Le chien

I

    Le soleil jetait ses derniers feux sur la ville, et les derniers employés se pressaient pour rentrer chez eux. Il sortait tout juste de chez le coiffeur, où il s'était fait faire une coupe enfin décente. Il devait en effet aller à un entretien d'embauche le lendemain, et il était judicieux de paraître au mieux, afin de plaire.
    Il prit le métro et se mêla à la foule anonyme, uniforme, où tous les visages affichent un même air d'ennui et de fatigue mêlés, sans vraiment faire ressortir l'une ou l'autre de ces deux caractéristiques l'une par rapport à l'autre. Le ballottement incessant de la rame ainsi que le bruit chuintant qu'émettent les roues sur les rails produisent un effet hypnotique, et bon nombre de voyageurs somnolent tout en se heurtant les uns contre les autres, sans pour autant produire de protestations tant le poids de l'épuisement accumulé lors de la journée pèse sur chacun. Les traits sont tirés et les visages émaciés, informes ou neutres.
    Un nombre incalculable de stations plus loin, il sortit du métro et se retrouva dans les rues à la nuit tombée. L'obscurité était d'un noir d'encre, et les quelques réverbères qui ponctuaient son chemin du retour vers son appartement étaient délabrés. Seul un tout petit nombre d'entre eux fonctionnait, jetant ça et là une pâle lueur blafarde qui peinait à éclairer le trottoir déserté. Pas une voiture ne circulait dans cette traverse peu fréquentée aux heures de pointes, et encore moins passé minuit. L'hiver avait pris ses glacials quartiers, et rien ne venait réchauffer le passage menant à ses pénates.
    Une fois parvenu dans son appartement, au dernier étage d'un immeuble obscur et poussiéreux, il se décida à lire un peu, tandis que son chien malade et catharreux l'acueillait avec un frétillement de la queue. Il ne fit que peu attention à cette marque d'affection. La pièce principale avait un aspect froid, impersonnel, et les murs semblaient se rétrécir dans l'obscurité ce qui renforçait l'impression de petitesse. Il alluma la lumière, pris un livre et s'installa dans son fauteuil. Peu après, il sombra finalement dans un sommeil lourd et profond.
II

    Il se réveilla, au matin, à huit heures trente. Le réveil, sensé sonner à sept heures tapantes, ne s'était pas fait entendre. Il voulut se lever, et se rendit compte qu'il était déjà à terre. Il était en fait couché à même le sol, sur le parquet de son appartement, et cela le réconfortait agréablement, ce qui ne manquait pas de le surprendre , tout comme la fourrure qui recouvrait son corps.
    « Mais que se passe-t'il ? » C'était la première pensée raisonnée qui lui parvint.
    « Allons bon, je me suis sûrement endormi dans mon canapé et j'ai dû tomber. Oui, cela doit être la seule explication. Il est temps d'y aller, je vais être en retard. »
    Il tenta encore de se lever en s'aidant de sa main, mais elle refusait de lui obéir. En fait, ses doigts n'avaient plus la préhension qu'ils avaient encore hier et son pouce ne bougeait plus indépendamment des quatre autres doigts de la main.
    « Bon, je rêve encore. Cela arrive, après tout je dors mal dans ce canapé, et cela me donne des cauchemars. Quant à cette espèce de surproduction de poils, c'est sûrement mes yeux qui me jouent des tours. Tout arrive dans un rêve ; tiens pour un peu je pourrais me mettre à voler si je le voulais. »
    Il essaya alors de se lever d'un bond, ce qui tira sur son arrière-train et le fit gémir de douleur.
    « Aie ! C'est loin d'être un rêve ! Pourtant on peut faire ce que l'on souhaite dans un rêve, mais là cela n'a pas l'air d'être le cas ! »
    Rien ne bougeait dans la pièce. Le lit était en désordre, et les draps pendaient légèrement vers le sol. Les rayons du soleil pénétraient par la fenêtre, les volets étant entrouverts. Le papier peint décrépit révélait alors son jaune passé, et l'on voyait ça et là des taches de saleté.
    Il tourna lentement sa tête, et se rendit compte que son chien n'était plus présent dans la pièce, ce qui rajoutait encore plus à son trouble. En effet, son chien n'était plus tout jeune, et tous les matins il attendait que son maître se réveille pour pouvoir à son tour se lever et lui faire la fête en attendant la sortie rituelle du matin. D'ailleurs, en parlant de sortie rituelle... Pourquoi donc ce cabot ne s'était-il pas manifesté devant l'heure tardive ? Tout ceci n'était décidément pas normal, et pile le jour de l'entretien d'embauche !
    Il décida alors de bouger un peu, en rampant. C'est alors qu'il comprit, tout d'un coup.
    En effet, après avoir atteint l'angle de son lit, il comprit où était passé son fidèle compagnon. Ce dernier le regardait d'un air hautain du haut du fauteuil où encore hier il avait lu un livre pendant que son vieux chien était à ses pieds. Aujourd'hui, c'était son chien qui était assis dans le canapé comme s'il était homme malgré son museau encore canin et sa longue fourrure dorée, et lui qui était au pied de son chien.
    Il réfréna un hurlement de terreur pendant qu'il se précipitait vers la porte de son appartement, à quatre pattes dorénavant. Il sortit de l'appartement et dévala les escaliers en faisant un bruit de tous les diables. Une fois dans la rue, le coeur battant et manquant de se faire renverser par une voiture, il tourna la tête en tout sens pour s'ébrouer. Les habitudes canines venaient très vite...
    Tout le monde était devenu chien. A chaque arrêt de bus, à chaque feu, ce n'était que bouledogues, labrador, fox-terrier et autres membres de l'espèce canine qui se tenaient sur leur deux pattes arrières, et qui le regardaient lui, une vague forme marron et marchant à quatre pattes la queue entre les jambes et sans regarder droit devant lui, fou de terreur. Il ne parvenait pas à se défaire de l'idée que tout ces animaux en avaient après lui.
    Très vite, après avoir tourné à gauche, à droite, encore droite, pris le carrefour en face, puis tourné à droite et encore à gauche, il fut perdu. Un pit-bull se rapprochait de lui dangeureusement, et semblait avoir l'oreille dressée sur la gauche, comme s'il écoutait quelque instruction le concernant. Se pouvait-il qu'ils fussent tous à sa poursuite ?
    Continuant sa course effrenée, il parvint finalement à la gare alors que midi approchait, et que le soleil dardait de ses rayons inplacables les vastes rues monotones et malodorantes. La chaleur était étouffante, et il la ressentait d'autant plus qu'il avait maintenant une fourrure abondante dont il ne s'était pas habitué, n'ayant pas encore réussi à se thermoréguler.
    Il sauta de ses quatres pattes dans le premier train qu'il trouva. Se croyant en sécurité, il fureta à gauche et à droite sans trouver personne, ce qui le rassura d'autant plus.

    C'est alors qu'il se rendit compte que le train ne partait pas, et que de plus en plus de chiens à deux pattes se regroupaient sur le quai, tous identiques, avec la même expression hautaine que son vieux compagnon qu'il avait quitté fou de terreur dans une posture qu'il n'avait toujours pas réussi à comprendre, en train de lire son journal.

    Le train a explosé.