une majeure partie de la planète, le roi et la reine entraient dans la salle du Conseil, encore déserte avant l'heure du déjeuner qui devait réunir les notables de l'Empire, et où près de mille couverts avaient été prévus. La reine Minhariel et son époux discutaient gravement et semblaient préoccupés. Ce matin, le Conseil avait soigneusement éludé la question du vote, et ce n'était qu'en fin de matinée, avant la pause du midi, qu'avait été décidé de proclamer le vote pour cette après-midi. En effet, bien qu'il paraissait presque sûr que le Conseil allait voter l'envoi de la reine en mission, ce vote était loin d'être une simple routine ; de plus, il fallait penser à la mission elle-même, qui se révélait délicate car comportant de nombreux écueils diplomatiques. Enfin, ce qui était le plus important d'ailleurs, qu'allait révéler cette mission ? Les druides de Céner n'étaient-ils que d'habiles manipulateurs capables de mettre en émoi tout l'Empire, ou bien la rumeur de leur arme terrible allait-elle se révéler fondée ? Cette question était la cause de l'inquiétude de l'empereur, car il craignait les dangers encore inconnus qu'il allait exposer à sa femme.
Les elfes n'étaient pas les seuls à s'inquiéter à propos de Céner. Tôt ce matin les renseignements de la Lyre ont apportés à l'empereur la preuve que les zfartcks aussi étaient en émoi, et avaient réuni leur chefs en assemblée. Cela ajoutait encore plus au trouble de l'Empire elfique, car les zfartcks étaient de redoutables créatures, et parmi les plus intelligentes et rusées de la galaxie. Leur pouvoir était énorme, et bien que la direction impériale était théoriquement partagé entre les cinq races de l'Empire des Cinq Sens, à savoir les hommes, les elfes, les zfartcks, les nains et les gnomes, la diplomatie des zfartcks rayonnait bien plus loin que leur zone d'influence, et il n'était pas rare de voir les diplomates de Deneb Dritte, le monde-mère des zfartcks, intervenir lors de certaines frictions entre elfes et nains aux confins de la galaxie lors des missions d'exploration. En effet, la rivalité ancestrale entre nains et elfes ne s'était pas aplanie au fil du temps, et réapparaissait dans le contexte de la colonisation spatiale. Les nains possédaient un royaume composé essentiellement de planètes minières, fidèles à leur tradition. D'ailleurs, le travail des nains était réputé dans tout l'Univers connu.
Il était curieux de constater, pour l'instant en tout cas, le manque de réaction du pouvoir nain. Depuis le début de l'affaire des druides de Céner, aucun diplomate venant des Anneaux Miniers, le système d'origine des nains, n'avait émis d'avis sur la question, et tous semblaient s'en désintéresser. Il est vrai qu'en dehors de leurs propres affaires et de la colonisation spatiale, bien peu de choses intéressait les nains, et leur influence dans la conduite de la galaxie était bien plus réduite que ne l'était celle des hommes et surtout des zfartcks. Quant aux gnomes, ils étaient aux confins de la galaxie, et ne contrôlaient qu'un faible nombre de planètes, en orbite autour de soleils mystérieux, et rares sont les êtres autre que les gnomes eux-mêmes ayant déjà foulé au moins une fois le sol de leurs mondes. Ils se désintéressaient presque totalement de la politique impériale, et ne faisait partie de l'Empire que par commodité, car les gnomes étaient avant tout des commerçants et l'Empire leur ouvrait d'innombrables marchés potentiels. En fait, les quelques planètes gouvernées par les gnomes n'étaient que de peu d'importance à leurs yeux, car leur centre de pouvoir réel était dans la Confédération Trans-Galactique Marchande, la CTGM, contrôlée à près de cinquante pour cents par les gnomes. La CTGM était en charge du commerce à travers toute la galaxie, et cela intéressait bien plus les gnomes que les chicaneries politiques de la direction impériale. Par contre, dès que la politique s'immisçait dans les affaires commerciales, les gnomes réagissaient vite et efficacement. Nul doute que si l'affaire de Céner venait à contrarier leurs intérêts, ils s'y intéresseraient.
Le repas du midi était bientôt prêt, et les convives entraient peu à peu dans la salle du déjeuner, située au rez-de-chaussée du château. De nombreuses étoffes se côtoyaient en ce lieu, tandis qu'un babillement incessant avait envahi l'air de la pièce et se répercutait contre les murs de la salle. Le sujet de la plupart des conversations était le vote qui allait se dérouler cette après-midi, et dont l'issue qui paraissait si certaine le jour précédent devenait aujourd'hui un mystère insondable, et qui alimentait toutes les rumeurs. Enfin, au-delà du résultat du vote, c'était la situation sur Céner et la politique en général qui était au coeur des préoccupations de ces elfes mondains. Quétaient vraiment ces druides ? De simples agitateurs, qui cherchaient à réveiller d'autres foyers de rébellion dans le reste de l'Empire ? Ou bien pouvait-on y voir une résurrection du Mal, de l'Ombre qui périodiquement vient hanter elfes, hommes ou nains, et qui se dressent contre eux ?
En tout cas, ces dernières pensées ne troublaient pas, dans l'immédiat, la plupart des invités du repas, et qui entendaient en profiter. Malgré le grand nombre de convives, la grâce était présente dans la pièce, comme toujours dès qu'il s'agissait des elfes, et les tenues étaient vaporeuses et moirées. Près de l'entrée, un petit groupe s'était formé, et qui comprenait notamment des conteurs qui chantaient les légendes d'Ihzmen. Les voix étaient mélodieuses, dans le parler sylvin pour partie, mais surtout en haut-elfique.
Le roi et la reine firent leur entrée dans la salle, et le silence tomba peu à peu, en décroissant harmonieusement. Chaque convive était déjà près de sa place, attendant que le couple impérial se soit assis pour pouvoir à son tour s'installer devant les délicats couverts de la famille royale.
" Je souhaite remercier chacun des convives pour sa venue en cette salle ! " déclara le roi.
Puis il s'assit, et chacun fit alors de même avec légèreté et sans aucun bruit discordant. Le repas débuta, et les conversations, timides au début, gagnèrent en volume au fur et à mesure que l'heure avançait.