Par delà le brouillard

    C'était en promenant le chien que je l'entendis pour la première fois.

    Le soleil se couchait lentement, passant derrière les sommets lointains des Écrins, à quarante kilomètres d'ici. La barre se découpait dans le crépuscule et le Glacier Blanc reflétait une dernière fois quelques lueurs gelées. Il était neuf heures du soir, tout le monde était rentré chez soi à part quelques jeunes qui traînaient dans la station, attendant avec morosité dix heures trente et l'ouverture du Morgan.
    J'avais décidé ce soir-là d'emprunter le sentier qui redescendait vers le village, serpentant parmi la forêt de mélèzes et de sapins. D'habitude, je préférais remonter au-dessus de la station, en prenant la route de Vars qui permettait non seulement de rejoindre l'autre station du massif, mais aussi de poursuivre sur le sentier menant à la crête de Razis qui dominait Risoul. J'en avais décidé autrement ce jour-là, je ne sais trop pourquoi.
    Lorsque je sortis, les sommets du Queyras sur ma droite étaient nimbés de bleu tandis que les premières étoiles faisaient leur apparition dans le ciel. On voyait maintenant la Grande Ourse, Cassiopée et l'on distinguait même un bout de la constellation du Cygne. Il faisait froid. Après avoir dépassé les derniers chalets et atteint la carrière désertée à cette heure, près de laquelle quelques chevaux étaient encore présents, je m'enfonçai dans la forêt qui redescendait dans la vallée.

    Les arbres prenaient d'étranges formes dans l'obscurité. Pas un bruit ne filtrait, si ce n'est le claquement de mes chaussures de randonnées sur les cailloux du sentier. Sur le côté, on voyait ça et là quelques petits papillons de nuit silencieux qui voletaient. Tout était calme à cette heure du jour, et tout baignait dans un clair-obscur qui rendait chaque feuille, chaque branche, chaque arbre indistinct.
    De nature rêveuse, je m'étais bien évidemment intéressé aux légendes locales. L'une d'elle tout particulièrement me revenait en tête à cet instant, concernant un sentier de randonnée dans la vallée, dénommé « la rue des Masques » . On disait que des sabbats, jadis, y étaient organisés et le lieu, une faille dans le rocher de la falaise, éternellement sombre, obscure et jonchée d'orties, rendant le passage délicat, était très évocateur.
    Plus je m'avançais sur le sentier, plus mon brave chien reculait, comme s'il sentait une quelconque menace, au-devant de nous, que je n'avais pas perçue.

    « Avance donc gros bêta ! » Et il me suivait, le regard penaud, comme s'il avait été surpris en train de commettre une quelconque faute. Le sentier devenait de plus en plus caillouteux depuis que j'avais dépassé le petit banc qui donnait sur le Queyras, et je m'enfonçais de plus en plus dans la forêt. Bientôt, j'atteindrais une bergerie en ruine, dans cinq ou six virages.
    Le vent s'était levé, et forçait de plus en plus. Je distinguais les branches de sapins qui ployaient sous son assaut, et l'on pouvait entendre les épines bruisser. Bientôt le vent me chuchoterait à l'oreille pour me raconter les secrets de la montagne... C'est à cet instant, alors même que mon chien reculait pour la énième fois, la queue basse, tandis que le vent qui avait atteint le point de non-retour se déchaînait, que j'entendis un bruit incongru pour le lieu. Ténu au début, noyé dans le hurlement du ciel, puis peu à peu grandissant, c'était un bruit qui m'évoquait toutes ces légendes à propos des farfadets et des sorcières hantant la rue des Masques. Un grondement indistinct, dont je ne pouvais dire exactement ni la note, ni la hauteur.
    Plus j'avançais sur le sentier, et plus le grondement se renforçait, m'évoquant je ne sais pourquoi les sabots d'un géant, ou encore le martèlement de pas que produirait une armée de gobelins. Mon imagination débordante avait pris le dessus sur ma raison qui elle me poussait à rentrer. Et pourtant, et pourtant, je continuais sur le sentier, et mon brave compagnon me suivait d'un regard interrogateur. Le bruit ne s'était pas atténué, et je commençais à distinguer une certaine régularité.

    Brusquement, le vent tomba, et le silence avec. La nuit avait mangé les dernières lueurs du jour, et la lune s'était levée, me guidant sur le chemin. J'étais entouré d'arbres, et je me sentais étrangement mal à l'aise. En effet, le silence était anormalement lourd. D'habitude, la nature fourmille de mille sons, or je pouvais pratiquement m'entendre respirer... Et je me rendis compte alors que le bruit qui m'avait tant intrigué s'était lui aussi arrêté. Pourtant, j'avais cru pouvoir  finalement l'identifier comme le ruisseau que l'on croise généralement dans les environs...
    Pendant que je me posais des questions à ce sujet, j'étais sans m'en rendre compte arrivé à la bergerie. Je pouvais apercevoir dans l'obscurité son profil se découper. Mais bientôt, je ne pouvais plus voir plus loin qu'à trois mètres devant moi, et mon chien se fondit dans une brume indistincte. Le brouillard avait profité de la chute du vent pour prendre sa place, et m'avais enserré dans ses bras. Tout autour de moi le paysage était nappé de blanc, et je ne pouvais plus rien reconnaître. J'étais devenu un aveugle complet, et je sentais l'angoisse monter. En effet, je ne comprenais toujours pas ce qui pouvait finalement être la cause de ce martèlement sourd que j'avais entendu plus tôt, et malgré les voix de ma raison qui ne cessaient de me souffler l'hypothèse du ruisseau, je ne pouvais pas m'expliquer pourquoi je n'entendais nul bruit depuis un quart d'heure déjà.
    J'avais l'impression de marcher dans un duvet de plumes, mes pas ne faisant plus aucun bruit. En effet, depuis quelques temps les épines sur le sentier avaient fait place à une herbe douce, qui étouffait le moindre son. Plus je m'avançais, et plus je me sentais perdu au milieu de nulle part.
J'appelais mon chien, mais ce dernier ne donnait aucun signe de vie. J'essayais plusieurs fois de suite, en m'avançant petit à petit sur le sentier, mais sans rencontrer mon fidèle compagnon. Il s'était littéralement volatilisé ! Le brouillard ne voulait toujours pas se lever, et je me sentais horriblement seul. Je sentais monter en moi la panique quant au sort de mon chien disparu. Où pouvait-il bien aller ? Lui qui avait peur, peut-être était-il remonté plus haut sur le sentier lorsque la brume nous avait enveloppé... Je tentais alors de faire demi-tour, mais j'avais perdu tout sens de l'orientation. Je craignais à chaque pas de tomber dans le ravin si proche. Dans ma mémoire le souvenir d'un rétrécissement du sentier à cet endroit me revenait. Un léger faux pas, et c'était une chute mortelle de plus de cent mètres, dans les sapins et les mélèzes, qui m'attendait. Je ne tenais certes pas à goûter à un tel plat de réjouissances ! Je décidais donc de me mettre en boule sur le sol, en attendant que la brume opaque décide de se lever. Et j'attendis ainsi ce qu'il me sembla être des heures et des heures durant. De temps à autre, j'appelais sans trop y croire mon chien, qui ne revenait toujours pas. Le silence était de plus en plus épais au fur et à mesure que le temps passait, ce qui ne cessait de m'inquiéter. Je me sentais piégé comme un rat dans une cage. La montagne était devenu hostile, alors que jusqu'alors je la considérais comme une vieille amie de longue date, et je ne comprenais pas ce revirement à mon égard. Je sentais mes pensées devenir erratiques, et je priais pour que ce brouillard du diable se décide à se lever, afin que je puisse me lancer à la recherche de mon pauvre chien.
    J'ai dû m'assoupir un peu, car lorsque je repris mes esprits les nappes blanches, qui jusque-là me tenaient lieu d'horizon, s'étaient complètement effilochées et disparaissaient au loin, en allant vers les Écrins. La nature avait repris son bruissement habituel, et tout semblait être redevenu normal. Mais mon chien était toujours absent.
    Je remontais peu à peu le sentier vers la maison, dans l'espoir de le retrouver. Maintes fois je l'ai appelé, j'ai crié son nom, hurlé pourrait-on dire ! Mais je ne l'ai jamais, jusqu'à aujourd'hui, retrouvé.

    Je me suis toujours demandé ce que j'avais pu croiser dans ce brouillard, là-bas, lors de cette funeste soirée où je perdis plus qu'un chien, mon plus fidèle compagnon que je chérissais tant et qui m'avais suivi dans tant de voyages.
    Quelles infernales entités hantent donc la combe de Risoul, sur ce sentier maudit qui m'a tant fait songer aux vieilles légendes sur la rue des Masques, si proche ? Quel esprit d'un autre temps a-t'il fait tomber cet étrange brouillard, si épais qu'il en devenait étouffant, aux sombres relents inquiétants ?
    Je ne le saurai jamais, et peut-être que mon imagination s'emporte vite. Mais pourtant, ce soir-là, j'avais bien entendu un martèlement sourd, et la Nature elle-même s'était arrêtée. Et mon chien, depuis ce jour de cauchemar, je ne l'ai jamais revu...